Imaginez qu’en tournant l’interrupteur pour éclairer votre cuisine, l’électricité vienne de Chine… La suprématie chinoise dans les lignes haute tension, son importation massive de bois français, belge et allemand, sa (presque) main-mise sur la production du Portugal en mai 2018, ses équipements photovoltaïques vertigineux et ses projets titanesques programmés dans les années à venir vont faire de ce pays le numéro un de l’énergie pendant encore longtemps. La Chine est-elle dangereuse pour l’Occident ? Découvrons ce qui fait peur à tous ceux qui regardent la Chine de près et ce qui émerge sous la plume des journalistes un peu partout dans le monde…
« La nouvelle route de la soie », lit-on parfois dans les journaux, le « moment spoutnik », le nouveau « soft power » : autant d’expressions qui montrent que la Chine est considérées comme une ogresse aux commandes de l’énergie mondiale.
La plus grande étendue de panneaux solaires au monde se met en marche en mai 2018
Le première nouvelle semble bonne : écologique, bien pensée, l’installation de plus de 120 000 panneaux photovoltaïques au nord Ouest de Shangai s’inscrit dans le cadre d’une transition énergétique nécessaire, respecte les zones agricoles alentour et se trouve sur un lac artificiel dont l’eau est impropre à la consommation et à l’agriculture. L’eau refroidit la centrale solaire, ce qui permet de produire mieux et plus. 16 000 foyers approvisionnés en électricité chaque année pour une économie de 53 000 tonnes de charbon et de 200 000 tonnes de CO2. Le rêve ! En tout cas, c’est ce que l’on se dit quand on lit le magazine Green de mai 2018.
Cela en surprendra plus d’un, mais la Chine prend de l’avance sur les États-Unis dans la gestion de son parc électrique. En ce qui concerne les lignes à très haute tension, le pays est largement devant. Pas moins de 37 000 kilomètres de lignes à ultra haute-tension ont été construites sur son territoire, lignes « particulièrement adaptées aux énergies renouvelables » selon M. Liu Zenhya, l’homme influent à la tête de la State Grid Corporation pendant dix ans. La performance est couronnée par des déperditions très faibles. Pour l’instant, les États-Unis ne peuvent pas s’aligner. Les spécialistes, comme l’allemand Siemens et l’entreprise suédo-suisse ABB, maîtrisent la technique mais pas à une telle échelle.
La stratégie chinoise se précise donc. Obligé de prendre des mesures pour tenter de réduire la pollution atmosphérique directe (avec des résultats plus ou moins encourageants), alors que de nombreuses régions du pays suffoquent toujours, le gouvernement s’engage pleinement vers de nouveaux modes de production énergétiques et adapte déjà son réseau aux contraintes associées. La question des pollutions liées à cette entreprise titanesque reste cependant en suspend.
452 milliards de dollars. C’est le montant qu’a investi la Chine dans le secteur de l’électricité, tous projets internationaux confondus, entre 2013 et 2018. Soit une progression de 92%. Derrière cette somme pharaonique se cache un dessein tout aussi colossal : construire des lignes à très hautes tension et des smart grids dans le monde entier, de l’Asie à l’Amérique du Sud en passant par l’Afrique et l’Europe. Et certains prévoient déjà la possibilité de connecter ces différents réseaux… Et bien que la Chine ne conservera pas forcément le contrôle de ces infrastructures à long terme, sa proportion à s’immiscer dans les choix énergétiques des pays concernés semble indéniable. Derrière les aspects économique de ce déploiement on trouve manifestement des intérêts diplomatiques importants.
La puissance financière de la State Grid
Derrière ces manœuvres, on trouve la State Grid Corporation of China, deuxième plus grande société au monde en 2016 derrière Walmart (d’après son chiffre d’affaires). Puissant transporteur et distributeur d’électricité public chinois, elle soutient financièrement Xi Jinping pour acheter les fournisseurs d’électricité de pays entiers partout sur la planète. C’est ainsi que l’équivalent d’EDF au Portugal, Energias de Portugal (EDP), la plus grande entreprise du pays, a failli se faire acheter par la Chine en mai 2018 à l’aide d’imposante propositions financières. Les autorités portugaises ont finalement refusé. Mais si l’offre devenait plus alléchante, que se passerait-il ? Combien de temps les États européens lourdement endettés résisteront-ils encore ? Et surtout, combien de biens publics ont-ils déjà été cédés ?
Parmi les régions du monde où la diffusion de l’électricité à l’échelle nationale est sur le point de se faire vampiriser par la Chine, ou bien s’est déjà fait en partie acheter (par le biais des actions) on trouve : le Brésil, le Portugal, l’Allemagne, l’Italie, les Flandres… Mais la Chine rencontre encore des résistances principalement politiques. Car, dans l’idéal libéral du marché global où la puissance financière des acteurs surpassent les intérêts des peuples, ce phagocytage économiques est tout à fait légal et jugé légitime. Un drôle de paradoxe qui, jusqu’ici, ne semble alerter personne, même si les dites puissances furent partiellement – si pas totalement – construites sur l’exploitation humaine et l’absence de régulation environnementale.
Le bois français vendu en Chine : quand elle veut, elle peut !
Le secteur de l’électricité n’est pas le seul dans lequel la Chine s’étend au niveau mondial. C’est également le cas du bois, ressource renouvelable quand elle est bien gérée, un phénomène qui concerne directement la France.
L’exportation de chêne et de bois de très haute qualité issus de forêts françaises a grimpé de 20% début 2018 par rapport à la même époque en 2017, et de 45,8% en 2017 en comparaison avec 2016. 70% des grumes françaises exportées sont acheminées vers la Chine alors qu’on manque de 400 000 mètres cube de bois pour les scieries chêne, d’après la Fédération Nationale du Bois (FNB). Le gouvernement actuel est au courant, puisque l’enquête avait été réalisée à l’attention du ministre de l’Agriculture… Les professionnels de 15 secteurs industriels avaient alerté les autorités françaises, qui ne tiennent toujours pas compte de la perte d’emplois français liés à la transformation du bois quittant le pays au lieu de combler les manques hexagonaux.
Avec la France, la Belgique et l’Allemagne représentent 70% de l’approvisionnement de la Chine en chêne blanc. « Une aberration économique et écologique » se permet de souligner le dernier numéro de la revue L’écologiste (été 2018) qui ajoute que « 26 000 emplois de collaborateurs exerçant dans la filière du chêne sont en danger alors que 98% des Français estiment préférable d’encourager la transformation du bois français en France. » La Chine peut-elle faire plier un gouvernement parce que ses offres sont les plus alléchantes à court terme ?
La mondialisation à son paroxysme
En ce qui concerne la création du premier réseau électrique mondial, nous savons que la Chine a consolidé son secteur de l’énergie par la méga-fusion entre le principal producteur national de charbon (Shenhua Group) et une grande compagnie d’électricité (China Guodian Group). Le charbon, pointé du doigt car son extraction comme son exploitation polluent, est toujours la première source d’énergie en Chine (77%), classée très loin devant toutes les autres. Soulignons au passage que la Chine est loin de sortir du charbon malgré la pollution plus qu’alarmante et des efforts remarqués dans les nouvelles énergies. Cette corporation tentaculaire, le National Energy Investment Group, est devenu le numéro un mondial de l’énergie et pèse 227,9 milliards d’euros d’actifs. Si la Chine poursuit sa lancée (après les 83 projets de ces cinq dernières années en Amérique latine, en Afrique et en Europe) la souveraineté nationale risque d’en pâtir.
Avec un ordre mondial détricoté par Donald Trump qui remet en cause ses alliances et les méga-projets chinois, l’hégémonie occidentale est plus que jamais déstabilisée. Face aux ingérences économiques du géant chinois, quelle place restera-t-il aux questions de relocalisation de l’économie ? Au contraire, alors que le géant rouge ne semble plus en mesure de pouvoir alimenter toute sa population sans faire pousser sa nourriture ailleurs que sur son territoire, la logique qui domine semble la dépendance toujours plus accrue aux importations et, par conséquent, aux rouages structurels de la mondialisation. La Chine a acheté et exploite aujourd’hui plus de dix millions d’hectares de terres agricoles hors de ses frontières, et pas seulement en Afrique. Un accaparement des terres dont la compréhension semble capitale pour appréhender les enjeux de cette guerre économique.
Au nom de l’économie triomphante
Alain Terraillon, ancien directeur pour l’Asie de la banque américaine Bankers Trust, qui a ensuite rejoint la Banque Européenne comme responsable des opérations sur la Turquie et l’Asie Centrale, nous livre cette synthèse efficace : « La Chine est aujourd’hui la seconde puissance industrielle mondiale. Pour produire, elle doit importer de l’énergie et des matières premières, ce qui crée un phénomène de dépendance vis à vis des autres pays qui sont aussi les acheteurs de ses produits finis. Pour sécuriser ses contrats de fourniture en matières premières, la Chine n’hésite pas à recourir à la corruption politique et à traiter avec des pays peu fréquentables. La Chine est le premier acheteur de pétrole iranien, le premier partenaire de la Corée du Nord et elle entretient des relations privilégiées avec de nombreuses dictatures africaines. La Chine vise ici à rendre dépendants ces pays. Dans ce but elle leur fournit des financements qu’ils ne pourront sans doute pas rembourser. C’est le cas aujourd’hui avec le Pakistan.
Le gouvernement chinois essaye aussi de contrôler les débouchés pour ses produits par l’acquisition d’infrastructures portuaires et aéroportuaires (Grèce, Turquie, Toulouse) ou encore en développant ce grand projet de la route de la soie la reliant à l’Europe et qui traverserait l’Asie Centrale, l’Iran et la Turquie. Chimère ou projet sérieux ? Cela ne me parait pas encore très clair, mais, en attendant, des sommes colossales sont investies par de nombreux pays dans cette optique. Quant à l’énergie solaire, la Chine est devenue le premier producteur mondial de panneaux photovoltaïques, ce qui lui permet de produire sa propre électricité et aussi d’exporter cette technologie dans le monde entier. Il y a un autre domaine dans lequel la Chine est en train de devenir un leader mondial, c’est les batteries pour véhicules électriques. Les fabricants mondiaux de véhicules seront ainsi dépendants de la Chine pour construire leurs modèles.
Le transport de l’électricité par les lignes à très haute tension est sans doute un moyen d’interconnecter des réseaux régionaux dans le pays, de devenir un partenaire incontournable dans la transmission d’électricité pour de nombreux pays étrangers, mais aussi d’assurer l’importation d’électricité achetée aux pays en excédent. L’achat par la Chine de terres agricoles, y compris en France, mais surtout en Amérique Latine, est devenu un phénomène particulièrement inquiétant. On comprend pourquoi aujourd’hui le pays est devenu le plus grand défenseur de la mondialisation face aux États Unis qui dénonce désormais les déséquilibres des échanges. »
Les règles du jeu du libéralisme poussé à son paroxysme plaisent beaucoup à l’Occident qui ne cesse d’en jouer la partition, du moins, tant qu’elle en est la grande gagnante. Mais quand la Chine mise et gagne sur ces mêmes bases, et avance avec habileté ses pions sur l’échiquier du monde, le temps se gâte à l’Ouest. Jusqu’à rompre notre amour avec les fondements de la civilisation thermo-industrielle globalisée ? Nous n’en sommes pas encore là…
Aurélie Olivier / Mr Mondialisation
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