Bruno Canard est directeur de recherche CNRS à Aix-Marseille. Lui et son équipe travaillent depuis plus de 10 ans sur les virus à ARN (acide ribonucléique), dont font partie les coronavirus. L’homme a poussé un cri de colère sur les réseaux sociaux et média français sur les raisons potentielles d’une situation devenue ingérable, jusqu’à précipiter l’économie mondiale dans le gouffre. Selon lui, pour des motifs de budget et d’économie sans vision, la recherche fondamentale sur les coronavirus n’a pas été suffisamment soutenue. On peut même parler d’abandon. Cette incapacité à saisir l’importance d’une démarche collective d’anticipation pose question. La logique politique triomphante est au court terme et les chercheurs sont désormais invités à réagir dans l’urgence alors qu’ils manquaient de moyens jusqu’à aujourd’hui en dépit des épidémies successives de ces dernières années.
Je suis Bruno Canard, directeur de recherche CNRS à Aix-Marseille. Mon équipe travaille sur les virus à ARN (acide ribonucléique), dont font partie les coronavirus. En 2002, notre jeune équipe travaillait sur la dengue, ce qui m’a valu d’être invité à une conférence internationale où il a été question des coronavirus, une grande famille de virus que je ne connaissais pas. C’est à ce moment-là, en 2003, qu’a émergé l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) et que l’Union européenne a lancé des grands programmes de recherche pour essayer de ne pas être prise au dépourvu en cas d’émergence. La démarche est très simple : comment anticiper le comportement d’un virus que l’on ne connaît pas ? Eh bien, simplement en étudiant l’ensemble des virus connus pour disposer de connaissances transposables aux nouveaux virus, notamment sur leur mode de réplication. Cette recherche est incertaine, les résultats non planifiables, et elle prend beaucoup de temps, d’énergie, de patience.
C’est une recherche fondamentale patiemment validée, sur des programmes de long terme, qui peuvent éventuellement avoir des débouchés thérapeutiques. Elle est aussi indépendante : c’est le meilleur vaccin contre un scandale Mediator-bis.
Dans mon équipe, nous avons participé à des réseaux collaboratifs européens, ce qui nous a conduits à trouver des résultats dès 2004. Mais, en recherche virale, en Europe comme en France, la tendance est plutôt à mettre le paquet en cas d’épidémie et, ensuite, on oublie. Dès 2006, l’intérêt des politiques pour le SARS-CoV avait disparu ; on ignorait s’il allait revenir. L’Europe s’est désengagée de ces grands projets d’anticipation au nom de la satisfaction du contribuable. Désormais, quand un virus émerge, on demande aux chercheurs de se mobiliser en urgence et de trouver une solution pour le lendemain. Avec des collègues belges et hollandais, nous avions envoyé il y a cinq ans deux lettres d’intention à la Commission européenne pour dire qu’il fallait anticiper. Entre ces deux courriers, Zika est apparu…
La science ne marche pas dans l’urgence et la réponse immédiate.
Avec mon équipe, nous avons continué à travailler sur les coronavirus, mais avec des financements maigres et dans des conditions de travail que l’on a vues peu à peu se dégrader. Quand il m’arrivait de me plaindre, on m’a souvent rétorqué : « Oui, mais vous, les chercheurs, ce que vous faites est utile pour la société… Et vous êtes passionnés ».
Et j’ai pensé à tous les dossiers que j’ai évalués.
J’ai pensé à tous les papiers que j’ai revus pour publication.
J’ai pensé au rapport annuel, au rapport à 2 ans, et au rapport à 4 ans.
Je me suis demandé si quelqu’un lisait mes rapports, et si cette même personne lisait aussi mes publications.
J’ai pensé aux deux congés maternité et aux deux congés maladie non remplacés dans notre équipe de 22 personnes.
J’ai pensé aux pots de départs, pour retraite ou promotion ailleurs, et aux postes perdus qui n’avaient pas été remplacés.
J’ai pensé aux 11 ans de CDD de Sophia, ingénieur de recherche, qui ne pouvait pas louer un appart sans CDI, ni faire un emprunt à la banque.
J’ai pensé au courage de Pedro, qui a démissionné de son poste CR1 au CNRS pour aller faire de l’agriculture bio.
J’ai pensé aux dizaines de milliers d’euros que j’ai avancés de ma poche pour m’inscrire à des congrès internationaux très coûteux.
Je me suis souvenu d’avoir mangé une pomme et un sandwich en dehors du congrès pendant que nos collègues de l’industrie pharmaceutique allaient au banquet.
J’ai pensé au Crédit Impôt Recherche, passé de 1.5 milliards à 6 milliards annuels (soit deux fois le budget du CNRS) sous la présidence Sarkozy.
J’ai pensé au Président Hollande, puis au Président Macron qui ont continué sciemment ce hold-up qui fait que je passe mon temps à écrire des projets ANR.
J’ai pensé à tous mes collègues à qui l’ont fait gérer la pénurie issue du hold-up.
J’ai pensé à tous les projets ANR que j’ai écrits, et qui n’ont pas été sélectionnés.
J’ai pensé à ce projet ANR Franco-Allemand, qui n’a eu aucune critique négative, mais dont l’évaluation a tellement duré qu’on m’a dit de la redéposer tel quel un an après, et qu’on m’a finalement refusé faute de crédits.
J’ai pensé à l’appel Flash de l’ANR sur le coronavirus, qui vient juste d’être publié.
J’ai pensé que je pourrais arrêter d’écrire des projets ANR.
Mais j’ai pensé ensuite aux précaires qui travaillent sur ces projets dans notre équipe.
J’ai pensé que dans tout ça, je n’avais plus le temps de faire de la recherche comme je le souhaitais, ce pour quoi j’avais signé.
J’ai pensé que nous avions momentanément perdu la partie.
Je me suis demandé si tout cela était vraiment utile pour la société, et si j’étais toujours passionné par ce métier ?
Je me suis souvent demandé si j’allais changer pour un boulot inintéressant, nuisible pour la société et pour lequel on me paierait cher ?
Non, en fait.
J’espère par ma voix avoir fait entendre la colère légitime très présente dans le milieu universitaire et de la recherche publique en général.