Cuba nous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître ! Buick, Chevrolet, Plymouth, Cadillac, Lada,… Nous ne sommes pas dans “Le Corniaud” avec Louis de Funès, Bourvil et le fameux Youcouncoun, ni dans un vieux film américain, mais bien sur cette île des Caraïbes, de nos jours, tenue à l’écart du monde pendant plus de 50 ans par un important embargo américain. Bienvenu à Cuba, bienvenue dans une autre réalité.
Signe des vents nouveaux, qui auront pour certains un arrière goût de soufre, l’importation de véhicules étrangers est désormais autorisée à Cuba. Une importation qui restait interdite aux particuliers depuis le début des années 60, offrant aux rues cubaines des allures de musée de l’automobile unique au monde, avec ses belles américaines des années 50 souvent bien conservées et ses antiques soviétiques arrivées dans les années 70 et 80. Cela dit, ce paradoxe visuel sera loin de constituer la seule source d’étonnement du curieux occidental.
Voyager à Cuba, en mode backpacker, s’avère plus déroutant qu’on l’imagine. Ici, pour percevoir pleinement le choc culturel, il faut accepter de sortir de sa zone de confort, ou bien céder, comme beaucoup, pour une formule touristique standardisée qui facilite la vie. On ne saura que conseiller la première option. Venant de sociétés d’abondance et d’opulence, Cuba est avant tout l’occasion de faire l’expérience de la rareté et de la sobriété « par défaut ». Il serait une erreur fondamentale de vouloir visiter ce pays épargné (à tort ou à raison) par les affres de la société de consommation en voulant y trouver le confort d’un quelconque hôtel de la côte d’Azur.
Prenons internet pour commencer. À l’heure où l’Occident surfe sur la 4G illimitée disponible à tout moment et partout, ici c’est une autre affaire. L’unique opérateur du pays vend la connexion à la minute via des cartes prépayées (comptez une bonne heure de file pour vous les procurer). Ensuite, le petit jeu consiste à trouver du réseau. “Un petit truc : ne cherchez pas les panneaux Wifi area”, nous dit une habitante, “il n’y en a pas, regardez juste sur le trottoir, quand vous voyez un attroupement de gens avec leur téléphone, c’est que le wifi est à cet endroit, souvent devant les grands hôtels”. Précisément là où les touristes sont les plus présents. Drôle de sentiment de devoir se dire à nouveau : “tiens, aujourd’hui, Internet est à 8km !”. Excellente cure pour nous tous, qu’on le veuille ou non, addicts de réseaux sociaux et de la communication instantanée. Un bol d’air frais, pour un temps.
Cela dit, le peuple cubain semble parfois loin de ces préoccupations. Au début des années 2000, les Cubains n’avaient tout simplement pas accès aux smartphones ou aux ordinateurs et seulement un quart de la population aurait accès à Internet aujourd’hui. Sur le plan économique aussi, suite à l’effondrement du grand frère soviétique, et sous l’effet de l’embargo occidental, Cuba s’est retrouvé au plus mal. Aujourd’hui encore, la pauvreté est apparente, même si le pays figure parmi les nations “au développement élevé”, à la 68e place (sur 188) de l’indicateur du développement humain des Nations Unies. Raul Castro a profondément transformé le modèle économique d’État pour favoriser l’émergence de petits entrepreneurs, mais Cuba est encore loin d’offrir notre niveau de vie à sa population. Est-ce seulement l’objectif ? Le blocus économique, commercial et financier maintenu par les États-Unis depuis 1962 entrave encore aujourd’hui le développement du pays, malgré les relatifs assouplissements de ces dernières années sous l’administration Obama. Les déclarations agressives du président Trump ne devraient rien arranger.
Si Cuba s’ouvre, comme jamais, au monde connecté, accueillant des centaines de milliers de curieux chaque année, on sent que la mondialisation épargne encore les côtes de l’île. Tout semble préservé, singulier, pour le meilleur comme pour le pire. Il suffit de pousser les portes des magasins pour s’en rendre compte. Ici, pas de super ou d’hypermarché, seulement de petites épiceries de quartier dignes, elles aussi, d’un film monochrome. Malheureusement, les rayons sont peu remplis, juste quelques produits de base, souvent “made in Cuba” faute d’échanges commerciaux. Et pourtant, même sans illusion d’abondance, la sécurité alimentaire à la population est garantie. Ainsi, le directeur général de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), José Graziano da Silva, reconnaissait en 2013 que Cuba est l’un des 17 pays du monde ayant atteint l’objectif du Sommet mondial pour l’alimentation. Cuba se trouverait dans une situation de sécurité alimentaire comparable à un pays développé, avec un indice de dénutrition inférieure à 5 %. On comprend vite ici que l’habit ne fait pas le moine. On ne peut s’empêcher de se questionner. Paradoxalement, l’offre alimentaire extrêmement riche et variée en occident ne garantit pas que chaque citoyen puisse manger à sa faim.
Acheter des fruits et légumes ? C’est probablement ce qu’il y a de plus facile à Cuba : un détour par le marché local ou repérer les charrettes des agriculteurs descendus au village pour vendre leurs tomates, patates, choux, bananes, papayes ou goyaves. Pas le choix, ici tout est forcément local et de saison. “C’est toujours comme ça ici”, nous dit une habitante du coin, “la seule manière d’acheter des produits frais, c’est la carriole du producteur. Et s’il n’a pas ce que vous voulez, il ne faut pas chercher plus loin, c’est tout simplement que ça n’existe pas ici pour le moment”. Une belle leçon de sobriété, bien qu’elle ne soit pas choisie : ici, on doit se contenter de ce qu’il y a sur l’offre du marché au jour le jour, on mange local et de saison en achetant directement au producteur avec, on le précise, son sac réutilisable, un réflexe bien ancré. Ce n’est pas nécessairement un idéal. Mais c’est au moins une leçon : entre ces sociétés extrêmes, une autre réalité, plus nuancée, semble possible.
Direction la vallée de Viñales, dans la région du tabac. Pas de chance, l’unique bus du jour est déjà plein, le taxi est la seule alternative. 40 $ la course. C’est cher, mais ceci semble faire le bonheur d’Orlando, le chauffeur qui fait sa journée grâce à son unique client. Arrivés sur place, nous prenons alors les petits sentiers en terre pour nous enfoncer dans cette campagne magnifique au beau milieu des montagnes nommées mogotes. Ici encore, c’est un autre monde, une autre époque. Pas de mécanisation, l’agriculture est manuelle avec comme seule force : les animaux, chevaux et bœufs. “Les machines pourraient nous aider”, nous dit Lenoel, un jeune paysan de 23 ans croisé sur le sentier, “mais j’imagine mal des moteurs dans cette nature si tranquille, ce serait trop bruyant.” dit-il avec conviction. Le prix à payer ? Une productivité plus faible qu’ailleurs pour une pénibilité palpable. Et pourtant, il faut le souligner, l’île s’est presque entièrement convertie à l’agriculture biologique avec des résultats assez remarquables. Un véritable paradis pour les abeilles, soulignait ParisMatch en février dernier. À nouveau, ici, rien n’est tout noir ou tout blanc.
Lenoel travaille depuis l’âge de 13 ans dans la plantation de tabac de sa famille. La finca El Malagón récolte entre 10 et 40 000 plants de tabac chaque année. Il travaille avec son père et des amis de la famille. À 4, ils cultivent essentiellement du tabac mais aussi du café et certains fruits et légumes comme le maïs, le yucca, le manioc, les oranges, les bananes, les haricots noirs, selon le principe de la permaculture. Ils sont propriétaires de leurs terres, 4 hectares, que son arrière grand-père et son grand-père ont achetées à l’État après la révolution de 1959. Son client principal ? Également l’État qui achète systématiquement, à tout petit prix, 90% de ses feuilles de tabac pour la production industrielle de cigares de réputation mondiale.
C’est Lenoel qui nous a interpelés sur le chemin. Il aime montrer sa micro-ferme aux étrangers de passage et raconter son quotidien. En quelques années, il a vu clairement son pays changer : “Je pense que ça va être difficile de ne pas changer ! Maintenant, nous avons beaucoup plus d’options pour étudier. Les autorités essayent de nous encourager à étudier parce qu’ils sont intéressés dans le fait que les gens développent une profession. Je pense que la vie est meilleure aujourd’hui car, avant (la révolution de 1959), il y avait beaucoup de gens qui ne savaient même pas écrire leur nom. Maintenant, nous ne connaissons plus ça, l’économie va mieux, les salaires sont plus élevés.”
Lenoel nous le dit sans détour, du haut de ses 23 ans, il conseille au peuple Cubain de choisir son évolution librement et de ne pas se calquer sur le modèle mondialisé. Ne pas se laisser aveugler par l’argent, comme le sont déjà certains Cubains à l’aube du tourisme de masse. “Je sais que vous, vous avez un niveau de vie très différent. Dans la technologie principalement. Mais je pense que la vie est meilleure dans sa plus simple expression. Tu te sens plus libre comme ça, plus confortable !” Malgré l’ouverture amorcée de Cuba au marché mondial, l’île attise toujours les passions à travers le monde, à tous les pôles politiques. Elle fascine une certaine « gauche » en recherche d’un autre modèle de société, autant qu’elle hérisse le poil de l’échiquier politique opposé qui ne manque pas de rappeler sa faible productivité ou les dérives du pouvoir. Une fois encore, un bilan honnête sera nécessairement fait de nuances de gris.
Si on peut observer que les sourires du peuple cubain sont sincères, ils ne suffisent pas à cacher une réelle précarité et certaines dérives majeures dans le respect des Droits Humains. L’ONG Human Rights Watch dénonce le gouvernement qui « continue de réprimer les dissidents » à la première occasion. Il s’agit en pratique d’appliquer de longues peines de prison, des détentions arbitraires à court terme de défenseurs des Droits de l’Homme, de journalistes indépendants, etc… des atteintes qui ont dramatiquement augmenté ces dernières années. Amnesty International a ainsi décompté en moyenne 862 détentions arbitraires chaque mois en moyenne pour 2016. “les droits à la liberté d’expression, d’association et de mouvement restaient soumis à des restrictions. La société civile et des groupes d’opposition cubains ont signalé une hausse des placements en détention pour motifs politiques, ainsi que des actes de harcèlement visant des détracteurs du régime. Les restrictions d’accès à Internet demeuraient un moyen essentiel pour le gouvernement de contrôler à la fois l’accès à l’information et la liberté d’expression.” Et pourtant, les affres d’un pouvoir peuvent-elles définir un peuple et sa culture singulière ? Pourrait-on caractériser la riche culture française à travers les décisions de son actuel président ?
Telle une redondance inévitable, il semble impossible d’aborder la question de Cuba sans abandonner toute vision absolue d’une situation bien trop singulière pour être définissable en quelques clichés.
– Pascale Sury & Mr Mondialisation
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