Alors que la réintroduction de deux ours dans les Pyrénées-Atlantiques fait polémique, allant jusqu’à la création d’un groupe armé chargé de tuer ces créatures, nous avons interrogé l’AVES France (Association de protection des espèces menacées), pour comprendre les enjeux de fond. Son président, Christophe Coret, défend un travail de concertation avec tous les acteurs en présence afin d’apaiser les tensions palpables entre les parties et répondre au mieux à l’objectif de protection de la biodiversité.
Mr Mondialisation : Avant tout, quel est l’état des populations d’animaux sauvages en France ?
Christophe Coret : L’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) dresse régulièrement des bilans sur l’état des populations animales et végétales dans le monde. Fin 2016, la France y figurait parmi les 10 pays hébergeant le plus grand nombre d’espèces menacées. 1242 espèces menacées au niveau mondial sont présentes sur notre territoire, en métropole et en outre-mer. Si on interprète ce chiffre avec une vision optimiste, on peut en déduire que la biodiversité en France est très riche, même si elle est menacée et qu’elle nécessite des efforts pour préserver ces espèces.
Mr Mondialisation : Vous défendez la réintroduction de l’ours brun dans les Pyrénées tout en plaidant pour la concertation avec tous les acteurs en présence. Quels sont les enjeux ?
Christophe Coret : Dans les années 80, la population d’ours bruns dans les Pyrénées était dramatiquement basse avec seulement une quinzaine d’individus, puis l’effectif a même atteint cinq ours dans les années 90. Devant le risque de voir l’espèce disparaître, des renforcements de populations ont été effectués à partir de la Slovénie, en 1996/1997 puis en 2006/2007. Aujourd’hui, sur l’ensemble du massif pyrénéen, la population d’ours se porte mieux, notamment grâce à Pyros, un ours mâle originaire de Slovénie particulièrement reproducteur, qui a permis la mise au monde de nombreux oursons.
Si le bilan des précédents renforcements des populations d’ours bruns est un succès scientifique, puisque les Pyrénées abritent aujourd’hui une quarantaine d’ours, on ne peut pas occulter la mort prématurée de cinq des huit ours réintroduits et l’échec de la cohabitation, quelles qu’en soient les raisons. 22 ans après les premiers lâchers, force est de constater que l’ours n’est toujours pas accepté par une partie des éleveurs et que la France reste au second rang en Europe des pays indemnisant le plus de brebis suite à des attaques d’ours et de loups.
Ces deux dernières années, l’association Innovanature (avec le soutien de la DREAL Occitanie et de l’association AVES France) a mis en place un processus de dialogue sur la valorisation de la biodiversité au sein du Parc naturel régional des Pyrénées Ariégeoises afin de résoudre les conflits qui peuvent naître entre les divers utilisateurs du milieu naturel et définir ensemble une stratégie globale en faveur de la biodiversité. Malgré les difficultés à instaurer un dialogue avec les représentants des associations pastorales, nous restons convaincus que seul le maintien d’échanges entre défenseurs d’une biodiversité incluant les grands prédateurs, les éleveurs et les bergers permettra un jour de créer un climat de confiance entre deux mondes que certains veulent opposer aujourd’hui.
Mr Mondialisation : Le sujet est particulièrement polémique et divise les habitants, agriculteurs et associations. Quels sont les arguments de ces différentes parties ?
Christophe Coret : Il est évident que la présence de prédateurs modifie les habitudes de gardiennage des troupeaux, c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles ils ont été exterminés. Mais on ne peut plus accepter de devoir choisir entre la préservation d’une espèce protégée et l’élevage. Une frange extrémiste d’éleveurs fait un intense lobbying auprès des médias et des politiques en affirmant que la cohabitation est impossible et qu’il faut faire un choix entre le maintien de l’activité pastorale et la présence des grands prédateurs. Chez AVES France, si nous avons soutenu le processus de dialogue porté par Innovanature, c’est parce que nous savons que la cohabitation est possible.
D’ailleurs, certains éleveurs en France jouent le jeu et même si, avouons-le, la présence des prédateurs leur complique la vie, ils ne soutiennent pas les organisations extrêmes qui mènent des actions violentes contre les ours et les loups. Pour ma part, j’ai vécu plusieurs années dans un village saxon de Transylvanie, dans les Carpates roumaines. L’élevage y est traditionnel et le nombre d’ours et de loups n’a rien à voir avec la présence anecdotique de chez nous. Il y a plus de 5000 ours en Roumanie et pourtant, la cohabitation se passe bien. Il y a encore là-bas des bergers qui considèrent que la protection des troupeaux est leur principale mission et qui réussissent à éviter les attaques malgré leur manque de moyens par rapport à ce dont nous disposons en France.
Mr Mondialisation : Peut-on espérer les réconcilier ?
Christophe Coret : Le discours des éleveurs les plus radicaux en France a conduit bon nombre d’associations à rompre le dialogue. Chez AVES France, nous restons convaincus que le dialogue est la clef. Nous refusons de répondre aux provocations des syndicats pastoraux et à la presse locale qui fait ses choux gras de cette confrontation qui dure depuis près de 25 ans. Pour autant, nous ne comprenons pas le silence du ministère de la transition écologique et solidaire, avec lequel nous tentons d’entrer en contact depuis des mois, sans succès.
Procéder à des lâchers d’ours en Béarn devrait être une fête. Toute la population devrait saluer la décision du gouvernement de réintroduire deux ourses femelles afin de garantir un futur à l’espèce dans les Pyrénées-Atlantiques, puisque seuls deux mâles y subsistaient depuis des années. Une récente concertation a montré que sur l’ensemble du pays, les Français plébiscitent ces lâchers et la décision du ministère… mais de notre côté, nous regrettons des lâchers d’ours sans avoir préalablement mis en place les conditions d’un dialogue apaisé, car la minorité d’opposants a un pouvoir de nuisance énorme, comme elle a déjà su le démontrer par le passé. Ce n’est pas en les méprisant que nous créerons les conditions favorables pour un retour durable des grands prédateurs dans notre pays. Un plan ours ambitieux comme le plan 2018/2028 ne sera couronné de succès qu’avec un dialogue suivi et la mise en place d’un certain nombre de mesures pour accompagner les éleveurs et les aider à éviter les prédations.
J’ai participé du 16 au 21 septembre 2018 au 26ème congrès de l’IBA (International Association for Bear Research & Management) dont le thème était « Vivre avec les ours dans des paysages dominés par les hommes et politiquement fragmentés ». Plusieurs études ont été présentées, mettant en lumière des exemples de cohabitations réussies, notamment en Italie ou en Slovénie. Dans ce dernier pays, les éleveurs sont accompagnés individuellement afin de mettre en place des moyens de protection et une équipe de chercheurs se déplace sur le terrain lorsqu’une attaque a lieu afin de comprendre comment l’animal a contourné les mesures de protection.
Les résultats de cet accompagnement personnalisé ont permis une nette amélioration des relations et une modification des outils proposés aux éleveurs pour protéger leur cheptel. Désormais, les troupeaux sont protégés par des filets électriques d’1,70m de hauteur, posés en cercle afin de laisser la possibilité aux moutons de courir. Les études ont permis de déterminer la puissance de courant nécessaire pour effaroucher l’ours et le loup, mais aussi la taille minimale et maximale des enclos pour assurer une efficacité optimale. En France, 16 ans après la recolonisation naturelle par le loup et 22 ans après les premiers lâchers d’ours, les moyens de protection ne sont toujours pas correctement déployés et trop d’éleveurs se sentent encore aujourd’hui abandonnés face aux prédations. Nous devons les accompagner, les conseiller, et réfléchir ensemble aux solutions futures à développer pour faire baisser la prédation.
Les Pyrénées abritent une nature sauvage riche avec un potentiel de développement économique majeur. Dans de nombreux pays abritant des ours, une offre touristique naturaliste s’est développée, créant des emplois de guides, des retombées sur les locations d’hébergements, les restaurants, les sites touristiques, la consommation de produits locaux et labellisés, la vente de produits artisanaux… Le potentiel est énorme dans les Pyrénées, mais qui souhaiterait s’offrir un voyage naturaliste dans des montagnes où les routes sont encore aujourd’hui couvertes de messages anti-ours et que, presque quotidiennement, les journaux rapportent les propos d’opposants qui menacent de sortir leurs armes ? Nous avons tous beaucoup à gagner à enterrer la hache de guerre. L’ours et le loup ont leur place dans les Pyrénées, tout comme les activités humaines. Cessons de nous confronter et ouvrons un dialogue constructif pour trouver les solutions qui nous permettront de cohabiter sur un même territoire demain.
Mr Mondialisation : Un autre volet des activités d’AVES France est la sensibilisation de la population au sort réservé aux ours dans les spectacles, notamment ceux de « montreur d’ours ». On peine à croire que cette pratique existe encore et reste populaire…
Christophe Coret : Et pourtant, l’ours Valentin (le plus sollicité en France) a parcouru 15.000 kilomètres en cinq mois entre mi-mai et mi-septembre. Beaucoup de nos concitoyens pensent que les montreurs d’ours et de loups n’existent plus dans notre pays ou que c’est illégal, mais il n’en est rien. Chaque année, il y a de nombreux spectacles proposés souvent gratuitement dans le cadre de fêtes médiévales ou lors des fêtes de fin d’année. Les montreurs d’ours bénéficient d’une législation particulièrement permissive. Leur activité est réglementée par l’Arrêté du 18 mars 2011 qui fixe les conditions de détention et d’utilisation des animaux vivants d’espèces non domestiques dans les établissements de spectacles itinérants.
L’annexe III de cet arrêté porte sur les « exigences minimales relatives à l’hébergement des espèces dans les installations utilisées pour la réalisation des spectacles itinérants ». On peut y lire, pour les ours bruns et les ours noirs, que les installations lors de la période itinérante doivent ménager un espace disponible d’au minimum 12 à 24 mètres carrés selon la taille de l’animal, ce qui est déjà très insatisfaisant.
Pourtant, cette disposition règlementaire est balayée par la phrase suivante, toujours en Annexe III de l’arrêté du 18 mars 2011 :
« Les dispositions précitées relatives aux caractéristiques des installations intérieures et extérieures ne s’appliquent pas aux établissements dont les périodes itinérantes n’excèdent pas quatre jours à compter du départ des animaux des installations fixes jusqu’à leur retour.»
Aussi incroyable que cela puisse paraître, cela permet aux montreurs d’ours — en France et en 2018 ! — de garder leurs animaux enfermés dans des vans, des fourgonnettes ou des remorques climatisées jusqu’à quatre jours, pour sillonner la France et proposer leurs spectacles. Ces animaux-artistes sont condamnés par une législation inadaptée et empêchant aussi bien les associations que les services de l’État d’agir.
Mr Mondialisation : Existe-t-il aujourd’hui des réflexions pour mieux encadrer cette pratique ?
Christophe Coret : AVES France dénonce ces spectacles depuis la création de l’association en 2005. Cette année, nous nous sommes interrogés sur l’efficacité de nos actions contre ces spectacles et avons décidé de modifier notre mode d’action. Dès le début de l’année, nous avons écrit à chaque député afin de les sensibiliser au sort de ces animaux. Nous leur avons fait parvenir un exemplaire de notre brochure contre ces spectacles (à consulter en ligne. Ndlr).
J’avais remarqué en 2015 que la publication de vidéos des spectacles sur les réseaux sociaux permettait de sensibiliser un grand nombre d’internautes. Nous avons eu la chance d’être rejoints par deux bénévoles qui ont créé Raw Animal Media et elles nous ont permis cette année de publier des vidéos qui ont été vues par des centaines de milliers de personnes. Ces vidéos ont porté notre pétition contre ces spectacles et qui comptabilise aujourd’hui 83.500 signatures. Nous espérons atteindre 100.000 signatures prochainement afin de remettre symboliquement la pétition aux députés qui seront présents le 12 novembre 2018 lors du colloque organisé par Claire O’Petit et Paris Animaux Zoopolis dont le titre est : « Vers la fin des animaux sauvages dans les spectacles : pourquoi nous devons légiférer ? »
Ce sera pour nous une occasion unique de faire avancer ce dossier. De nombreux pays ont déjà légiféré contre l’exploitation des animaux sauvages dans les spectacles et nous espérons enfin faire sortir la France du moyen-âge. Pour l’heure, deux députés ont déposé des questions écrites au ministère de la transition écologique et solidaire sur le sujet, sans obtenir la moindre réponse.
Mr Mondialisation : Finissons par une réflexion d’ordre plus général. Notre société moderne s’est essentiellement construite en confrontation avec la nature, cette dernière étant considérée un objet à maitriser, à modeler selon nos besoins. Comment porter un autre regard sur notre environnement ?
Christophe Coret : C’est vrai qu’en France, on considère la nature comme une ennemie. On entend souvent dire que les animaux sauvages sont trop nombreux et qu’il faut les réguler, on parle de mauvaises herbes sur lesquelles on applique des herbicides. C’est toute notre éducation qu’il faut modifier pour changer notre vision de la nature. Pour cela, il faut sensibiliser les nouvelles générations dès l’école. C’est en agissant très tôt qu’on évitera aux enfants de prendre de mauvais plis. Si on leur explique combien le jetable est nocif pour la planète, l’importance de bannir le plastique, de recycler les déchets, d’économiser l’énergie, de bien manger et de privilégier les produits locaux, on aura une génération responsable. Au jardin, cela passe par l’interdiction de couper les haies au printemps, par laisser des espaces sauvages pour les petits animaux… on peut tous agir pour la biodiversité à notre échelle et c’est un superbe défi à relever.
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