Entre la création d’un nouveau parc naturel ou l’inauguration d’une aire désormais protégée, les programmes de protection de la nature émergent et se multiplient à chaque coin de la planète, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Ces politiques de préservation d’une « nature sauvage » sont souvent applaudies par le grand public, qui y voit un moyen indéniable de limiter l’impact néfaste des activités humaines sur l’environnement. Mais qu’en est-il de l’avenir des peuples autochtones qui ont toujours vécu sur ces territoires préservés ? Loin des clichés et des illusions green, l’association Survival alerte depuis plus de trente ans sur les dérives d’un système de conservation de l’environnement qui conduit à de multiples violations des droits fondamentaux de milliers de personnes à travers le globe. « Décoloniser la protection de la nature », voici le projet ambitieux et nécessaire que l’ONG appelle de ses voeux. Elle dénonce aujourd’hui le silence assourdissant des grands médias sur le sujet.
Avez-vous déjà entendu parler de colonialisme vert ? Ce phénomène serait la persistance d’une vision occidentale de nombreuses régions du Sud comme devant être vides d’hommes, préservées de la civilisation, où la nature et les animaux pourraient enfin régner en maîtres. Sous prétexte de protéger de tels environnements, certains organismes internationaux n’hésitent pas à expulser parfois violemment les populations locales d’espaces qu’elles ont pourtant toujours habités. La poursuite de ce mythe d’un éden vierge et sauvage implique ainsi la violation des droits humains élémentaires de nombreux autochtones.
Expulser pour mieux régner
Ainsi, depuis 1872 lorsque les tribus amérindiennes ont été forcées de quitter leurs terres ancestrales pour faire place au parc national de Yellowstone, des centaines de milliers de personnes dans le monde ont perdu l’accès à leurs terres. Ces communautés, des Tharu au Népal aux Baka en Afrique centrale, sont expulsées des territoires où leurs ancêtres ramassaient autrefois de la nourriture, construisaient des abris et fabriquaient des médicaments à partir de ressources naturelles pendant des générations en harmonie avec la nature environnante.
« Aux racines de ce qui apparaît comme une injustice sociale et une absurdité écologique, il y a l’histoire : celle des premiers explorateurs, à la recherche d’un Eden qu’ils ne trouveront jamais ; celle de la colonisation, qui surexploite les ressources du continent ; celle de la protection de l’environnement, portée par d’anciens chasseurs et administrateurs coloniaux repentis », explique l’historien Guillaume Blanc , spécialiste des questions environnementales et de colonisation.
En mettant en lumière ces expulsions forcées et violentes soutenues par les gouvernements et certaines instances internationales telles que l’UNESCO ou WWF, Survival dénonce l’envers du décors des réserves naturelles tant plébiscitées par les touristes occidentaux. Ainsi, si le tableau d’un safari en jeep ou d’une balade à dos d’éléphant peut en faire rêver plus d’un, l’association alerte sur les dessous parfois macabres de tels projets, et elle n’est pas la seule.
Violences, viols et meurtres…jusqu’où mènera la protection de la nature ?
En mars 2019, le site d’information BuzzFeed News publie une enquête menée plus d’un an dans six pays différents, basée sur des dizaines d’interviews et des milliers de pages de documents, y compris des notes confidentielles, des budgets internes et des e-mails traitant des achats d’armes. Le média révèle alors les importants sévices que font endurer les écogardes aux populations locales présentent aux abords des parcs naturels. Des centaines de personnes rapportent ainsi avoir été violentées, torturées, ou violées par le personnel formé et financé par WWF, alors que d’autres ont vraisemblablement perdu la vie suite à ces mauvais traitements..
Plusieurs leaders autochtones se rallient également à ces voix lors du contre-sommet de la nature organisé par Survival. Ainsi, près du parc des Virunga, en République démocratique du Congo (RDC), « des mamans qui manifestaient parce qu’elles manquent de nourriture et ne peuvent plus cultiver dans la zone du parc ont été tabassées par la police », rapporte l’activiste Delcasse Lukumbu. En Inde, dans le parc national de Kaziranga qui abrite des rhinocéros menacés, la loi a été modifiée « pour que les gardes puissent utiliser leurs armes sans être inquiétés ni punis », dénonce le défenseur des droits humains Pranab Doley. D’après la chercheuse Rosaleen Duffy, « la plupart des fonds de conservation servent aujourd’hui à armer les gardes, qui sont ainsi censés lutter contre le commerce d’animaux et le braconnage ». Des moyens souvent dévoyés pour surveiller et réprimer les populations locales, dénonce le média Reporterre.
Ce système illégal et violent persiste et se développe pour une seule et même cause : la protection de l’environnement à tout prix. Cette théorie qui veut que les humains – surtout quand ils ne sont pas blancs – à l’intérieur d’aires protégées sont une menace pour l’environnement est ouvertement raciste selon l’ONG Survival. Elle soutient au contraire que si ces territoires sont aujourd’hui d’importantes zones de conservation de la nature, c’est précisément parce que les premiers habitants ont pris si grand soin de leur terre et de leur faune.
Les peuples autochtones, premiers acteurs de la préservation de l’environnement
Victoria Tauli-Corpuz, Rapporteuse spéciale des Nations Unies, fait acte des mêmes convictions : « les peuples autochtones ont longtemps assuré l’intendance et la protection des forêts du monde. Ils obtiennent des résultats de conservation de la nature au moins équivalents avec seulement une fraction du budget utilisé pour les aires protégées, ce qui fait de l’investissement dans les peuples autochtones eux-mêmes le moyen le plus efficace de protéger les forêt ».
Un rapport scientifique paru le 2 septembre dernier abonde également dans ce sens : « 56 % des études sur la conservation sous contrôle “local” — par les communautés — montrent des résultats positifs, tant pour le bien-être humain que pour la conservation. Pour la conservation sous contrôle “extérieur” — par les États ou les ONG — , seul 16 % des études rapportent des résultats positifs et plus d’un tiers ont abouti à une conservation inefficace et des résultats sociaux négatifs. »
Pour Survival, la solution est donc claire : confier la gestion et la gouvernance des zones à protéger aux habitants permet non seulement d’assurer la préservation d’un environnement riche mais également la reconnaissance et le respect des droits fondamentaux des peuples autochtones.
Un silence assourdissant des médias traditionnels
Malheureusement, les réticences des média traditionnels à critiquer le système actuel de protection de la nature et à relayer les différentes alertes sur ses dérives inquiètent l’association. Le 11 octobre dernier, ses membres et sympathisants se sont rassemblés devant les bureaux du groupe média Le Monde pour alerter la presse et les citoyens sur les enjeux dont ils est urgent de parler aujourd’hui.
Fiore Longo, directrice de Survival France, dénonce « le silence de la presse sur les violations des droits humains au nom de la conservation de la nature et la complaisance avec leurs auteurs » qu’elle qualifie purement et simplement de complicité. « Pendant des années, les grands médias ont contribué à promouvoir et à entretenir le mythe de la “nature sauvage” et l’idée colonialiste et raciste selon laquelle les ONG occidentales pouvaient s’occuper de la “nature” mieux que les peuples autochtones. Cet imaginaire a conduit à des expulsions, des tortures, des meurtres et des viols de milliers d’innocents. Aujourd’hui, ils continuent cette sombre histoire sans émettre de critiques ou, pire, en idéalisant un modèle de conservation de la nature qui s’associe aux plus grands pollueurs du monde et détruit les meilleurs gardiens du monde naturel », conclut-elle, amère.
A l’heure où l’Union International pour la Conservation de la Nature et de nombreux gouvernements plaident pour que 30% de l’espace terrestre soit placé sous protection, il est urgent de s’interroger sur la politique mondiale de protection de l’environnement souhaitée. De plus, cantonner celle-ci à la création d’aires naturelles protégées revient à nier l’implacable nécessité de modifier intrinsèquement le système de société actuel. Guillaume Blanc confie ainsi très justement dans les colonnes de Reporterre qu’« il est plus facile de créer ou de financer une aire protégée en Afrique que de transformer radicalement notre système économique ».
L.A.