Le constat n’est pas tellement surprenant ; dans un contexte de crise écologique couplée d’une inaction climatique, ou découplée de la mise en œuvre d’une politique véritablement écologique, que pourrions-nous attendre d’autre de la part de l’humanité que des sentiments d’anxiété, de peur ou d’inquiétude face au risque de sa propre extinction. Osons le dire, face à la mort (la sienne, celle de ses proches ou des personnes les plus vulnérables), le vrai malade est celui qui refuse de s’en inquiéter. Diagnostic.

Dans quelle catégorie ranger l’éco-anxiété ? Trouble psychique du même ordre que l’anxiété, la dépression, la toxicomanie ? Ressource naturelle de l’Homme pour sa survie ? Ou symptôme de la modernité et dont la cause est extérieure à l’individu seul ?

 

« L’éco-anxiété : pathologie ou bon sens ? »

L’éco-anxiété s’exprimera de manières différentes selon les individus. Les cas les plus extrêmes, de moins en moins rares, devront être traités comme un trouble psychique nécessitant un suivi médical. Elle se confond alors avec l’anxiété chronique et regrouperait un nombre important de personnes, mais la cause de l’effondrement climatique ne nécessitera pas un changement d’approche significatif dans la perspective de guérison du patient.

Notre approche change cependant totalement si l’on considère l’éco-anxiété comme un phénomène social. Encore plus si l’on traite le sujet sur le plan politique. La cause de la maladie est alors à chercher dans le paradigme productiviste, source de la destruction de la nature par l’Homme, elle-même source de la menace de sa propre extinction, elle-même source de la souffrance grandissante de générations privées d’avenir. 

Tenons-nous-en à la définition du terme d’éco-anxiété, également appelé solastalgie, de Glenn Albrecht qui le définit comme « la douleur ou la détresse causée par une absence continue de consolation et par le sentiment de désolation provoqué par l’état actuel de son environnement proche et de son territoire. Il s’agit de l’expérience existentielle et vécue d’un changement environnemental négatif, ressenti comme une agression contre notre sentiment d’appartenance à un lieu. »

En d’autres termes, ce type d’anxiété renvoie au sentiment d’impuissance et de nostalgie, à la différence que le foyer est toujours présent mais qu’il est amené à se détériorer sans que l’on sente pouvoir s’y opposer à l’échelle individuelle.

 

S’inspirer des survivants : soigner n’est pas guérir

Alors que l’éco-anxiété nourrit l’éco-anxiété, que partager ses angoisses est sain mais n’est pas suffisant, qui de mieux pour aborder le sujet de manière constructive que celles et ceux qui tentent de guérir par l’action collective et l’ambition d’un changement profond de société. Si les jeunes, en majorité, mais moins jeunes également, de pays riches sont si inquiets de leur avenir sur cette planète, on ne doit pas sous-estimer l’appréhension naturelle des populations qui subissent déjà de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique, de celles qui endurent la famine à Madagascar, aux victimes des événements extrêmes au Bengladesh, en passant par les projets industriels dans les zones naturelles de Colombie, ou au Brésil. Le futur sombre que l’on annonce est déjà sous nos yeux, un peu ici, et beaucoup à l’autre bout de la planète.

Pour les membres d’Extinction Rebellion, l’inquiétude d’un effondrement climatique est en réalité le premier moteur de l’action : la désobéissance civile apparaît comme une des solutions citoyennes les plus efficaces pour déranger le système tout en restant mobilisateur. Malgré l’illégalité de ses actions, le mouvement peut se targuer d’agir en vertu de droits humains supérieurs à la loi.

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Extinction Rébellion @John Englart/Flickr

Mais pour beaucoup encore, le sentiment d’impuissance en fusionnant avec celui d’éco-anxiété, reste difficile à vivre. Des membres d’Extinction Rebellion Granada, dans le sud de l’Espagne, témoignent : 

« J’ai ressenti une charge mental et de l’éco-anxiété. Il y a environ un mois j’ai explosé d’éco-anxiété et d’excès de travail, par l’action mais surtout par le travail sur les réseaux sociaux, où tu t’informes en permanence, ce qui peut devenir une obsession jusqu’à te rendre malade. […] L’anxiété peut être très frustrante et stressante, sentir que ce que tu fais est vain parce que les gens autour de toi sont dans une autre bulle… C’est épuisant et on a l’impression de se heurter à un mur. »

« J’ai souvent ressenti une immense charge mentale [avec Extinction Rebellion], il est difficile de se déconnecter, car vous êtes tout le temps très connecté avec des émotions intenses et des situations de stress ou de tension, des responsabilités, des délais à respecter, des imprévus… mais ça en vaut la peine, car l’action s’est révélée libératrice au regard de l’éco-anxiété dont je souffrais déjà avant d’entrer dans le mouvement. Il faut savoir se limiter et prendre soin de soi aussi, savoir poser des limites à l’activisme et mener sa vie normale en parallèle. »

Ces retours d’expérience permettent d’observer que, si l’anxiété n’est pas guérie, l’action peut lui donner un sens apaisant. L’éco-anxiété peut-elle être véritablement motrice ? Ou est-ce une vue de l’esprit pour mieux supporter les tensions ?

 

L’éco-anxiété : motrice ou destructrice ?

Il y a deux façons de lire la « fonction » de l’éco-anxiété chez les activistes. La première est positive, bien qu’elle puisse-t-être un choc difficile à vivre au départ, elle génère un stress qui nous pousse à agir, à nous mobiliser, à trouver les moyens de lutte les plus efficaces, comparable à l’instinct de survie. La seconde est contre-productive, par excès de travail, d’informations négatives liées à l’effondrement climatique, le sentiment d’agir dans le vide et que les autres ne ressentent pas le même sentiment d’inquiétude face à l’urgence climatique. 

Extinction Rebellion action @Ehimetalor Akhere Unuabona/Unsplash

Devrions-nous confondre ou séparer les notions d’anxiété et de solastalgie ? André le Gall distingue trois types d’anxiété : l’anxiété d’objet, l’anxiété chronique et l’anxiété inconsciente.

Dans le cas de l’éco-anxiété, la cause du problème est connue et identifiable, ce qui nous renvoie à l’anxiété d’objet qui révèle un caractère moins pathologique que les deux autres types d’anxiété où elle n’a soit pas d’objet déterminé, est indissociable de l’être qui a tendance à exagérer un comportement d’anxiété « normal », soit l’objet se situe dans l’inconscient et se réfère à des évènements refoulés par l’individu.

L’éco-anxiété ne touche qu’une minorité de personnes, mais est amenée à prendre de l’ampleur à la suite des aggravations climatiques à venir. De plus, l’anxiété n’est qu’une conséquence parmi une palette d’émotions négatives liée au réchauffement climatique : la colère, l’impuissance et la tristesse sont également ressenties, selon une enquête réalisée par Charline Schmerber. Ces éléments nous amènent à penser que la solastalgie n’est pas tant pathologique, elle est le symptôme d’une réaction «normale» à un danger réel, alimentée par la science et les médias. 

Selon le modèle sélectionniste ontogénétique de l’anxiété, nous adopterions un comportement anxieux face à la crise écologique car les conséquences de cet état d’anxiété pourraient avoir des avantages dans l’optique de résoudre le problème.

En effet, afin d’éviter de traiter les symptômes plutôt que les causes, ce qui fait référence à une vision utilitariste et court-termiste, Jean-Louis Monestès s’est intéressé à l’approche évolutionniste des troubles psychiques, en particulier l’anxiété.

L’hypothèse évolutionniste repose sur le mécanisme de la sélection naturelle de Darwin où l’apparition d’un trouble psychique serait la conséquence d’un avantage évolutif du comportement d’un individu pour sa survie et sa reproduction. Ainsi, l’anxiété permettrait de faire face aux menaces de notre environnement et aux situations de danger. Cette théorie est toutefois critiquée pour son utilitarisme puisqu’on serait tenté de trouver une utilité à chacun de nos comportements. De plus, les récentes études génétiques ont montré que la transmission des gênes était dérisoire selon l’auteur. 

C’est pourquoi Monestès s’intéresse plutôt au modèle sélectionniste ontogénétique de l’anxiété, qui ne considère plus l’individu comme uniquement déterminé génétiquement, mais analyse plutôt les dynamiques comportementales et l’influence de son environnement. La logique de la sélectivité est cependant conservée, non plus par la génétique mais par l’expérience individuelle. En effet, les individus adapteraient leurs comportements en fonction de comportements passés, avec une tendance à reproduire (donc sélectionner) les comportements ayant des conséquences avantageuses. L’anxiété perdurerait alors car elle aurait des avantages, notamment dans la capacité à mobiliser l’organisme afin de détecter des problèmes. Les troubles anxieux pathologiques seraient une exagération d’un mécanisme de sélection normal de prévention des dangers, cette hypervigilance serait efficace à court terme justifiant la perduration de ce trouble psychique.  

Impact du stress : courbe de Yerkes et Dodson. La loi de Yerkes-Dodson (1908) énonce qu’il existe une relation en forme de U inversé entre la performance cognitive et le niveau d’éveil. Crédit.

Baptiste Morizot y voit une opportunité mobilisatrice qu’il faudrait coupler à une attitude exploratrice : ce monde que l’on croyait comprendre s’effondre et devient moins apocalyptique qu’instable, « imprévisible » et encore « inexploré » selon les termes choisis par l’auteur. Sans aller plus loin sur ce sujet anthropologique, on peut se demander si le comportement pathologique n’est pas plutôt celui d’être dépourvu d’anxiété face au danger annoncé du changement climatique (stratégie de l’évitement), cela serait un réel désavantage pour notre survie selon les approches évolutionniste et sélectionniste. 

Le danger immédiat du réchauffement climatique et, en conséquence, de la détérioration de notre habitat commun, est l’objet de nos comportements éco-anxieux, mais aussi un véritable danger, une menace concrète pour notre survie. Il n’est guère pathologique alors de mobiliser notre organisme pour répondre à ce problème d’origine humaine. Paradoxalement, l’anxiété peut avoir une puissance mobilisatrice et d’action : le développement des éco-lieux et des mouvements sociaux écologistes en sont l’illustration. Surtout, au regard de l’aggravation de la crise climatique avec le temps qui passe et l’inaction climatique actuelle, l’éco-anxiété ne peut que s’accroître, en même temps que l’engagement dans les mouvements sociaux écologistes, à moins que la stratégie de l’évitement ne domine nos comportements…

– Benjamin Remtoula


Sources :

Albrecht, G. Les émotions de la terre, Les liens qui libèrent, 2020.

Le Gall, A. L’anxiété et l’angoisse, Presses Universitaires de France, 2001.

Schmerber, C. :  http://www.solastalgie.fr/enquete-eco-anxiete/ 

Monestes, J-L. Approche évolutioniste de l’anxiété in Les troubles anxieux (Boulenger, J-P. et al.), Lavoisier, 2014, pp. 28-35.

Morizot, B. Ce mal du pays sans exil. Les affects du mauvais temps qui vient. Editions de minuit, Janvier 2019, n° 860-861, pp. 166-181.

Crédit photo de couverture : @Ehimetalor Akhere Unuabona/Unsplash

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