Dans la petite commune de Plouray, dans le Centre Ouest Bretagne, une ancienne blanchisserie inoccupée pendant plus de huit ans s’est convertie en habitat collectif. Cette vieille bâtisse a été mise à disposition gracieusement par des religieuses et accueille désormais quatorze habitant·es. Baptisé Bascule Argoat, ce lieu de vie participe, entre douceur et radicalité, à la transition écologique, démocratique et sociale du territoire. Plongée au cœur de cet idéal citoyen. 

@VictoriaBerni

Le lieu partagé se renouvelle et se pérennise au gré des allers-venues. 

En 2020, quelques mois après l’installation des premier·es habitant·es, un reportage vidéo racontait la vie à Bascule Argoat : sobriété, low-tech, permaculture, gouvernance partagée.

Deux ans plus tard, le jardin permacole est florissant. Des mares ont récemment émergé. Un refuge accueille des poules de réforme. Des hérissons se faufilent discrètement dans les parages des buttes de cultures protégées par du paillage. Les semis grandissent dans des serres en verres de récup’. Des fraisiers ont été plantés dans le keyhole garden, un jardin circulaire avec une zone de compostage au centre. Pour cultiver sur le relief escarpé, des terrasses en pierres sèches ont été bâties et rappellent les paysages cévenols. Les habitant·es imaginent une guinguette au bord de l’étang et ses nénuphars pour des évènements festifs avec le voisinage. En attendant, la besogne est à la construction d’un chauffe-eau solaire et d’une marmite norvégienne.

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Mais ce panorama idyllique a bien failli ne pas voir le jour. Des conflits, des visions divergentes et des projets personnels ont mené certain·es habitant·es vers d’autres aventures. À l’été 2021, le désarroi était palpable pour l’équipe restante craignant de perdre le lieu par manque de monde. Depuis, l’équipe initiale s’est transformée. Julie, Eva et Mathilde font partie de celles et ceux qui sont venu·es soutenir les forces vives de Bascule Argoat et donner un nouveau souffle à cet habitat partagé.

Comment en sont-elles venues à rejoindre le lieu ? Comment s’impliquent-elles à Bascule Argoat et sur le territoire ? Comment la dimension humaine prend forme dans cette vie collective ? À quoi ont-elles renoncé pour vivre leurs engagements écologiques et sociaux ? À trois voix, elles transmettent leur expérience.

 

Une bâtisse spacieuse et accueillante pour une première expérience de vie collective. 

Mathilde et Julie étaientt toutes les deux intriguées par cette façon de vivre et ont souhaité s’y confronter. Malgré l’appréhension de partager au quotidien leur intimité avec un grand nombre de personnes, c’est à Bascule Argoat qu’elles se sont senties bien.

En effet, dans la maison collective, la joie résonne et la multitude d’espaces aux différents usages permet de soulager la proximité inhérente à l’habitat partagé : une bibliothèque, une salle de fête, une buanderie, un atelier, une cuisine, deux garde-manger, une salle à manger, des chambres individuelles et collectives, des salles de travail, des petits salons.

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La déambulation à travers les quatre niveaux de la bâtisse est accompagnée d’une signalétique sur l’organisation du lieu qui permet à chacun·e de gagner en autonomie. Pour Eva, c’était le début d’un tour de France des modes de vie alternatifs. Après un premier woofing dans le Pays COB, Eva découvre Bascule Argoat et suspend son voyage pour y poser ses valises. C’est là que l’engagement écologique et social fait sens pour elle. 

 

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Une vision plurielle du militantisme est portée à Bascule Argoat. 

Julie, Eva et Mathilde sont unanimes, vivre à Bascule Argoat correspond à leur vision plurielle du militantisme qui passe par l’ancrage dans le Pays COB, les luttes locales et l’apprentissage du collectif.

Pour Julie, le militantisme s’opère dans la création de lien avec les personnes vivant sur le territoire et l’ouverture : « On ne croit pas à l’autarcie. On tisse un réseau local d’entraide telle une toile d’araignée. On accueille de visiteur·euses une semaine par mois ».

« On entretient la joie car les combats que l’on porte sont compliqués émotionnellement ».

Mathilde précise : « on veut lutter contre l’agro-industrie. On soutient, par exemple, le collectif Bretagne contre les fermes usines. À Langoëlan, dans le Morbihan, la mise en place d’un poulailler géant a été stoppée grâce à des actions juridiques, de la sensibilisation, des manifs’, de la désobéissance civile ».

En parallèle des actions de terrain, les habitant·es de Bascule Argoat participent à la démocratie du pays COB. Eva s’organise avec des voisin·es pour développer une monnaie locale. Elle dit ne pas croire que l’on puisse vivre sans argent mais souhaite retrouver de la souveraineté, du pouvoir d’action sur ce qui ne devrait être, pour elle, qu’un moyen de transaction.

D’autres cherchent à faire entendre leur voix sur la rédaction du schéma de cohérence territoriale (SCoT), un document d’urbanisme qui régit la politique du territoire sur une vingtaine d’années. Mathilde raconte : « On décortique le jargon administratif de la fonction publique, c’est un monstre de travail. Une personne qui travaille déjà 35 heures par semaine n’a ni le temps physique ni l’espace mental pour cela. C’est aberrant que cela soit inaccessible dans le système classique. Ici, on est libéré·e financièrement et physiquement pour faire ce travail démocratique puisque le fonctionnement du lieu répond à nos besoins primaires ».

En effet, depuis le début de Bascule Argoat, les habitant·es consacrent la moitié de leur temps au fonctionnement du lieu et à la transition écologique, démocratique et sociale du territoire ; en échange, iels sont nourri·es logé·es et blanchi·es. 

 

Choyer les relations interpersonnelles permet de prendre soin du groupe. 

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Au quotidien, le lieu fonctionne en autogestion et chacun·e choisit dans quelles tâches iel met son énergie. Eva explique la gouvernance partagée qui s’opère : « Il y a des temps communs pour aborder les sujets opérationnels, des cercles d’organisations sur le jardin, l’accueil, la communication. Les habitant·es sont mandatées sur ces sujets, iels sont responsables et prennent des décisions. Il y a aussi des temps dits « émotions » pour communiquer sur ce que l’on ressent. C’est fondamental de s’apporter de la douceur dans les moments difficiles. Il existe de la place ici pour exprimer ce que l’on ressent et pour être soutenu·e ».

Mathilde insiste sur la nécessité de prendre soin et de porter une attention sur les postures et les mots utilisés : « Dans nos manières d’échanger, on essaie d’être dans l’écoute active, d’incarner réellement de la bienveillance dans la façon d’accueillir l’autre. On parle de nous entre nous. La façon dont l’on cultive nos relations informelles va jouer sur notre épanouissement dans le collectif ». Cette proximité interpersonnelle, les habitant·es l’enrichissent en se donnant rendez-vous en petit comité à l’extérieur du lieu. 

 

Dans le collectif, les dynamiques de genre créent des déséquilibres. 

Julie et Mathilde soulèvent toutefois quelques critiques : « Quand quelqu’un·e ne va pas bien, c’est souvent les meufs qui font ce travail de soin. La souveraineté, qui permet de se dégager de certaines responsabilités en fonction de ses limites et de ses besoins, c’est plus souvent revendiqué par les mecs ».

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Julie illustre ces décalages de construits sociaux : « Quand il y a une tâche à faire dans l’autogestion qui n’est pas remplie, c’est souvent les meufs qui bougent leur emploi du temps pour que l’autogestion soit réalisée. Depuis qu’il y a plus de meufs à la maison, on sent que le soin aux un·es aux autres est plus présent ».

Pour Mathilde, il s’agit de mettre en pratique les réflexions collectives déjà existantes : « Il y a eu des discussions informelles sur les questions de genre, l’intérêt est présent et c’est ouvert d’en parler, mais on ne met pas d’énergie particulière là-dessus. Ça serait cool que l’on en fasse plus ». Eva pense par exemple à des pratiques en non mixité comme des cercles de paroles et des chantiers de bricolage. Des moments qui permettent à un groupe de personnes visées par une oppression systémique de libérer la parole et de s’émanciper collectivement du regard des personnes construites comme dominantes. 

 

L’engagement radical nécessite de renoncer à des privilèges socio-économiques. 

Pour vivre cette aventure collective et s’engager au quotidien, Eva, Julie et Mathilde ont toutes les trois dû faire des renoncements. Julie a lâché la peur d’être en décalage, de ne pas correspondre à certaines attentes :

« Je me suis affirmée. J’ai quitté un confort d’intimité. Je ne veux plus être limitée dans mes sphères d’action militante et je me suis éloignée de personnes qui ne sont pas dans ces milieux-là. Je pense que je suis devenue un ovni pour certain·es de mes proches et qu’il y a une incompréhension de mes choix ».

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Mathilde, elle, est sortie d’un schéma de carrière et a renoncé à la sécurité du travail. Ces choix font écho pour Eva : « J’ai quitté un avenir tracé où j’ai été formatée pour bosser dans une grosse boîte, être propriétaire d’une maison, avoir des gosses ».

Après avoir remboursé le crédit bancaire qui a conditionné son accès aux études supérieures, elle affirme que pour rien au monde, elle ne reviendra en arrière. Mathilde, Julie et Eva concluent en rigolant :

« Vive l’écologie ! À bas le capitalisme ! Mettons les mains dans la terre ! ». 

Victoria BERNI

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