L’Équateur fait aujourd’hui parler de lui pour son soulèvement populaire qui secoue le pays, notamment par opposition à la purge libérale imposée par le gouvernement sous la pression du FMI. Il y a quelques jours à peine, dans le pays, se tenait une marche pour le climat spectaculaire. « Donde está America Latina ? En las calles, luchando por el clima » (Où est l’Amérique latine ? Dans les rues, à se battre pour le climat !) pouvait-on entendre crier avec ferveur le 27 septembre dernier à Quito, à l’occasion de la marche mondiale pour le climat lancée par Greta Thunberg. Un slogan invitant à s’intéresser à l’importance que représentent les préoccupations environnementales en Amérique latine, et notamment en Équateur. Récit sur le terrain d’une journée clé à l’aube du débordement par Camille Bouko-levy.
Ayant moi-même été à l’initiative de nombreuses marches à Toulouse l’année précédente, en tant que membre du collectif Citoyen Pour Le Climat de Toulouse, il m’a semblé intéressant d’analyser cette marche avec mon expérience tout en tentant d’y apporter un regard nouveau. De cette manière, j’ai pu noter les points communs et différences avec les marches réalisées en France ; mais, surtout, je me suis attachée aux témoignages de trois participantes afin de saisir leur opinion quant aux tenants de cette marche et, plus largement, la politique équatorienne. Pour cela, j’ai interviewé trois manifestantes : Sofia, 27 ans, membre de Extinction Rebellion Ecuador et organisatrice de la marche ; Tais, jeune étudiante de 18 ans venue manifester avec ses amis ; et Karina, 41 ans, venue manifester avec son mari et ses trois enfants.
La marche pour le climat à Quito : quels points communs et différences avec la France ?
Une marche aux allures toulousaines…
Organisée par le mouvement Extinction Rebellion Ecuador (ERE), né il y a à peine quatre mois et composé de 25 membres, la marche pour le climat de Quito s’est tenue le 27 septembre 2019. Le point de départ était donné à 11h, au parc El Ejido… et quel départ ! Pancartes toutes plus originales et percutantes les unes que les autres, musiques en tout genre, déguisements, et fanfares (nostalgie de ma chère Fanfouse de Sciences Po Toulouse quand tu nous tiens) ; tout était réuni pour assurer le succès de la marche. Tout comme les marches toulousaines, les participants étaient de toutes origines et tous âges, et il y avait notamment beaucoup de familles venues marcher avec leur poussettes. Karina m’explique : « Je ne suis pas très activiste [c’est sa première marche] mais, en tant que mère, j’ai un sentiment d’angoisse et d’anxiété quant à la situation environnementale… il était important pour nous [elle et son mari] qu’ils participent à la marche pour en prendre conscience, mais aussi pour réaliser que nous ne sommes pas seuls. À la maison, il est vrai qu’ils sont en immersion totale : agroécologie, toilettes sèches, compost … ». La jeunesse est également vue par Sofia comme la base du changement, aujourd’hui « ce sont les jeunes qui impulsent le mouvement et qui représentent notre futur ; donc ils doivent avoir conscience de l’urgence climatique actuelle ».
Quant au trajet, il avait été choisi avec soin afin de “montrer au gouvernement que nous sommes capables de nous réunir, que nous sommes là”, explique Sofia. En effet, depuis le parc, la manifestation s’est déplacée devant l’Assemblée nationale jusqu’à arriver au centre historique et, enfin, devant le palais présidentiel à la Place de l’Indépendance. Pour l’occasion, celui-ci était protégé par des barrières et des policiers en nombre. Or, cela n’a pas arrêté la manifestation, bien au contraire ! Les manifestants se sont assis pacifiquement, et les membres d’ERE ont lu leur manifeste sur l’urgence climatique ; lequel interpellait le président et le gouvernement.
D’ailleurs, il est intéressant de relever les chants et slogans utilisés pendant la marche : “Por el planeta, nadie se cansa” ; “Donde está America Latina ? En las calles, luchando por el clima !” ; “Ni agua, la tierra, esa es la vida” ; “Ni un grado más, ni una especie menos” ; “Se ve, se siente, la tierra está caliente” ; “Pacha …mama !” ; “Se quema la Amazonia y el estado no hace nada”, “Destruye el patriarcado, no el planeta”. Comme à Toulouse, les manifestants ne manquaient pas d’imagination et d’énergie mais, aussi, montraient une certaine convergence des luttes (cf: la marche pour le climat avec les gilets jaunes) des luttes et notamment avec le féminisme. « Indispensable », selon Sofia, cette convergence n’a cependant pas les mêmes fondations qu’en France.
… Mais qui a ses spécificités.
En Équateur, le féminisme est d’autant plus galvanisé aujourd’hui en raison du récent refus par l’Assemblée Nationale de pratiquer une IVG pour cause de viol… Assemblée qui vient tout juste de légaliser l’usage thérapeutique du cannabis. Les priorités du gouvernement équatorien ? Bonne question. Détourner l’attention d’une politique d’austérité appauvrissante ? Peut-être. Cette absence de “logique” se retrouve aussi dans les grands projets industriels en Équateur, à savoir le pétrole et les mines, puisque le pays détient la part d’Amazonie la plus riche en biodiversité et est le premier pays du monde à avoir inscrit les droits de la Nature dans sa Constitution en 2008. De cette manière, on comprend pourquoi les slogans paraissent plus attachés à la défense de la Terre mère (“Pachamama”) de manière générale : les manifestants défendent l’eau, l’air, la Terre, l’Amazonie, les animaux. De plus, cette proximité avec la Nature se double d’un sentiment d’appartenance à une grande communauté, l’Amérique Latine, comme si celle-ci avait le devoir de protéger ses terres et les êtres vivants qui y vivent. Pourrait-on vraiment avoir la version “Où est l’Europe ? En train de lutter pour le climat” en France ? On peut se permettre d’en douter tant les frustrations nationales sont grandes ici, avec une absence totale de vision commune.
Cette marche se différencie également de celles auxquelles j’ai pu assister en France par ses participants. Certes, j’ai évoqué plus haut qu’ils étaient de toutes origines et de tous âges, mais je n’ai pas mentionné la présence de rituels particuliers réalisés par certains participants. Une singularité. Tel est le cas de nombreuses femmes qui passaient dans l’ensemble du cortège pour brûler et diffuser du bois Palo Santo, arbre sacré en Amérique latine et utilisé traditionnellement comme encens afin d’éloigner les mauvais esprits au cours de rites chamaniques. Des mauvais esprits ? « Les politiques, les industriels et les climato-sceptiques » m’a répondu l’une d’elles (cf photo ci-dessous). Parmi les participants, j’ai aussi pu voir une certaine identification aux peuples indigènes (il y a 13 nationalités indigènes en Équateur, dont 11 vivant en Amazonie.), comme pour défendre le retour aux origines et revendiquer leur culture ; à travers le maquillage, les habits et les danses.
Les marches : une réelle solution face à l’urgence climatique ?
« Je ne crois pas que les marches soient des solutions, elles ne sont rien. Mais… »
Grandie de mon expérience à Toulouse, la question que je me suis posée à la fin de cette marche est la suivante : les manifestants pensent-ils réellement que les marches sont suffisantes pour amener le changement ? La réponse des trois interrogées a été unanime et surprenante : NON ! « Je ne crois pas que les marches soient des solutions, elles ne sont rien ; mais oui je pense que c’est une manière de rendre visible le problème et faire entendre la voix du peuple au gouvernement, qui bien souvent n’est pas présent parmi les politiques et représentants. Et, aussi, ça le rend visible au reste de la société. », explique Karina. Marcher ne peut donc pas générer de changement réel et profond, mais cela reste important. C’est une étape vitale pour créer une convergence de luttes et des énergies. Sofia, du même avis, ajoute qu’en plus de rendre visible le problème, cela permet de faire comprendre au gouvernement qu’ « il ne peut pas acheter tout le monde » ; faisant référence au fait que celui-ci les a contactés quelques jours avant la marche pour “parler” avec le collectif.
Cependant, bien qu’elles ne soient pas suffisantes, les marches lancées par Greta Thunberg ont un impact positif, celui de motiver et galvaniser la jeunesse contre le changement climatique et la destruction de l’environnement. Tous sont unanimes, c’est cette jeunesse – et notamment les discours poignants de Greta – qui ont amené Tais et ses amis à manifester leur colère sur le terrain : « C’est tellement impactant qu’une fille plus jeune que nous tous ait cette force et ce courage de s’exprimer sans peur et sans filtres concernant ce qu’il se passe … c’est important pour moi que notre voix [celle des jeunes] soit écoutée ». Selon Karina, cela montre que le pouvoir des enfants devient de plus en plus fort ; raison pour laquelle elle a emmené ses enfants avec elle à la manifestation.
« Nous devons prendre conscience pour générer un changement »
Si les marches ne constituent pas en elles-mêmes une solution, quels sont les autres modes d’action possibles ? Là encore, les interrogées sont unanimes : toute action qui permet la prise de conscience.
« Nous devons prendre conscience pour générer un changement », explique Tais. Or, comme on l’a vu, les marches permettent cette prise de conscience quant au changement climatique mais ne suffisent pas. En effet, toutes les trois insistent sur le fait que c’est sur cette non-conscience qu’il faut travailler, et cela via trois actions : communiquer, conscientiser, transmettre. Tais prend l’exemple du fait qui l’a amenée à s’intéresser à l’activisme environnemental : « Les êtres humains ont déjà utilisé toutes les ressources naturelles que la planète avait pour 2019 donc, aujourd’hui, nous sommes en train de consommer les ressources de 2020. Et ça, presque personne ne le sait, et ceux qui le savent ne s’en préoccupent même pas ». Prendre conscience doit être suivi d’actions concrètes, cela ne doit pas rester dans un coin de notre tête. Il faut transformer cela en actes, et vite.
Ces actes, Karina les résument en une phrase « Être un consommateur conscient ». Cela veut dire que prendre conscience doit, selon elle, impacter notre manière de consommer au quotidien : l’alimentation, les vêtements, l’usage des technologies. Cependant, elle ajoute aussi qu’il est important de créer des espaces de réflexion, de transmission ; raison pour laquelle elle organise régulièrement des ateliers dans sa grange sur le thème de la soutenabilité et de l’agroécologie. En ce sens, Sofia explique que ERE, au delà d’organiser les marches mondiales, a des actions parallèles. Le collectif organise des conférences mais, surtout, intervient dans les écoles et lycées afin de sensibiliser la jeunesse au changement climatique. Et les projets futurs ? Ils ne sont pas des moindres ! ERE souhaite organiser la première Assemblée citoyenne prochainement et, dans un an, construire un projet de loi pour demander la déclaration d’urgence climatique.
Peut-on rester positif dans ces conditions ?
« Nous vivons dans un pays où le vecteur final de décision est l’argent »
Quand j’évoque la politique équatorienne concernant l’environnement, les visages des interrogées paraissent se fermer. Mensonges, hypocrisie, corruption, intérêts économiques sont les mots qui reviennent le plus. Certes, l’Équateur a un cadre légal qui pourrait faire rêver au premier abord (droits de la Nature dans la Constitution, lois de conservation diverses, consultation obligatoire des peuples indigènes avant tout projet industriel sur leur territoire), or la réalité est bien différente. « Nous vivons dans un pays où le vecteur final de décision est l’argent », explique Karina. Par ailleurs, le ministère de l’environnement est dirigé par des personnes ayant des collusions avec les industries pétrolières et minières, ce que Sofia juge inacceptable et, surtout, à l’origine des dégâts actuels. Elle ajoute aussi que le discours du gouvernement se veut démagogique lorsqu’il s’agit d’environnement, en prenant l’exemple du recyclage. En Équateur, ce sont des personnes très pauvres qui s’occupent du recyclage et le gouvernement a usé l’argument du maintien de leur emploi pour que la loi sur l’arrêt du plastique ne passe pas. Or, selon Sofia, il faudrait justement arrêter le plastique et leur garantir un autre emploi qui serait, lui, non-précaire.
« Il faut un changement intégral, à l’encontre du capitalisme »
Cependant, si le tableau qu’elles dressent est sombre, toutes affirment vouloir rester positives. Toutes trois sont motivées par l’ampleur mondiale qu’a pris le mouvement : « Nous sommes en train de vivre un moment historique », m’explique Tais avec ferveur. En ce qui concerne Karina, cet état d’esprit est motivé par deux raisons : la maturation de la société mais, aussi, le fait d’avoir des enfants. Elle prône alors le « changement de l’amour et non celui de la haine, afin de générer de bonnes choses, ou sinon le changement de l’espérance tout en étant ancré dans la réalité ».
Quant à Sofia, elle évoque l’importance des outils institutionnels, notamment l’initiative de démocratie directe avec laquelle elle a espoir de faire un projet de loi. Surtout, elle me confie que ce qui lui donne le plus d’espoir et de motivation aujourd’hui est le travail qu’elle fait dans les écoles. Elle reste cependant pragmatique : « Je veux y croire, mais ça doit venir d’une construction collective ! Il faut un changement intégral, à l’encontre du capitalisme et, pour cela, il faut attaquer de tous les côtés ». Certes, la prise de conscience est indispensable, mais pour changer tout le système il faut aller bien plus loin. Prôner le « consommateur conscient » ne serait-il pas en effet l’occasion parfaite pour le système libéral de rejeter la responsabilité sur les consommateurs ? En évoquant une construction collective, Sofia nous invite à penser des modes d’actions concrets, qui vont attaquer le problème à sa source : le capitalisme. Il s’agit donc, pour briser ce système, de casser les codes. Actions non-violentes, désobéissance civile, sabotages … c’est cela qui “dérange” vraiment ; comme l’illustre la poursuite en justice des militants ayant décroché les portraits d’Emmanuel Macron à la mairie de Château-Chervix en février dernier. Car la passivité peut aussi protéger l’État. C’est d’ailleurs l’objet du récent livre de P.Gelderloos, Comment la non-violence protège l’État. Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux. Il est ainsi postulé qu’actions directes et non-violence peuvent être complémentaires ; et renverser le système actuel ne pourra se faire qu’à l’aune de cette complémentarité.
Camille Bouko-levy, étudiante en 3e année à Sciences Po Toulouse, et actuellement en stage en Equateur dans le domaine des droits de la Nature et des peuples indigènes.
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