Avec la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, les plus grandes entreprises françaises doivent désormais empêcher les atteintes sociales et environnementales chez leurs sous-traitants. C’est une obligation légale. Dans un rapport intitulé « Fin de cavale pour les multinationales ? D’une loi pionnière en France à un traité à l’ONU » paru ce jeudi 12 octobre, Les Amis de la Terre et ActionAid proposent de « décrypte[r] cette loi encore assez méconnue au travers de trois cas concrets de violations des droits humains et de dommages à l’environnement commis par des entreprises françaises ». Selon eux l’effet sera important : les grandes entreprises ne pourront plus se déresponsabiliser en pointant du doigt leurs sous-traitants : elles seront amenées à faire cesser les atteintes aux droits et à l’environnement et même à renoncer à certains projets industriels.
L’effondrement du Rana Plaza en 2013, immeuble dans lequel des ouvriers travaillaient pour des grandes marques occidentales, avait choqué et marqué l’opinion publique. Il faudra 1135 morts pour que le monde (re)découvre, non sans dose d’hypocrisie, les conditions de travail alarmantes subies par ceux qui fabriquent nos vêtements low-cost. Pourtant, les sociétés mères responsables n’avaient pas été inquiétées par la justice, faute de cadre juridique pour établir leur responsabilité. C’est dire le profond bouleversement que pourrait signifier la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
Votée à la fin du mandat de François Hollande, cette loi avait rencontré une très vive opposition de la part des lobbies. Elle avait même été dénoncée par Emmanuel Macron, le tout au nom de la « compétitivité » de la France sur le plan international. De quoi donner à l’époque une petite idée de la politique économique qui serait prise pour son quinquennat en cas d’élection. Naturellement applaudies par les associations militantes et des droits de l’Homme, qui estiment néanmoins que le texte final aurait pu être plus ambitieux, les nouvelles dispositions marquent un pas en avant remarqué dans la recherche d’une production plus éthique.
En obligeant les multinationales à identifier les atteintes aux droits et à l’environnement qui peuvent survenir chez leurs sous-traitants et à tout mettre en œuvre pour les empêcher, la loi met à disposition du juge un outil pour faire condamner ces compagnies en cas de manquements. Ces nouvelles dispositions légitiment également le combat des nombreuses ONG qui dénoncent depuis de nombreuses années, à travers des enquêtes, les abus perpétrés en toute impunité par les entreprises françaises dans des pays tiers, dans lesquels les législations sont moins contraignantes. Mais peut-on vraiment responsabiliser une multinationale ?
« Une loi qui responsabilise les multinationales sur toute leur chaîne d’approvisionnement »
Ce qui empêche la liberté économique d’écraser les plus faibles, c’est le Droit et la protection qu’il offre. Ainsi, la loi met en place un mécanisme de prévention, qui peut aboutir à des sanctions. En détail, « les entreprises à qui la loi s’applique doivent désormais établir dans un plan de vigilance les différents risques qui existent tout au long de leur chaine d’approvisionnement, les évaluer, et prendre des mesures pour éviter que les risques ne se réalisent. Les entreprises doivent par ailleurs s’assurer que des mécanismes d’alerte existent et donc que les syndicats sont associés au sein des entreprises » résume Alice Bordaçarre, Chargée de campagne Dignité au travail/RSE auprès d’ActionAid. Si le plan de vigilance est clairement insuffisant, si un dommage survient chez l’un des sous-traitants par manque de prévention, la responsabilité de l’entreprise pourra être engagée. Des dommages et intérêts pour les victimes pourront être prononcés par le juge. Clairement, sur le papier, les multinationales françaises ne sortiront plus indemnes d’un accident qui fait suite à un manque de vigilance ou à de mauvaises conditions de travail, même chez leurs sous-traitants.
Alors que les premiers plans de vigilance seront publiées en 2018, avec cette loi, « pour la première fois, on pourra s’attaquer aux multinationales en tant que telles, c’est à dire un groupe de sociétés, et ce tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. On pourra appréhender toute leur complexité juridique en visant les comportements des maisons mères mais aussi de leurs filiales ainsi que de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs » ajoute Alice Bordaçarre.
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Prévenir la réalisation de projets désastreux
Pour illustrer le propos, le rapport prend appui sur trois études de cas concrets, « des exemples type de projets dans lesquels les entreprises ne devraient pas s’engager en raison de leur devoir de vigilance qui est de prévenir les atteintes au droits humaines et à l’environnement », explique Juliette Renaud, chargée de campagne Industries extractives et RSEE aux Amis de la Terre France. Des projets industriels pourraient donc être freinés voire abandonnés avant leur mise en œuvre, à la condition qu’il soit démontré qu’ils seront la cause d’une augmentation des atteintes aux droits protégés par la nouvelle loi.
Ce pourrait, par exemple, être le cas du projet mené par Total à La Mède, où il est envisagé de convertir une raffinerie en « bio-raffinerie » (qui n’a rien de « bio ») pour fabriquer du gazole à partir d’huile de palme, ce qui conduirait à « doubler les importations de ce produit en France ». Total pourrait-elle se voir contrainte d’abandonner le projet selon la nouvelle loi ? Pour les auteurs du rapport, la réponse est positive, puisque les menaces sur l’environnement et les droits augmenteront si la conversion aboutit. Total ne pourrait pas non plus se cacher derrière des certifications « responsables » accordées à l’huile de palme. En effet, le rapport pointe que dans les exploitations qui se sont vues décerner un label, de nombreuses atteintes ont pu être observées.
Les banques seront également concernées par la loi, mais certaines questions restent en suspens. Outre l’application des nouvelles dispositions dans le cadre des projets qu’elles financent, « leur responsabilité pourra-elle être posée à l’occasion de leurs activités de conseil ? », interroge Juliette Renaud. Ces avancées concerneront de la même manière la grande distribution. Les grandes surfaces ne pourront plus fermer les yeux sur les conditions de travail dans certains secteurs, comme dans les exploitations de bananes par exemple. Le chamboulement est tel qu’on peine encore à concevoir comment la loi pourrait être globalement appliquée.
Un modèle pour la communauté internationale ?
Le texte ne concerne que les plus grandes entreprises, c’est à dire celles qui emploient plus de 5000 personnes en France ou plus de 10 000 dans le monde. Autre bémol, il instaure une obligation de moyen et non de résultat. Mais malgré les limites de cette loi, dont l’efficacité réelle doit par ailleurs encore être confrontée à des cas concrets, elle pourrait être la manifestation d’un renversement de logique au sein de la chaîne de production en lançant un message clair : désormais, les multinationales sont observées, leurs agissements analysés, voire punis. Elles ne pourront plus invoquer leur irresponsabilité alors que leur modèle économique contribue à façonner un monde dans lequel les droits humains et l’environnement ne pèsent que peu face aux intérêts privés.
Cette évolution tout au moins symbolique semble logique au regard des « nomes drastiques que ces entreprises imposent en réalité d’ores et déjà à leurs sous-traitants et fournisseurs, comme c’est le cas au sein de la grande distribution » analyse Alice Bordaçarre. Avec cette loi, on change d’échelle, se félicite pour sa part Juliette Renaud. Les violations perpétrées par certaines grandes entreprises toutes puissantes « ne feront plus seulement l’objet de manifestations citoyennes et de pressions médiatiques : elles pourront être concernées par des procédures judiciaires ».
Alors qu’un traité portant sur le même sujet sera discuté d’ici quelques jours devant l’ONU, les auteurs du rapport espèrent que la loi sur le devoir de vigilance des multinationales puisse être une source d’inspiration pour la communauté internationale et que la France s’engage à porter une position ambitieuse auprès des autres États. À suivre…
Sources : propos recueillis par l’équipe de Mr Mondialisation / amisdelaterre.org / peuples-solidaires.org
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