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« Fucking Hell » : œuvre dérangeante au paroxysme de la catastrophe

À Rennes, se tient jusqu’à la mi-septembre l’exposition « Debout ! », à l’occasion de laquelle est présentée une sélection d’œuvres de la collection privée de François Pinault. Cette expo-blockbuster est l’occasion de découvrir plusieurs œuvres de réputation mondiale, parfois très controversées. Parmi celles-ci, se trouve Fucking Hell, des frères britanniques Jake & Dinos Chapman. Attention, cachez vos enfants…

Artistes phares de la scène britannique des années 1990 (les fameux « Young British Artists » dont l’exposition Sensation connaît un succès de scandale en 1997), les frères Chapman sont « fascinés par l’horreur, de la violence physique macabre aux déformations et aux visions grotesques de l’enfer » écrit Kirsty Bell (Art Now, éd. Taschen, 2005).

En 1993, ils conçoivent Disasters of War (désastres de guerre), mise en scène de corps démembrés et suspendus comme des pièces de boucherie, œuvre saisissante reportant dans l’espace réel, en trois dimensions, les horrifiques dessins de Francisco de Goya des années 1810-1815. Ils réalisent aussi des poupées mutantes (Tragic Anatomies, 1996), groupes de mannequins fusionnés dans leur chair, aux organes génitaux obscènes jaillissant de leur corps, le tout « dans un décor pastoral ironique fait de plantes en plastique et de pelouse synthétique, suggérant les résultats cauchemardesques d’une expérience génétique malveillante. » Croix gammées en formes de pénis, corps mutants sanguinolents, les dessins prolongent cet environnement où, au-delà de la simple dénonciation de la folie humaine, entre une part manifeste de complaisance, de goût de choquer et répugner, dans une logique de Shock Art.

C’est dans la pratique populaire du modélisme qu’ils trouvent un médium qui synthétise à la fois leurs travaux antérieurs et leur imaginaire infernal. Hell (1999-2000) ou Arbeit McFries (2001) montrent des scènes d’apocalypse d’une sauvagerie sans borne, environnements saturés de cruauté et de mort. Hell, constitué de neuf maquettes sous vitrine disposées en forme de croix gammée, qui ont nécessité deux ans de conception, est détruit dans un incendie en 2000. L’œuvre, où s’agitaient 5000 figurines dans une frénésie assassine et morbide, condensait les travaux antérieurs, développant un imaginaire marqué par la guerre et l’expression du fanatisme. Dans cet enfer, on peut y croiser le personnage de Ronald McDonald ou encore des membres du Ku Klux Klan.

Les frères Chapman ne se laissent pas accabler et façonne une œuvre plus importante encore Fucking Hell (Saloperie d’Enfer). Le principe en est le même : neuf caissons disposé en forme de croix gammée exposant des visions maximalistes, expressionnistes, outrées de l’Enfer sur terre. Les scènes doivent autant, dans leur conception, à la pratique populaire du modélisme que, sur le plan formel, à l’histoire de l’art (motifs infernaux qui rappellent Hieronymus Bosch ; scène de guerre réminiscente de La Bataille d’Alexandre d’Albrecht Altdorfer ; naufrage dans l’esprit du Radeau de la Méduse de Théodore Géricault), aux films gore extrêmes et, de façon prépondérante, à l’univers concentrationnaire d’Auschwitz-Birkenau (trains, bâtiments et entrepôts de briques, enceintes surmontées de barbelées, miradors, soldats nazis,…) jusque dans le détail de lieux d’expérimentations rappelant les tortures médicales d’un Josef Mengele.

Photographies : Mr Mondialisation

Vautours, fûts toxiques déversés dans des fleuves, usines de mort acheminant de la viande humaine sur des tapis roulants, hordes de nazis, de squelettes féroces et de soldats possédés : ce monde enclos et contenu sous vitres de plexiglas dégorge l’horreur comme un magma (au centre, d’ailleurs, est reconstituée l’explosion d’un volcan). Les détails obscènes et sanguinolents, les fleuves de corps torturés et les champs d’une bataille se déroulant sur des couches sédimentées de restes humains se présentent comme une vision pessimiste de l’Histoire, telle une accumulation de luttes écrasées par la bêtise, les croyances ou la soif de pouvoir démesurée de certains hommes. Une horreur qu’il conviendrait de ne plus reproduire dans le monde réel.

Dans l’un des caissons, un temple grec ruiné surplombe un paysage de ravage. Tout ceinturé de cruauté barbare, des hommes y sont pendus : façon de symboliser, d’une façon outrée, volontairement expressionniste, le piétinement et la destruction de ce qui fonde la civilisation (occidentale, en l’occurrence). Une vision qui lie la barbarie (sous la forme du nazisme, qui en est devenu un symbole par excellence) au rejet des principes civilisateurs – la mesure, l’équilibre, la fraternité, la justice – qui fondent la dignité humaine. Une vision qui, après Bamiyan ou Palmyre, a acquis une résonance forte avec les totalitarismes islamistes.

Photographies : Mr Mondialisation

Dans l’exposition rennaise de la collection Pinault, Fucking Hell voisine avec une poussette abandonnée, où dort un bébé : il s’agit du Baby in Stroller de Duane Hanson. Le rapprochement des deux œuvres laisse songer à l’avenir de cet enfant qui, dans son sommeil paisible, ignore tout de l’horreur et du chaos qui menacent à tout instant de déferler, si les créatures humaines ne prennent pas garde à préserver cet humanisme délicat, lui aussi, nouveau-né de l’histoire.

Les scènes des frères Chapman donnent une vision paroxystique, une vision d’épouvante, saturée d’une froide cruauté, de l’extractivisme, de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la planète par le capitalisme industriel et financier et de toute la culture de destruction qui lui est intrinsèque – et, en fin de compte, à la catastrophe climatique et son déni absolu par de trop nombreux puissants, promesse de ruine et de désastre. Le rapprochement avec l’œuvre de Duane Hanson se révèle plein de sens, au moment où le péril déjà bée devant nous et ne promet que le pire, à l’exception d’un sursaut d’intelligence.

Photographies : Mr Mondialisation

Passé ce moment de « fascination » pour l’extrême minutie de la réalisation, qui nécessite une bonne demi-heure pour bien la parcourir des yeux, reste cette question, qui vaut pour l’ensemble de leur œuvre : où cesse la dénonciation pour tourner à la complaisance, à la fascination morbide et au spectacle ? « Nous cherchons à récupérer toutes les formes de terrorisme afin d’offrir au spectateur le plaisir d’un certain type d’horreur, d’un certain type de convulsion bourgeoise » ont un jour déclaré les artistes. En définitive, n’y voit-on pas ce que chacun souhaite y voir ?

Quand une œuvre destinée à choquer en outrant la catastrophe jusqu’à l’extrême est acquise et exposée par François Pinault, troisième homme le plus riche de France et 63e milliardaire au classement mondial de Forbes en 2017, cela donne à réfléchir. Non seulement sur la croyance commune en un art supposé déranger le pouvoir et les puissants (ce qui s’inscrit dans le mythe de la contre-culture dans lequel trop, même à gauche, croient encore) ou sur sa supposée « récupération » mais, plus gravement, dans l’étrange et, en un sens, perverse conscience fascinée du désastre de la part d’un des maîtres du monde. Mais quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt : ce qui dérange, ce n’est peut-être pas l’œuvre elle-même, mais ce qu’elle révèle ou laisse deviner… malgré elle et au-delà d’elle.

Mikaël Faujour & Mr Mondialisation

« Debout ! La collection Pinault », jusqu’au 9 septembre, Couvent des Jacobins.


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