Pour sa 19ème édition, le Festival du film Européen d’Houlgate s’est refermé sur Green Boys, le dernier documentaire d’Ariane Doublet. Alhassane, un jeune migrant guinéen, a rejoint la France par une assommante traversée de 2 ans, dont il délivre pudiquement les épisodes douloureux. La réalisatrice, qui l’héberge dans sa campagne normande, voit frapper tous les jours à sa porte un petit voisin, Louka. C’est pour jouer au foot avec Alhassane. Une amitié naît sous les yeux d’Ariane, entre les falaises de la côte d’albâtre et la mer, loin de tout, loin du reste. Cette parenthèse, la réalisatrice décide de l’immortaliser avec tendresse dans son film. Elle a bien voulu nous présenter ces deux enfants et les enjeux qui émanent de leur lumineuse et insouciante entente…

Chaque année, quelques milliers d’adolescents sacrifient leur jeunesse pour rejoindre les côtes européennes. Ils n’ont pas le choix : être humain, c’est brûler de sentir son avenir, espérer embrasser son unique vie autrement que par la douleur ou l’incertitude, être aspiré par l’horizon d’un monde plus paisible qui nous épargne. C’est, malheureusement, en partie un mirage pour ces MIE (mineurs isolés étrangers) victimes de la défaillance institutionnelle. Mais, parfois, au milieu de cet interminable périple, aussi vital qu’existentiel, la magie opère : c’est l’amitié. Chaque jeune est évidemment unique et porte en lui sa propre expérience de l’exil et de la France, mais le long-métrage renoue néanmoins avec une réalité : ils ne sont que des enfants. Ariane Doublet revient pour nous sur cette parenthèse naturelle qu’a représenté dans le parcours d’Alhassane l’amitié spontanée de Louka, et inversement.

Dans cette bande annonce, on entend Alhassane raconter son périple en malinké (parlé en Guinée, au Mali et au Sénégal). Il l’avait d’abord raconté en français, puis, pour le film, il a lui-même traduit ses paroles dans sa langue maternelle. Alhassane parle plusieurs langues, dont l’arabe, c’est ce qui l’a plus ou moins sauvé de la torture et de la prison en Lybie. 

Bonjour Ariane Doublet. Avant tout : qui sont les MIE ?

Les MIE sont des Mineurs Isolés Étrangers. Ils sont censés être mis à l’abri par l’État, mais, dans les faits, c’est très rarement le cas.

Selon les départements, les jeunes sont plus ou moins bien considérés. D’abord, leur minorité n’est pas toujours reconnue. Si c’est le cas, ils n’ont aucune prise en charge et sont laissés à la rue. Et le temps des recours en justice, ils sont tout simplement abandonnés. Quand ils sont reconnus mineurs, que la prise en charge a lieu, dans le département de la Seine Maritime, par exemple, elle reste minime : c’est une chambre d’hôtel où ils sont parfois 4 ou 5 à la fois et les éducateurs ne se préoccupent pas de leur scolarisation. Les meilleurs éducateurs du Havre ont malheureusement démissionné puisqu’on leur demandait de faire des tris qu’ils ne cautionnaient pas, comme une priorité aux natifs. C’est terrible. On leur a proposé de travailler avec eux, de trouver des stages, des apprentissages aux jeunes. Ils refusent systématiquement, mais on le fait quand même. On ne peut pas laisser tomber les jeunes qu’on héberge. On est obligés, parce que sinon il ne se passe rien. Le temps passe sans que rien ne change, jusqu’à leur 18 ans où ils n’ont plus de chance d’être pris en charge ou d’aller à l’école et sont expulsables. Alors c’est vrai, aussi, que les institutions sont surchargées. Il n’y a pas assez d’éducateurs, trop de dossiers par tête. Mais c’est aussi arrivé que l’ASE, qui est pourtant l’Aide Sociale à l’Enfance, fasse appel contre une reconnaissance de minorité d’un jeune, en envoyant des dossiers à la police des frontières pour qu’ils soient contrôlés. Il y a des dysfonctionnements graves dans certains départements. C’est dommage. Le problème, c’est qu’à force, les enfants viendront de plus en plus jeunes pour être sûrs d’être reconnus mineurs à leur arrivée.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de passer le cap et de filmer cette amitié, ce moment particulier de la vie d’Alhassane ? 

J’ai d’abord commencé par accueillir des adultes soudanais après le démantèlement de Calais. Ensuite, avec l’association Des Lits Solidaires, j’ai hébergé plusieurs jeunes mineurs qui arrivaient au Havre. Quand j’ai rencontré Alhassane, il était vraiment épuisé et dormait énormément, il avait surtout besoin de se reposer. Tous les migrants arrivant en France devraient d’ailleurs avoir droit à un moment de répit.

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Je ne pouvais pas le filmer dans cet état-là, parce que je préfères que les personnes filmées soient un minimum conscientes. Et puis, chacun a sa propre histoire, mais j’ai l’impression que tous les exils, les parcours, sont comme condamnés à supporter un discours tragique et on ne montre pas assez ce qu’ils arrivent à accomplir, les moments d’apaisement. Dans le film, il va beaucoup mieux. Bien sûr, on comprend quand même, à travers de toutes petites choses, qu’il vit le harcèlement de la juge, les incertitudes et la solitude. On sent que cette parenthèse qu’il vit est fragile et éphémère de toute façon. D’ailleurs Alhassane et Louka vont devoir se séparer à la fin de l’été et c’est comme ça que ça se termine : Alhassane se retrouve seul au Havre. Mais j’avais surtout envie de les filmer ensembles, leur relation. Le sujet est vraiment cette rencontre hors du temps. L’été, c’est une parenthèse particulière. Louka est super aussi, il a tout de suite attiré mon regard. Je le voyais arriver le matin et j’avais très envie de le filmer. Il apportait beaucoup de réconfort à Alhassane, ils s’apportaient mutuellement beaucoup de choses.

Alhassane et Louka ont-ils tout de suite été partants pour être filmés ? 

Alhassane était tout de suite d’accord. Il voulait pouvoir dire aux personnes qui sont à la rue, qui sont dans sa situation, que ça pourra s’arranger pour eux. Il est très déterminé et répète souvent « faut pas lâcher, on va finir par y arriver ». Ce film, c’était pour encourager tout le monde. Il me racontait que dans un camp, où il était resté plusieurs mois dans des conditions terribles, il était vraiment déprimé, mais un vieil homme sénégalais l’a bougé, en lui disant de ne pas rester comme ça, qu’il fallait avancer et se motiver. Il est très reconnaissant de cet homme aujourd’hui et veut faire pareil pour d’autres maintenant.

En revanche, au début, Louka ne voulait pas du tout. Il ne voyait pas vraiment l’intérêt et ne voulait pas tellement être perturbé durant ses parties de foot avec son copain. C’est vraiment Alhassane qui l’a motivé aussi. On s’était dit qu’ils n’allaient pas juste jouer au foot, que des passes et des dribbles pendant 1 heure ce serait un peu pauvre… Alhassane avait alors en tête de construire quelque chose ensembles. Une cabane. Et ça a tout de suite plu à Louka. Ils ont donc fabriqué cette cabane sur la falaise, dans un coin naturel que je connaissais bien. C’est là qu’ils ont eu plus de temps pour échanger et qu’Alhassane s’est livré à Louka.

Il parle de son itinéraire dans le film, il vous en avait parlé avant le film ou à Louka ?

Il ne m’a pas dit exactement pourquoi il était parti de Guinée (voir le contexte politique de la Guinée). Je pose rarement la question aux jeunes que j’accueille. Je me dis que s’ils veulent, ils me le racontent. Une chose est sûre, il n’a pas été envoyé par sa famille. Sa mère ne savait pas qu’il était parti, il s’est enfui pendant la nuit. Durant le tournage, il a d’ailleurs voulu marcher dans les champs la nuit pour raconter cet épisode (Il a eu plein d’idées de tournage comme celle-ci). Je sais que son père est mort et qu’en Guinée, il a reçu une éducation de sa mère, avec des règles assez fortes de respect des femmes. En fait, il voulait surtout avoir une vie plus libre, apprendre la mécanique. Je pense qu’il voulait aussi permettre à sa petite sœur de s’en sortir. Il a finit par l’aider à distance à ouvrir un commerce dans son village. Grâce à lui, elle tient maintenant une petite boutique de tissus. Parfois, il est trop enthousiaste et veut choisir tous les tissus. Alors je lui dis de la laisser un peu gérer son commerce comme elle l’entend (rires). Moi je savais un peu tout ça, mais Louka ne connaissait pas l’histoire d’Alhassane avant le film.

Alhassane n’aurait pas voulu montrer le film à sa famille. Pourquoi ?

On en a un peu parlé. C’est très compliqué. Dans son village, il n’y a pas l’électricité. Et sa mère n’a jamais vu de films. Il a eu peur que ça la perturbe. Il lui a juste apporté une affiche de Green Boys. Pour le reste, il hésite, se demande comment elle va percevoir les choses. Mais il aime accompagner le film, en discuter. Aujourd’hui, il se rend compte qu’il l’a aussi fait pour lui, pas seulement pour les autres. Durant la partie de pêche, il dit « Je veux pouvoir vivre libre ». Il avait envie d’une scolarité plus paisible, de pouvoir faire des vrais choix pour sa vie, avoir une vie « tranquille », comme il dit. Mais ça viendra peut-être. En tous cas, il m’a demandé le lien récemment pour l’envoyer à des copains.

Que devient Alhassane ? 

Alhassane a eu plus de chance que certains. Après avoir envoyé une cinquantaine de CV, il a réussi à obtenir un contrat d’apprentissage chez un mécanicien et aura peut-être la possibilité de travailler pour eux plus tard. Il aurait aussi dû être expulsé de l’hotel où il était mis à l’abri, mais le gérant, un sénégalais aussi, l’a pris sous son aile le temps qu’il s’en sorte. Il a eu un titre de séjour et récemment, il est retourné en Guinée pour faire son passeport. Il a revu sa mère, mais elle a eu beaucoup de mal à le reconnaître. En rentrant, il m’a dit : « J’étais pressé de rentrer ». Ses démarches administratives, la-bas, avaient été assez compliquées. C’est aussi la première fois qu’il prenait l’avion, refaisant en 6 heures un voyage qui lui avait pris 2 ans la première fois…

Terminons sur une douce mélodie. Vous choisissez plusieurs musiques pleines de sens pour habiller le documentaire, pouvez-vous nous les présenter ?

Oui alors, la première chanson du film, dans le bus, c’est Alhassane qui l’a choisie. Il y a la dernière, du générique, qui est « Lampedusa » de Toumani Diabaté que j’aime beaucoup. Ensuite, celle qu’on entend plusieurs fois, « Nature Boy », je l’avais en tête avant le tournage. En fait, un soir, mon compagnon l’a chanté à Louka et Alhassane en leur disant qu’on aimerait bien qu’elle soit dans le film. Mon ami chantait et je la traduisais en même temps. Ça a fait pleurer Alhassane. J’étais alors sûre que c’était un bon choix. Il était tout de suite d’accord.

Traduction française de Nature Boy par Henri Decker, diffusé dans le film dans la version d’Eden Ahbez.

Avec le re-confinement, les MIE, entre autres, sont de nouveau laissés à  la rue. Les associations, dans l’urgence, tentent coûte que coûte, au prix d’une fatigue morale et physique, de fournir une aide quotidienne que l’Etat s’autorise à ne pas apporter. Les volontaires continuent d’héberger, de nourrir, d’enseigner, de suivre administrativement et de réconforter ces adolescents qui ont été contraints de grandir trop vite. Pendant que les bénévoles s’épuisent à compenser les manquements institutionnels par une solidarité dévorante, les responsables politiques prétendent qu’aucun d’entre-eux ne vit dehors. Mais cet hiver, encore, ils seront des centaines d’enfants à passer des nuits glaciales et humides dans un pays qu’ils ne connaissent pas et où, seuls, ils essayent de se bricoler un avenir digne.

A défaut de pouvoir héberger, pourquoi ne pas s’informer sur les différentes mises en place associatives ? A Paris, les Midis du Mie, fondé par Agathe Nadimi, organisent des distributions de repas, de vêtements, des accompagnements et des parties de foot du côté de Ménilmontant. Vous pouvez aussi suivre l’actualité de « Des Lits Solidaires » juste ici. Bien sûr, pour commencer en douceur, Green boys d’Ariane Doublet est accessible sur ArteVOD. Et pour mieux connaître la situation générale des MIE en France, on vous conseille également le bouleversant documentaire Défi de Solidarité de Caroline Darroquy et Anne Richard. S’informer étant le début de toutes luttes contre les injustices.

Sharon Houri


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