À la veille des (f)Estives de la décroissance qui se tiendront du 20 au 23 juillet prochains sur le thème du « sens de la technique », Michel Lepesant, (p)artisan de la décroissance et membre de l’organisation, nous explique pourquoi il est urgent de penser de manière politique notre quotidien fait d’ordinateurs, de téléphones portables et d’intelligences artificielles. Interview.
Mr Mondialisation : Les (f)Estives de la décroissance qui se tiendront du 20 au 23 juillet prochains auront pour thème la technique et la politique. De quoi parle-t-on quand on évoque la « technique » ?
Michel Lepesant : La technique est littéralement « partout » il n’est donc pas facile de la définir simplement : (le sens de) la technique est une question à laquelle on peut fournir au moins trois premières réponses. La plus simple renvoie aux notions de moyen/fin, de procédé/résultat : la technique dans ce cas est un ensemble de moyens – des objets, des méthodes, des procédures – dont l’objectif est l’utilité. Il faut ensuite ajouter que la technique s’inscrit dans une histoire naturelle qui voit dans l’organique une lutte pour résister à l’inéluctable principe d’entropie : on pense bien sûr à la Vie mais depuis quelques millions d’années – en particulier chez les humains, mais pas seulement, l’évolution a ajouté ce qu’André Leroi-Gourhan appelait « extériorisation » et Nicholas Georgescu Rœgen « exosomatisation » : l’organique se dote d’organes… inorganiques (des outils, des instruments et puis des appareils, des machines, des réseaux). De ce point de vue-là, la technique se définit comme « prolongement » de la main et du corps (Aristote) ou comme « médiation » entre le corps et la nature (Gilbert Simondon). Enfin à ces deux définitions qui délimitent la technique par ses objets ou par ses effets, il faut ajouter que la technique actuelle est plus en rupture (en « disruption ») qu’en continuité avec la technique telle que l’humain – homo habilis précède homo erectus – l’a toujours connue. Au point que si on peut supposer que les Hommes s’étaient autrefois doté de la technique pour se protéger des « menaces » de la Nature, il s’agit aujourd’hui de protéger la Nature du « potentiel apocalyptique » (Hans Jonas) de la technique. Ces trois définitions interdisent d’ores et déjà de croire qu’il pourrait exister un monde humain sans technique : c’est pourquoi il faut poser politiquement la question de la technique.
Mr Mondialisation : Notre quotidien est fait de voitures, d’écrans et d’objets électroniques ménagers. Pourtant, faire l’effort d’une critique politique de la technique ne relève pas de l’évidence. Comment, selon vous, la technique influence-t-elle les rapports sociaux et collectifs et l’organisation de la vie dans la cité ?
Michel Lepesant : Vous avez raison, les objets techniques sont partout : la technique a toujours fait monde mais aujourd’hui quel serait le domaine qui échapperait à la colonisation de la technique ? Henri Bergson, qui définissait l’humain comme un homo faber, affirmait au début du siècle dernier que « les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté ». Pourrait-il encore l’écrire aujourd’hui, à l’époque de la cyber-société, de l’hyper-connectivité, des délires transhumanistes ? L’accélération technologique permanente escamote tous les délais entre une invention et ses effets écologiques et sociaux. Bernard Stiegler va jusqu’à écrire : « Avec la connexion planétaire des ordinateurs, des smartphones et des foules que tout cela forme, les organisations sociales et les individus qui tentent de s’approprier l’évolution foudroyante de la technologie arrivent toujours trop tard ». Autrement dit, la technique contemporaine n’est plus « au milieu », entre les hommes et la Nature mais elle est devenue « un milieu » au sein duquel la vie en société se passe.
Pire, ce milieu est celui de l’accélération (Harmut Rosa) c’est-à-dire de l’immédiateté : la technique est un système de… médiations immédiates. Nous sommes en plein oxymore. Concrètement, cela provoque de la violence sociale. Concrètement, c’est l’intériorisation privée de la surveillance, c’est la policiarisation de la surveillance sociale, c’est la militarisation de la répression policière.
Le psychologue Serge Tisseron repère quatre bouleversements dans nos manières d’être au monde provoqués par l’intelligence artificielle (IA) : l’incapacité à gérer l’attente de nos désirs, la mise en péril de notre discours intérieur et de la solitude, la construction de nos biographies par des mémoires artificielles, la perte du sens des espaces intermédiaires. C’est bien d’effondrement de la vie sociale qu’il faut parler. Dans ce contexte, les robots prendront d’autant plus facilement et « naturellement » la place des humains que nous les humains aurons déjà – par servitude volontaire – robotisé nos vies.
Mr Mondialisation : En termes de choix collectifs, quelles sont les conséquences de ces premiers constats ?
Michel Lepesant : Il se peut malheureusement que la dynamique technicienne caractérisée par son universalité et son autonomie (Jacques Ellul) nous ait fait entrer dans l’ère de l’obsolescence du choix. Cela signifie que les modalités technologiques de la domination ont réussi à imposer leurs cadres normatifs non seulement aux traditionnelles dominations politiques et économiques mais aussi à leurs oppositions.
Côté domination dans la production, on le voit dans le remplacement du taylorisme par le lean management ; côté critique, ce nouveau management est une démolition systématique des anciennes solidarités affinitaires sur les lieux de travail, quant au syndicalisme revendicatif, son attachement irrépressible à la valeur-travail ne lui fait plus mener que des combats d’arrière-garde perdus d’avance.
Côté domination dans la consommation, le triptyque publicité-crédit-obsolescence pousse infailliblement le consommateur vers une course sans but dans laquelle ses choix ne sont plus que des data compilées qui l’enferment en boucle dans l’archipel narcissique de ses attentes (face aux promesses des annonceurs) et de ses frustrations (face à la réalité des besoins réellement insatisfaits et des services toujours plus mal rendus) ; côté critique, les défenses collectives sont soit très faiblement critiques (les associations de consommateurs ne sont que des associations de consommation), soit inefficaces et fort coûteuses (les « actions de groupe »). Au contrôle de la production et de la consommation, il faudrait ajouter celui des loisirs : c’est même pendant ce « temps libre » que les « nouvelles technologies » exercent leur plus imparable attraction. Se mettent donc ainsi en place toutes les conditions pour une (dramatique et désespérante) stabilité économique et sociale fondée à la fois sur l’obsolescence des choix collectifs et sur l’intériorisation/internalisation des clivages aux fondements des activités économiques (ce que les marxistes appelaient les « contradictions internes du capitalisme »).
Le succès de cette démobilisation généralisée, de cette production technologique de l’impuissance politique, repose sur l’incroyable potentiel des techniques actuelles à générer de la neutralisation normative : l’indignation rabaissée au « non mais allô quoi » (Nabila) accouplée à la pseudo-originalité du « et alors ? » (Shy’m).
Mr Mondialisation : Aujourd’hui, alors qu’on parle d’IA, de trains de plus en plus rapides, et même de transhumanisme, ne peut-on pas craindre une société à plusieurs vitesses dans laquelle les inégalités face à l’accès à la technique se superposeraient aux inégalités sociales ?
Michel Lepesant : Incontestablement, le monde de la croissance est celui de la croissance des inégalités économiques. C’est le retour des castes, mais à l’époque de la mondialisation. La parution annuelle des chiffres de ces inégalités (Oxfam, Observatoire des inégalités) renforcent le remplacement de l’indignation par la sidération. Car les hyper-riches ont parfaitement les moyens de faire sécession, de déjà vivre, eux, dans d’autres mondes possibles : ces preppers survivalistes peuvent se payer sans attendre leurs bunkers post-apocalypse, se réfugier dans les fameuses gated communities ou plus radicalement encore, pour les plus libertariens, ou misanthropes, d’entre eux, s’expatrier dans des îles artificielles présentées à la fois comme la pointe avancée du luxe, de la technologie et de l’écologie (un État start-up). Ce n’est pas un hasard si l’un des plus actifs dans ce type de folie politique est le geek Peter Thiel (projet du Seasteading Institute), co-fondateur de Paypal : le mariage du numérique et de l’argent, de l’entre-soi et de la technologie.
Mais comment ne pas constater que loin de susciter la révolte, ce type d’hyper-individualisme à base de technologie suscite plus d’adhésion que de rejet, au mieux de la résignation ? Comment l’expliquer sinon en faisant l’hypothèse que la technicisation généralisée de la vie humaine provoque et s’appuie sur une gadgetisation (montres connectées, GPS, téléphones multifonctions) des services habituellement rendus entre et par des humains, c’est-à-dire sur une atomisation/désintégration de plus en plus poussée des rapports sociaux (c’est le point commun aux célèbres GAFAM).
Mr Mondialisation : Le développement technique « sans fin » est-il inéluctable pour autant ?
Michel Lepesant : Il y a malheureusement un sens inéluctable du « progrès » technique, pour deux raisons majeures. D’abord, les avancées techniques sont sans frein. Classiquement, les freins civilisationnels sont d’ordre moraux mais Jacques Ellul a bien montré que l’autonomie de la technique signifiait non seulement une guerre dirigée contre les valeurs sociales traditionnelles mais aussi leur remplacement par des valeurs technologie-compatibles. Car la technique en vient à exiger des humains un certain nombre de vertus : « Précision, exactitude, sérieux, réalisme, vertu du travail » et même certaines attitudes de vie : « Modestie, dévouement, coopération… ». C’est ainsi que l’éthique technicienne en vient même à être une éthique vécue (ce qui pour certains valide sa supériorité sur les autres éthiques qui en restent aux exigences et aux recommandations !).
Ensuite, il faut remarquer que la technique a toujours autoproduit son propre dynamisme : ne doutons pas qu’il n’existe aucun problème auquel la technique ne puisse, un jour ou l’autre, apporter une solution mais ajoutons que toute solution technique produira un nouveau problème ; bien sûr, ce problème trouvera sa solution qui provoquera son problème qui… Cet enchaînement de problèmes et de solutions, c’est ce que l’on appelle le « progrès » : on ne sait pas où on va, mais on y va, « vers l’infini, et au-delà » (Buzz l’Éclair). Un progrès sans fin, sans finalité mais (suivant la loi dite de Dennis Gabor), « tout ce qui est techniquement faisable sera tôt ou tard fait ». « C’est l’idée fixe de la troisième révolution industrielle –, on considère ce qui est possible comme absolument obligatoire, ce qui peut être fait comme devant être absolument fait » (Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, II, 1979). Pour annoncer ce labyrinthe de la technique dans lequel même les inventeurs sont prisonniers de leurs propres inventions, les grecs pouvaient écouter le mythe de Dédale. Cause toujours.
Mr Mondialisation : Dans quelle mesure la décroissance (ou objection de croissance) apporte-t-elle des réponses à ces problématiques ?
Michel Lepesant :
Du réalisme : essayons de croire qu’il y a un sens (historique, donc politique) à distinguer entre « progrès », « développement » et « évolution ». Rejetons le mythe du progrès et les fables du développement (Gilbert Rist) : en nous interrogeant à propos des évolutions que nous voulons, nous donnons déjà une dimension politique à la question.
De l’idéalisme : la lucidité, même hyper-critique, dirigée contre l’hyper-puissance du technicisme contemporain vaut mieux que toute attitude de fuite. Mais, même les pieds sur terre, il nous faut des « étoiles » pour orienter notre agir. C’est pourquoi la décroissance s’articule autour de quatre grandes valeurs : autonomie, convivialité, sobriété, partage. Notre « principe espérance », c’est qu’elles pourraient, encore aujourd’hui, cadrer une technique qui resterait à l’échelle des humains, fonder une possible souveraineté technique.
Pour relever ce double défi, idéaliste et réaliste, la décroissance – en tant que seule politique généraliste actuelle – devrait assumer de défendre des propositions politiques.
Proposer au moins une réponse décroissante à chacune des trois « grandes » questions : sociale, écologique, politique. Ce serait déjà ça et cela romprait tellement avec toutes ces offres politiques, même les plus contestataires, dont on est bien incapable de fournir la moindre revendication mise en avant.
Pour repasser sous les plafonds de la soutenabilité sociale, écologique et politique, que devons-nous revendiquer ?
– Question sociale : résoudre enfin et définitivement l’intolérable existence de la misère dans un monde si riche, exclure l’exclusion. Plus personne en dessous des planchers de la misère, plus personne au-dessus des plafonds de la richesse. Accorder sans aucune condition à chaque être humain les moyens de réaliser une vie humaine, reconnaître la participation de chacun à toute vie sociale, ne plus croire à la fable d’une origine individuelle de la production de la richesse, voilà le sens de la double revendication d’un revenu inconditionnel et d’un revenu maximum.
– Question écologique : il ne devrait y avoir aucune honte (prométhéenne) à reconnaître les limitations que la vie nous fournit. Si nous aimons assez nos enfants – les générations futures – alors, sans attendre, nous devons produire un monde qui restera dans l’avenir un monde humain ; et pour cela nous devons respecter la nature, respecter ses limitations. Commençons donc par limiter toute arme de destruction massive de la nature, et donc évidemment la technique contemporaine. C’est le sens de la revendication d’une garantie pièces et main-d’œuvre au minimum de 15 ans pour tous les objets techniques qui colonisent nos vies. Il y aurait encore des machines à laver, des trains, des téléphones, mais les mêmes plus longtemps ; certainement beaucoup plus partagés, réparables, plus solides, plus conviviaux (Ivan Illich), plus autonomes.
– Question démocratique : il faudrait retrouver de la souveraineté, c’est-à-dire de la capacité à se donner à soi-même ses propres lois, ses propres contrôles. Il faudrait remettre la volonté générale et ses expressions démocratiques au centre de l’espace public de la parole et de l’action politiques. Pour cela, il y a déjà tout un faisceau de revendications politiques à tresser, à combiner, à articuler (surtout ne croyons pas qu’il y aurait une « cause des cause » et qu’il suffirait de la maîtriser pour tout résoudre magiquement) : tirage au sort, mandat impératif, conférence des citoyens, contrôle à mi-mandat, décentralisation réelle (basée sur la coopération des territoires et non sur leur mise en concurrence), démocratisation radicale de toute activité d’extraction, de production, de consommation, etc.
Il y a donc encore de l’espérance, non pas dans l’illusion qu’on va y arriver, mais dans le désir d’y arriver. Une espérance sans espoir en quelque sorte, une espérance de désespéré : sans espérer, sin esperar, sans attendre.
Pour s’inscrire aux journées d’été de la décroissance qui se tiendront du 20 au 23 juillet dans le Puy de Dôme : ladecroissance.xyz
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