Dans l’ouvrage 10 questions + 1 sur l’Union européenne, publié chez Michalon, David Cayla et Coralie Delaume donnent des réponses essentielles pour comprendre le fonctionnement de cette institution. Un ouvrage éclairant à mettre entre toutes les mains en cette période électorale. 

Nous avions déjà rencontré David Cayla en 2018 pour discuter de son livre aussi iconoclaste que vital : l’Économie du réel. Un ouvrage qui nous avait fait forte impression par la rigueur de son raisonnement. C’est à l’occasion de la sortie de 10 questions + 1 sur l’Union européenne, co-écrit avec la journaliste Coralie Delaume, que nous le retrouvons cette semaine. Les deux auteurs signent une analyse précise des dérives de Bruxelles, des contradictions de la construction européenne et des méfaits du libre-échange. Un livre riche où le ton académique côtoie un phrasé percutant ; la démonstration n’en est que plus implacable. Quels-sont les enjeux des élections à venir ? Quel-est le rôle du Parlement européen ? Est -il possible de procéder à une harmonisation fiscale ? Si toutes ces questions vous font froncer les sourcils, ce livre est fait pour vous. Interview.

Mr Mondialisation : Les élections européennes arrivent à grand pas. Paradoxalement, on ne semble pas parler davantage d’Europe dans les médias français. Dans un même temps, on nous parle de campagne et de lutte politique entre les différents partis, mais finalement très peu de lutte idéologiques relatives à l’Union européenne elle-même. Comment l’expliquez-vous ?

David Cayla & Coralie Delaume : On en parle un peu. Un premier débat a eu lieu début avril avec les têtes de listes et il y a été question d’Europe. Le reste du temps toutefois – c’est à dire hors campagne pour les Européennes – les politiques tendent à éviter le sujet. Ils craignent, à droite comme à gauche, que les électeurs s’aperçoivent de l’immense ratage dont ils sont communément responsables. En parler, ce serait avouer que le projet européen est en crise ; que les États ne parviennent plus à s’entendre et à surmonter leurs divisions pour construire un projet commun. Que la méthode communautaire, fondée sur une puissante Commission européenne initiant des projets d’intérêt général, ne fonctionne plus.

L’Union européenne est aujourd’hui empêtrée dans trois crises profondes qu’elle ne parvient pas à résoudre. La première, c’est la crise de l’euro qui s’est soldée par une mise sous tutelle humiliante pour les pays d’Europe du Sud. Dans ces pays, les créanciers ont imposé des politiques d’austérité d’une violence inouïe. En Grèce, le PIB s’est effondré de 25 %. Les services publics se sont dégradés à tel point que le taux de mortalité a augmenté de 15 % entre 2008 et 2015. Le chômage de masse a fait fuir la population jeune et éduquée. L’émigration est passée de moins de 40 000 par an avant 2007 à plus de 100 000 de 2012 à 2017. Au total, la Grèce a perdu plus de 250 000 habitants du seul fait des soldes migratoires. Or, lorsque les électeurs ont voulu contester le bien-fondé de ces politiques en portant au pouvoir une coalition de gauche en janvier 2015, celle-ci s’est heurtée aux institutions européennes, lesquelles ont imposé au pays une nouvelle cure d’austérité. Dans la Fin de l’Union européenne, nous racontons comment la Banque centrale européenne est allée jusqu’à priver les grecs de leur propre monnaie pour faire plier le gouvernement en s’attaquant frontalement à l’économie du pays.

La deuxième crise est celle des réfugiés qui a été gérée dans la confusion la plus totale. À l’été 2015, environ un million de personnes qui fuient la Syrie dévastée par la guerre tentent de rejoindre le territoire de l’Union européenne en franchissant la frontière maritime entre la Turquie et la Grèce, souvent sur des canots de fortune. La Grèce est débordée devant les demandes d’asile au moment même où son économie est au plus mal. Au lieu d’aider la Grèce à faire face, l’Allemagne décide de suspendre unilatéralement le règlement de Dublin en permettant aux réfugiés, arrivés en Grèce, d’accéder librement à son territoire. Des centaines de milliers de réfugiés se mettent alors à traverser les Balkans et l’Europe centrale pour se rendre en Allemagne. En réaction, certains pays comme l’Autriche suspendent la libre circulation des personnes ; la Hongrie, pour sa part, fait construire un mur pour empêcher les réfugiés d’accéder à son territoire. Au final, la décision allemande contraint la Commission à organiser en catastrophe une répartition européenne des réfugiés. Ce sera l’occasion d’un conflit très dur avec les pays d’Europe centrale qui, dès lors, entreront en opposition frontale avec les autorités européennes. L’incapacité de l’UE à gérer cette crise a conduit à l’enracinement de partis populistes eurocritiques en Europe centrale, mais également en Italie, concernée elle aussi par l’afflux de réfugiés venant de Libye. En fin de compte, les institutions européennes ont perdu une grande partie de leur autorité. La Pologne et la Hongrie sont menacées d’une procédure de sanction par les autorités européennes tandis que l’Italie s’oppose ouvertement aux règles européennes, notamment celles qui lui imposent des politiques d’austérité.

Troisième et dernière crise, la gestion du Brexit. En juin 2016, les électeurs britanniques votent pour sortir de l’Union européenne. C’est un vote historique qui entend organiser pour la première fois un départ ordonné de l’UE. Or, après deux ans de négociations, on ne sait toujours pas quand ni comment la sortie du Royaume-uni sera organisée. Le front uni que les 27 avaient présenté pour obtenir un accord qui contraindrait les britanniques à maintenir l’Irlande du nord dans le marché unique et le reste du territoire dans des accords douaniers est en train de se lézarder depuis qu’il se sont aperçu que le Parlement de Londres refusait un tel accord. Aujourd’hui, les 27 sont divisés entre la ligne intransigeante d’Emmanuel Macron, qui est prêt à forcer les britanniques à un « no deal », et la ligne allemande, plus conciliante, qui s’effraie des conséquences qu’une absence d’accord pourrait avoir pour ses exportations et son économie.

En fait, les États membres ne parviennent plus à s’entendre car ils ont des intérêts contradictoires. Le Sud de l’Europe aurait besoin d’une relance industrielle et économique, l’Est voit sa population partir et se replie sur son identité nationale, la France voudrait améliorer la convergence fiscale et sociale, l’Allemagne aimerait éviter de trop changer une UE qui protège ses intérêts… Ainsi, tout projet porté par un pays se heurte à l’intérêt national d’un autre qui, dès lors s’y oppose. Contrairement à ce que laissent entendre les européistes (ceux qui pensent que le dépassement des nations par la construction européenne est un bienfait), les récentes crises démontrent qu’il n’existe pas d’intérêt général européen. C’est pour cela que les responsables politiques peinent à parler d’Europe. Il leur faudrait avouer que le processus de construction européenne qui a été engagé depuis plus de soixante ans est en train d’échouer.

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Mr Mondialisation : Mais pour les citoyens ces élections ont-elles un véritable enjeu ou est-ce leur superficialité qui explique ce désintérêt du débat public pour ces questions ?

David Cayla & Coralie Delaume: Il est clair que les citoyens européens s’intéressent peu à ces élections. La grande majorité du corps électoral, d’ailleurs, s’abstient. Sans doute considèrent-ils la question européenne comme une question de relations internationales alors qu’elle est, au contraire, un sujet de politique intérieure. En effet, les lois nationales sont subordonnées aux traités européens à tel point que les juristes estiment que les traités constituent une sorte de Constitution européenne de fait. Or, l’inspiration idéologique de cette quasi-Constitution est profondément néolibérale. De nombreux éléments de politique économique sont gravés dans le marbre des traités, ce qui rend toute véritable alternance illusoire. On le voit bien d’ailleurs : en France, les gouvernements de gauche et de droite se succèdent à la tête du pays depuis les années 1980, mais les politiques économiques menées vont toutes dans le même sens : déflation salariale, déréglementation du marché du travail, détricotage de l’État providence, austérité budgétaire, ouverture à la concurrence des services publics, privatisations…

« L’appartenance communautaire de la France conditionne les politiques économiques nationales »

Le contenu des traités n’est pas l’unique cause de tout cela (le néolibéralisme a bien entendu sévi dans des pays qui n’appartiennent pas à l’UE), mais en Europe il en est le principal moteur. L’Union européenne est une sorte de « petite mondialisation pure et parfaite » d’échelle continentale. Une « petite mondialisation » directement branchée sur la grande, via la libre circulation des capitaux entre les pays de l’Union et les pays tiers – grâce à laquelle l’Europe a importé la crise des subprimes par exemple – et via les traités de libre-échange négociés par la Commission : CETA, JEFTA, etc.

L’appartenance communautaire de la France conditionne donc, dans des proportions très importantes, les politiques économiques nationales. Ne parlons même pas des politiques qui sont directement prescrites par Bruxelles. Il faut savoir par exemple que derrière la réforme de la SNCF décidée par Macron, on trouve une directive européenne de juillet 1991 « relative au développement de chemins de fer communautaires », ainsi que toute la série des « paquets ferroviaires » (2001-2016). Autre exemple : la Commission presse actuellement la France de déléguer la gestion d’un certain nombre de ses barrages hydroélectriques à des prestataires privés au nom des traités qui imposent une « libre » concurrence dans le marché de l’électricité. Une procédure d’infraction a même été ouverte contre notre pays, dont il est jugé qu’il traîne un peu trop des pieds. Enfin, c’est au nom du droit communautaire que l’on prévoit, à partir de 2024, de démanteler le monopole de la RATP dans le transport urbain francilien. Tous les services publics sont ainsi défaits les uns après les autres depuis les années 1990 au nom de la libre concurrence.

En somme, même si les électeurs n’en ont pas toujours conscience, les enjeux européens sont extrêmement importants dans les politiques économiques et sociales. Néanmoins, cela n’implique pas que les élections européennes constituent en elles-mêmes un enjeu important. En effet, le Parlement européen n’est pas un véritable parlement et ses pouvoirs sont extrêmement limités, notamment car il ne peut pas changer le contenu des traités ni leur interprétation. Tout comme les parlements nationaux, le Parlement européen est donc contraint de voter des directives qui s’inscrivent dans l’architecture néolibérale des traités actuels.

Crédit : Margot l’Hermite

Mr.Mondialisation : Dans votre introduction, vous faites un lien de causalité direct entre le mouvement des gilets jaunes et les politiques mises en place par Bruxelles. Qu’entendez-vous par là ?

David Cayla & Coralie Delaume : Avec le mouvement des Gilets jaunes, on a clairement vu émerger deux types de revendications : des revendications démocratiques et des revendications de justice économique et sociale.

Les revendications démocratiques sont le produit d’une insatisfaction profonde dans la manière dont la démocratie fonctionne. On ne peut d’ailleurs pas comprendre la réticence de nombreux leaders du mouvement vis-à-vis de la démocratie représentative sans se souvenir du traumatisme qu’a été le référendum de 2005 relatif au Traité constitutionnel européen. À l’époque, à l’issu d’un débat extrêmement vif, les électeurs avaient largement rejeté le projet de traité. Or, l’objet du référendum était justement de faire avaliser par la population l’ensemble de l’architecture néolibérale qui avait été négociée furtivement au cours des années précédentes. Face à ce refus, les parlementaires avaient repris la main en ratifiant le traité de Lisbonne deux ans plus tard, un traité pratiquement identique à celui qui avait été rejeté par les électeurs.

Le projet de RIC (référendum d’initiative citoyenne) défendu par les gilets jaunes est en quelques sorte une réponse à ce traumatisme originel. Les gilet jaunes ont le sentiment que les parlementaires ne défendent plus l’intérêt général mais des intérêts de classe. Certains oublient néanmoins que l’échelon européen impose un cadre très stricts sur le contenu des lois. En ce sens, la mise en place du RIC ne peut constituer à lui seul une réponse au malaise démocratique actuel, car l’échelon européen risque de se mettre en travers des propositions référendaires initiées par les électeurs. Il faudrait d’ailleurs s’interroger plus largement sur ce qu’impliquerait le rétablissement d’une véritable démocratie. Peut-il y avoir démocratie lorsque des règles élaborées en dehors de tout contrôle démocratique (c’est le cas notamment des nombreuses jurisprudences de la Cour de justice de l’UE), priment sur les lois nationales ?

Concernant les revendications économiques et sociales (hausse du SMIC, développement des services publics, hausse des retraites, fiscalité plus juste, etc.), elle sont hors d’atteinte également. Certes, les traités européens n’interdisent pas directement à la France d’augmenter le salaire minimum ou de rétablir l’ISF. Mais l’organisation économique de l’Union européenne met le système social et fiscal français en concurrence directe avec ceux des autres pays européens. Dans un tel environnement, décider d’augmenter le SMIC ou de taxer le capital c’est risquer de voir les investissements fuir dans un autre État membre. C’est d’ailleurs tout le pari fait par Emmanuel Macron. Il a souhaité faire de la France une économie attractive pour les capitaux étrangers. D’où une politique fiscale et sociale extrêmement favorable aux employeurs qui s’est traduite notamment par les ordonnances travail prises au tout début de son mandat, mais aussi par la baisse de l’impôt sur les sociétés.

Mr.Mondialisation : Les maux dont souffre l’Union européenne semblent trouver leur source en 1986 avec l’Acte unique européen. Pourriez-vous nous rappeler le contenu de ce texte et nous expliquer dans quelle mesure il signe le début des ennuis ? 

David Cayla & Coralie Delaume : Une partie du problème remonte plus loin que ça, aux années 1960. A cette époque, dans la France gaulliste, deux visions de l’Europe se sont affrontées : une vision « intergouvernementale » et une vision « supranationale ». Les gaullistes portaient la première. Ils voulaient bâtir une « Europe des nations » respectueuse des souverainetés nationales, indépendante des États-Unis et du bloc de l’Est, une Europe qui s’affirmerait peu à peu comme une entité géostratégique forte, et dont l’objet aurait été la coopération dans les domaines des Affaires étrangères et de la Défense. Ce fut l’objet des deux « plans Fouchet » successifs, que de Gaulle échoua à faire adopter par les partenaires de la France.

L’autre vision était celle des « Pères fondateurs », notamment celle de Jean Monnet. Ce dernier désirait une Europe en surplomb des nations, dans le but de bannir l’influence des « nationalismes » du continent. Cette vision était celle d’une fédéralisation progressive et furtive, qu’on espérait pouvoir faire avancer sans que les peuples ne s’en aperçoivent, et sans leur demander leur avis. C’est cette seconde vision qui a triomphé. Elle a donné l’Europe de l’économie et du droit que nous connaissons, ce grand édifice technocratique à cheval entre l’organisation internationale, l’État fédéral et l’Empire. Certains européistes concèdent d’ailleurs le caractère partiellement impérial de l’UE. Bruno Le Maire vient de faire paraître un livre sur l’Europe qui s’intitule « Le nouvel Empire ». Quant au fédéralisme partiel, il s’incarne dans un certain nombre d’institutions indépendantes supranationales telles la Cour de justice de l’UE ou la Banque centrale européenne. Cette dernière gère une véritable monnaie fédérale, l’euro, mais de manière technocratique et hors du contrôle des autorités politiques et des citoyens. Le fonctionnement de l’euro illustre assez bien cette Europe en surplomb qui se méfie de la démocratie.

Bref, un mauvais départ avait déjà été pris pour l’Europe. Pourtant, dans le domaine économique, des marges de liberté persistaient à l’échelon national. Jusqu’à la fin des années 1980, la France pouvait mener une politique industrielle autonome en finançant de grands projets industriels nationaux tels que le TGV, ou internationaux tels Airbus (dont le consortium regroupait des pays non membres de la CEE, il faut le rappeler). En 1986, un tournant très important est pris avec la signature de l’Acte unique. Jusqu’à cette date, la CEE s’était peu immiscée dans les politiques économiques nationales, à l’exception de la politique agricole commune. À une époque encore relativement protectionniste, le tarif extérieur et le marché commun garantissaient aux industriels de chaque pays un débouché intérieur suffisant pour leur développement ainsi qu’une certaine protection vis-à-vis des pays tiers.

Crédit : Margot l’Hermite

La création du marché unique et le renforcement du libre-échange dans les années 1990 vont changer la donne. Alors que le marché commun permettait la libre circulation des marchandises, le marché unique instaure le régime dit des « quatre libertés ». À la libre circulation des marchandises s’ajoute celle des services, des capitaux et du travail.
La libre circulation des services bouleverse le fonctionnement des services publics. Auparavant, ces derniers étaient rendus par des entreprises d’État fonctionnant en monopole. Or, le principe de libre prestation de service implique la fin des monopoles publics. De même, afin que la concurrence ne soit pas faussée, les aides d’État sont interdites pour tout ce qui relève du secteur marchand. Les subventions ne sont justifiées que si elles compensent les coûts des « services d’intérêt généraux ». Mais impossible de réserver ces prestations à des entreprises d’État. Là aussi, le principe de concurrence domine. Ainsi, n’importe quel entrepreneur doit pouvoir produire des services publics et toucher les subventions compensatoires qui leurs sont attachées.

La libre circulation du travail se traduit, dans les années 1990, par la création de l’espace Schengen qui interdit les contrôles aux frontières, et par l’organisation du détachement qui permet à un salarié de travailler dans un autre pays européen en restant officiellement résident de son pays. Le détachement met en concurrence des salariés en permettant aux employeurs de payer les cotisations sociales du pays d’origine, souvent bien plus faibles que celles du pays où ils travaillent.

Enfin, la libre circulation du capital permet à l’épargne d’aller s’investir dans le pays qui promet la rentabilité la plus élevée. C’est ce principe de libre circulation du capital qui est à l’origine des politique d’attractivité. Pour attirer investissements et emplois sur son territoire, il faut garantir aux investisseurs le taux de profit le plus élevé possible. La création de l’euro en 1999 participe de cette logique en créant un vaste marché financier pan-européen contrôlé par la Banque centrale européenne (BCE) dans lequel s’impose la loi du profit maximal.

En somme, le marché unique a établit les règles d’une concurrence qui se veut parfaite et qui en son nom s’oppose à toute intervention publique. Ainsi, les États sont privés non seulement de leurs politiques commerciales (compétence exclusive de l’UE), mais également de leur politique monétaire (déléguée à une BCE indépendante), de leur politique de change (puisqu’ils sont membres de l’euro et qu’ils ne peuvent plus dévaluer), de leur politique budgétaire (qui doit tendre vers l’équilibre et qui est sous étroite surveillance de la Commission) et de leur politique industrielle (puisque toute aide publique est contraire au principe de libre concurrence).

En imposant le respect des mêmes règles à un ensemble de pays dont les situations économiques sont très différentes, le marché unique a accentué les déséquilibres et a privé les États de la capacité de mener des politiques économiques compensatoires. Ainsi la Grèce, qui se trouve en périphérie de l’UE et éloignée des grands centres industriels européens devrait se soumettre aux mêmes règles que l’Allemagne, laquelle bénéficie d’une histoire industrielle sans équivalent en Europe et d’infrastructures économiques bien plus performantes que celles de la Grèce et dont elle a hérité.

Mr.Mondialisation : Certains pays n’hésitent pas à jouer d’une fiscalité avantageuse pour attirer les capitaux voisins. Une véritable course au moins disant fiscale en découle. Est-il possible d’endiguer ce phénomène ?

David Cayla & Coralie Delaume : Le dumping fiscal et social est une conséquence directe du marché unique. Car la concurrence « libre et non faussée » promise par les textes européens est en réalité complètement faussée de par les situations des différents pays et leur accès aux infrastructures productives. Schématiquement, plus un pays est éloigné du cœur industriel de l’Europe, moins son industrie est compétitive et plus il a tendance à se désindustrialiser. Le cœur industriel de l’Europe a accumulé dans son histoire des infrastructures propices à son développement. Dès lors, en vertu du principe de libre circulation du capital, celui-ci a tendance à se concentrer dans les régions centrales et à déserter les zones périphériques comme l’illustre la carte ci-dessous.

Dans ce contexte, pour attirer les emplois et les investissements industriels, les pays périphériques n’ont guère le choix. Privés de la plupart des outils de politique économique, ils ne peuvent jouer que sur les deux leviers qui leur reste. La politique fiscale d’abord, qui les conduit à se livrer à toutes les modalités possibles du dumping (stratégie efficace pour les petits pays comme l’Irlande ou le Luxembourg).

Le « coût du travail » ensuite, que l’on cherche prioritairement à réduire pour tâcher de gagner un peu de compétitivité. Si bien que les divers pays européens n’ont de cesse de déréglementer leur marché du travail. En France on a eu la « loi El Khomri » et les « ordonnances Pénicaud ». L’Italie de Mateo Renzi a eu le Jobs act ; des réformes similaires ont étés mises en œuvre en Espagne, en Grèce et au Portugal. L’idée est de copier le « modèle allemand », dont on croit à tort qu’il doit son succès aux « lois Hartz » qui ont dérégulé le marché de l’emploi au milieu des années 2000. Or c’est un contresens ! L’Allemagne doit avant tout ses excédents commerciaux faramineux à sa position centrale dans le marché unique qui lui permet « d’aspirer » les capitaux productifs et les travailleurs des autres pays et à l’existence de l’euro qui est très largement sous-évalué pour son économie.

En somme, le marché unique et l’euro sont la cause d’un double clivage : entre les pays et à l’intérieur de chaque pays. Parmi les pays membres, il y a les gagnants de l’intégration communautaire (typiquement l’Allemagne) et ses perdants : les pays périphériques. À l’intérieur de chaque pays, on a là encore des gagnants (les catégories supérieures) et des perdants : les catégories populaires, notamment les ouvriers que le grand marché dérégulé met en concurrence à l’échelle du continent.

On ne pourra pas réduire ces clivages sans imposer une convergence sociale et fiscale en Europe. Mais cela posera alors un nouveau problème. Si on interdit le dumping, quel outil restera-t-il aux pays périphériques pour se développer et compenser leurs désavantages structurels ? En théorie, la convergence sociale et fiscale nécessiterait d’être complétée par la mise en place de transferts entre les gagnants et les perdants aussi bien entre les pays qu’au sein de chaque pays. Sans cela, les dynamiques de divergence risquent à terme de faire exploser l’édifice européen et les sociétés elles-mêmes. Or, il n’y a justement aucun consensus européen pour organiser ce type de transferts. Ceux-ci supposeraient l’existence d’une solidarité organique qu’on ne retrouve pas en Europe. Les classes supérieures elles-mêmes semblent se désintéresser de plus en plus du sort des classes populaires. Voilà où conduit l’idéologie de la concurrence poussée jusqu’à l’absurde !

Mr.Mondialisation  : Puisque les traités posent problème, ne peut-on pas, tout simplement, les modifier ?

David Cayla & Coralie Delaume : En théorie, on peut. En réalité, c’est rigoureusement impossible. En effet, une modification des traités requiert l’aval de tous les États membres. L’article 48 du traité sur l’Union européenne (TUE) prévoit deux types de procédures de révision, une procédure ordinaire et une procédure simplifiée, mais l’une et l’autre nécessitent l’unanimité des pays membres, unanimité plus qu’improbable dans les faits. Les intérêts des différents États sont très différents comme nous venons de le voir. De surcroît, les divergences économiques ont éloigné les pays les uns des autres au lieu de les rapprocher, ce qui éloigne toute perspective d’unanimité.

Prenons un exemple. Imaginons l’on veuille modifier le mandat de la Banque centrale européenne, de façon à ce qu’elle ne se contente plus de lutter contre l’inflation mais qu’elle se préoccupe au moins autant – à l’instar par exemple de la Federal reserve américaine – de la croissance et de l’emploi. L’Italie, l’Espagne le Portugal mais aussi la France, seraient très favorables à cette révision. En revanche, l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Finlande seraient vigoureusement contre, ce qui la ferait échouer. Un pays comme la France aurait besoin d’une croissance forte pour créer des emplois et un peu d’inflation l’aiderait à « grignoter » sa dette. À l’inverse, l’Allemagne est un pays qui, en raison de son histoire très particulière, voue un véritable culte à la stabilité des prix, qui n’a pas spécialement besoin de se désendetter puisque son budget est à l’équilibre et qu’elle emprunte gratuitement sur les marchés. Par contre, elle aurait tout à craindre d’un retour de l’inflation qui « grignoterait » le bas de laine de ses épargnants âgées.

De même, si l’on envisageait de refondre les traités pour faire advenir une « Europe sociale », les pays d’Europe centrale mettraient leur veto. Car ces pays, vivent du dumping social qu’ils imposent à leurs partenaires depuis leur entrée dans le marché unique, tout comme l’Irlande et le Luxembourg vivent du dumping fiscal, et s’opposeront donc à une convergence fiscale alignée vers le haut. Tout est à l’avenant. Qui peut croire les Vingt-sept capables de tomber d’accord au même moment pour une adaptation des traités alors qu’ils n’ont pas été capables, de s’accorder sur la mise en place d’une modeste taxe sur les entreprises du numérique proposée par la France mais que d’autres pays ont catégoriquement refusée ?

Mr.Mondialisation : Finalement, quelle est la solution ? Faut-il sortir de l’Union européenne et procéder à un Frexit ?

David Cayla & Coralie Delaume: Nous répondons partiellement à cette question dans notre dernier livre, mais à vrai dire, notre travail consiste avant tout à analyser ce qui est. Quant à ce qu’il faudrait faire, c’est aux partis politiques de proposer.

Quoiqu’il en soit, nous pensons que la question à se poser est davantage « quel est notre projet de société, quel est le monde que nous souhaitons bâtir », que « faut-il sortir de l’Union européenne ». Plutôt que de présenter le « Frexit » comme une fin en soi, il serait sans doute plus judicieux, de la part des politiques, de présenter aux électeurs un certain nombre d’objectifs, et de leur expliquer en quoi ces objectifs sont irréalisables dans le cadre actuel.

Des mêmes auteurs, publié en 2017 chez Michalon

On pourrait par exemple dire que tout projet de réindustrialisation du pays, est impossible avec une monnaie surévaluée et dans un cadre économique qui interdit toute politique industrielle. Que tout projet de mettre un terme à l’évasion et au dumping fiscaux, est impossible dans le cadre du marché unique où prévaut la libre circulation des capitaux. Que tout projet de développer et de renforcer les services publics est incompatible avec la rigueur budgétaire imposée, ainsi qu’avec les règles juridiques européennes qui font de la « libre concurrence » un principe intangible, et conduisent à « l’ouverture à la concurrence » de nombreux services publics. Que la lutte contre le changement climatique et l’amélioration des normes environnementales sont incompatibles avec la politique libre-échangiste inscrite dans les traités. Et ainsi de suite.

Nous voudrions donc insister sur deux choses :

1/ l’Union européenne n’est pas l’Europe. Les européistes essaient de nous effrayer en agitant l’épouvantail de la « sortie l’Europe », ce qui n’a pas de sens. L’Europe est un continent, composé d’un certain nombre de pays, et la France ne va ni quitter cet espace géographique pour aller sur la lune, ni cesser d’entretenir des relations avec les pays voisins. L’Union européenne n’est qu’une modalité – contingente et relativement récente au regard de l’histoire – d’organiser le continent. C’est donc bien l’Union européenne qu’il faut viser, non l’Europe.

2/ la reconquête d’une souveraineté n’est pas une fin mais un moyen. Un moyen d’aller vers davantage de justice sociale et de démocratie afin que la société reprenne la main sur l’économie. Ainsi, s’il est nécessaire de développer un projet positif qui doit tendre à dépasser l’Union européenne c’est justement parce que cette dernière empêche les pays européens de coopérer, qu’elle ne parvient pas à répondre aux importants enjeux environnementaux, et qu’elle est structurellement incompatible avec une véritable république sociale.

– Propos recueillis par T.B. pour Mr Mondialisation

10 Questions + 1 sur l’Union européenne. Prix : 12 euros. Broché – format : 13 x 20 cm
ISBN : 978-2-84186-916-9 • 14 mars 2019 • 128 pages


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