L’évasion fiscale est de notoriété publique, mais peu savent véritablement de quoi il en retourne. Ou alors, très vaguement, comme d’une sorte de hold-up plus ou moins légal, dirigé à grande échelle par une minorité d’ultra-riches. De fait, La (Très) Grande Évasion représente sans doute le film qui manquait à notre siècle sur ce sujet. Un film puissant, étonnamment limpide et exhaustif, s’offrant même le luxe d’un humour incisif, à propos d’un système déloyal qui ne cesse de se prétendre trop technique pour le commun des mortels. Un film à présenter sans tarder, puisqu’il sera en salles dès ce 7 décembre.

La (Très) Grande Evasion est le nouveau film de Yannick Kergoat, écrit en collaboration avec Denis Robert (lanceur d’alerte dans l’affaire Clearstream) et distribué par Wild Bunch, Le Bureau et La Grande Distribution. 

Après Les nouveaux chiens de garde, sorti en 2011 sur la collusion entre médias, politiques et intérêts économiques, le réalisateur revient donc au cinéma avec un documentaire sur l’évasion fiscale, depuis ses origines jusque dans ses rouages les plus opaques. Autant dire : un gros morceau. Mais il était temps ; véritablement et sacrément temps d’y voir plus clair dans ce tas de nœuds que les intéressés ont toujours inlassablement tenu à présenter comme forcément trop complexe et inaccessible à la logique du peuple. Pour contredire cette injonction évidente à regarder ailleurs, rien de tel qu’une remise à niveau efficace, et hautement recommandée. 

 

L’évasion fiscale, on n’y comprend rien, mais on a tous un avis dessus.

Cahuzac, Sarkozy, Balkany, Total ou Dassault… L’évasion fiscale, c’est ce problème d’ampleur dont tout le monde a parfaitement conscience, mais dont la mécanique profonde reste encore à ce jour terriblement floue dans l’esprit collectif. Pour la plupart qui ont une vague idée de son fonctionnement, il s’agit en définitif d’une méthode (trop) bien rodée consistant à cacher son argent des impôts et autour de laquelle s’organisent les plus fortunés. 

Mais tellement bien rodée que, souvent, on ne sait pas en dire davantage. Ce qui n’empêche pas certains d’y être fermement favorables… De fait, nombreux sont ceux qui défendent, sans même en bénéficier – mais simplement parce qu’il fait bon rêver d’être un jour à la place de ces exemples starifiés de la réussite capitaliste que tous ces arrangements sont sinon légaux, du moins légitimes ! En réalité, ils n’en savent pas tant, mais répètent ce discours que les concernés rabâchent inlassablement à longueur d’auditions, procès et interviews, au point d’en avoir imposé les principes fallacieux dans le débat public : « Nous payons nos impôts » ou « Il s’agit simplement d’optimisation fiscale ». Vraiment ? 

Audition des « BIG 4 », l’oligopole des 4 plus grands cabinets d’audit financier du monde : Deloitte, EY, KPMG et PwC (ci-dessus) / La (Très) Grande Evasion @LEBUREAUFILMS-WILD BUNCH (2022)

D’abord, il est utile de replacer la fraude fiscale dans son contexte. Ces riches-là ne sont pas ceux que l’on peut croiser dans la rue. Il s’agit d’une minuscule et infime partie de la population, extrêmement fortunée, dont le monopole des richesses dépasse l’entendement et contribue sciemment aux injustices sociales :

« En 2016, les 62 personnes les plus riches du monde possédaient autant que les trois milliards et demi d’humains les plus pauvres.

En cinq ans, la fortune de ces 62 personnes a augmenté de 45 %.Au cours de la même période, la richesse de la moitié la plus pauvre de l’humanité a diminué de 38%.

Si on s’intéresse à la France, la richesse cumulée des 500 plus grandes fortunes a été multipliée par 7 en vingt ans »

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Yannick Kergoat et Denis Robert mettent les choses au clair : « USBS, HSBC, Luxleaks, Panama Papers, Paradise Papers, CumEx : depuis plusieurs années, un scandale chasse l’autre. Avec la litanie des affaires financières et l’absence de réaction du personnel politique pour y faire face, s’est même imposée l’idée que la fraude fiscale était la conséquence d’un niveau d’imposition trop élevé. Et donc qu’il fallait in fine s’en accommoder. Les juristes des multinationales relayés par les politiques et les médias ont inventé un mot pour faire passer cette pilule : l’optimisation fiscale».

« Nous payons nos impôts » par McDonald… La (Très) Grande Evasion (C) LE BUREAU FILMS – WILD BUNCH – 2022

Or, selon Oxfam, l’évasion fiscale consiste bien « à abuser des failles du système ; un système fiscal dépassé car il ne correspond plus à la réalité du monde économique d’aujourd’hui. Bien que jouant sur un terrain plus ou moins légal, l’évasion fiscale profite surtout du flou juridique entraîné par les changements profonds qu’a connus l’économie mondiale ces dernières décennies ».

En outre, le phénomène est bien plus pernicieux qu’il n’en a l’air (et il en avait déjà pas mal l’air). Car en plus de reposer sur des failles législatives, de telle façon que les montages juridiques deviennent si superficiellement complexes qu’ils camouflent habilement l’illégalité fondamentale du processus mondialisé, la fraude fiscale donne la fâcheuse impression de s’organiser au sein de sphères abstraites, comme retirée de l’espace commun. Aussi, tout est-il fait dans notre modèle pour qu’elle semble tenir tantôt d’une science jurdico-financière savante, réservée à une élite énarque, tantôt d’une réalité parallèle totalement indépendante de la notre, avec une existence et des codes propres desquels nous ne serions pas concernés. 

L’évasion fiscale n’est, pourtant, ni si compliquée à comprendre (même dans ses moindres détails), ni extérieure à notre paradigme. Elle est même si intrinsèquement liée à notre condition que ses conséquences sont omniprésentes au sein des sociétés et dans notre quotidien, d’une manière concrète et systématiquement néfaste, pour ne pas dire dévastatrice. Encore fallut-il que quelques courageux s’affairent à vulgariser l’ensemble de ses manifestations dans un format aussi pédagogique qu’attrayant.

Divertir avec un exposé sur la fraude fiscale ? C’est précisément le défi qu’a su relever La (Très) Grande Evasion, au-delà de toute attente. 

 

Enfin un film clair sur un sujet trop longtemps dérobé à notre regard citoyen

Le 7 Décembre, la fraude fiscale ne devrait plus avoir aucun secret pour personne. Ses ficelles, ses calculs, ses pirouettes, son historique, ses rhétoriques, sa gravité cruellement sous-estimée : tout est enfin rigoureusement décortiqué et présenté au sein d’une seule et même enquête filmique de fond.

Selon ses auteurs, la priorité était « d’en expliquer les mécanismes, de dévoiler les discours de façade, de démontrer comment l’évasion fiscale n’est pas un défaut du système néolibéral dont on pourrait s’accommoder, mais bien l’un de ses rouages essentiels qui accélèrent la  croissance des inégalités… et aussi d’en rire (jaune, parfois) ».

La (Très) Grande Evasion (C) LE BUREAU FILMS – WILD BUNCH – 2022

En ce sens, aux expertises juridiques, politiques et philosophiques, archives oubliées, comme extraits célèbres, analyses sérieuses et documents (mé)connus, s’ajoutent des animations explicatives d’une rare clarté, dont le style libre et direct est assez rafraîchissant. Les près de deux heures de montage dense et rythmé passent à une vitesse improbable pour un tel sujet. Et on y reviendrait presque pour le seul plaisir de la forme.

Les manœuvres labyrinthiques d’un microcosme hors-sol qui consistent à jongler avec des sommes invraisemblables paraît soudain limpide. Aussi limpide que, de fait, naturellement révoltant. La fraude fiscale n’aura jamais été autant dévoilée au grand public, qui était jusque-là enfumé, volontairement maintenu dans des tergiversations qui n’ont eu pour autre but que de faire gagner du temps à la conservation des privilèges : 

« Les riches, de plus en plus riches, peuvent exfiltrer leur fortune vers des paradis off shore, note le réalisateur, tandis que les pauvres, de plus en plus pauvres, devraient se contenter des miettes. Les personnes et les entreprises les plus riches ont de moins en moins de scrupules et de plus en plus de moyens à leur disposition pour échapper à l’impôt. Chacun alimente ainsi, sans aucun sentiment de culpabilité, la ruine progressive des mécanismes de redistribution ».

En effet, celles et ceux qui sont piégés dans l’ignorance du vertige idéologique et matériel des paradis fiscaux et de leurs sociétés écrans s’avèrent en être, en réalité, les premières victimes inavouées. Car contrairement aux croyances, l’évasion fiscale a des effets directs et réels sur nos vies. Le film rappelle d’ailleurs, une fois n’est pas coutume, qu’il est question en France de pas moins de :

« 100 milliards de fraude fiscale qui chaque année échappent au budget de l’État »

A y regarder de près, cette somme astronomique symbolise précisément tout ce qui manque à l’hôpital, à nos écoles, à nos paysages, à notre système de solidarité envers les plus précaires, à nos transports, à nos services publics en général : c’est-à-dire à la bonne vie de la cité. Et combien de vies ont d’ailleurs explicitement été négligées ou perdues à cause des manques de moyens dans ces structures ? Une défaillance d’autant plus criminelle qu’elle est en fin de compte orchestrée par l’extrême permissivité, couplée d’impunité, accordée aux plus riches capitaux dont la seule vocation est l’accumulation et la concentration insensée d’argent.

Jérôme Cahuzac à l’Assemblée @Mathieu Delmestre/Solfé communication (Flickr)

Le film le précise : 100 milliards, c’est précisément 1,5 fois le montant de l’argent récolté par l’État avec l’impôt sur le revenu : « Si on divise ces 100 milliards d’euros par les 36,7 millions de contribuables, cette fraude coûte 227 euros par contribuable et par mois ». Souvent conspuée car plus facile à se représenter, « la fraude sociale » coûterait quant à elle 4 milliards d’euros, soit 156 milliards de moins, soit 9 euros par contribuable et par mois, concluent les réalisateurs.

Revenons par exemple, il y a quatre ans, sur la fameuse formule : « Il n’y a pas d’argent magique » que répliquait Emmanuel Macron face à la détresse du secteur médical. C’était donc sans compter les chiffres indécents qui disparaissent chaque jour en amont – comme par enchantement – des caisses de l’Etat.

Yannick Kergoat et Denis Robert tiennent à le préciser : « Ces « affaires » – présentées comme des cas isolés – sont d’abord le produit d’une organisation de l’économie, de la société et de la vie politique ».

Or, malgré l’amplitude de cette tyrannie financière qui profite uniquement à un pourcentage infime de la population au détriment de tous les autres, malgré l’indignation qui a gagné les Gilets Jaunes, malgré les livres, les articles, les recherches, les reportages ou encore les actions militantes, ne reste un seul constat : rien ne change.

Et effectivement : « Alors que même le FMI préconise de rétablir pour lutter contre les inégalités une progressivité plus grande de l’impôt sur les revenus les plus élevés, il est frappant de voir que c’est l’inverse qui se met en place depuis des années… ».

Pourquoi ? Il suffit de citer l’OCDE elle-même pour en avoir une idée, puisque selon elle : « Il semblerait que ces politiques de redistribution se révèlent difficiles à mettre en œuvre politiquement car les personnes les plus riches sont celles qui ont tendance à avoir le plus d’influence politique, à travers le lobbying, l’accès aux – devenu « contrôle des » – médias, et un plus grand engagement politique ». Les auteurs poursuivent :

« Le citoyen lambda, armé de son pauvre bulletin de vote et de son déclinant pouvoir  d’achat, se sent totalement impuissant à enrayer cela.

Il y a de quoi en pleurer ».

Un film supplémentaire pourrait donc paraître tristement vain. Et pourtant, cette énième tentative est salutaire, puisque le résultat paraît tout à fait unique.

 

Conclusion : 2 heures d’intérêt public

Leur travail, il faut bien le dire, est colossal et de qualité. Mais sait surtout viser juste sur la longueur, dans un format populaire qui pourrait bien sortir notre citoyenneté des lacunes dans lesquelles on l’a injustement enfermée :

« Si la télévision refuse de faire ce travail et qu’Internet éparpille l’information, la salle de cinéma, elle, est un espace d’échanges et de débats ». 

En effet, durant cette séance (souvent suivie d’échanges), il sera question non seulement de réévaluer la solidité de nos connaissances à propos de cette machine bien huilée qu’est l’évasion fiscale – puis de les mettre à jour au passage – mais également d’interroger plus globalement la nature du capitalisme dans laquelle elle s’inscrit, l’écart des revenus qui se creuse en parallèle et de façon exponentielle, les méthodes précises qui sont en jeu sur le terrain, comme le « dumping fiscal », l’identité des bénéficiaires de ce gigantesque vol organisé, qui en sont les complices, et enfin pourquoi cette injustice est-elle à minima autorisée, mais surtout encouragée. En somme : à qui profite le crime ?

Une enquête partenaire inédite, drôle et grave à la fois, à voir au cinéma à partir du 7 décembre, avec famille, amis, écoles, associations, déjà-gagnés-à-la-cause et, surtout, fervents capitalistes.

– S.H. 

La (Très) Grande Evasion (C) LE BUREAU FILMS – WILD BUNCH – 2022

Photo de couverture : Jérôme Cahuzac 2013 @BaptisteFernandez-Flickr/MrMondialisation

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