Avez-vous déjà entendu parler d’Auroville ? Cette citée expérimentale nichée au sud de l’Inde promet « un lieu de vie communautaire universel, où les femmes et les hommes apprennent à vivre en paix, dans une parfait harmonie, au-delà de toutes croyances, opinions politiques et nationalités » selon sa conceptrice Mirra Alfasse. Entre rêve et réalité, cette micro-société fondée il y a plus de 50 ans tente donc de proposer une alternative au modèle capitaliste et individualiste qui prédomine aujourd’hui. Avec sa première bande dessinée « l’Aurore », l’artiste et architecte Robinson propose une vision toutes en couleurs de ce projet passionnant qui soulève encore de nombreuses questions. Après avoir vécu quelques temps dans cette ville hors du commun, l’auteur embarque le lecteur dans une épopée remontant aux origines du projet et traversant les générations. A la fois lucide et porteur d’espoir, ce récit brosse un tableau touchant et nuancé d’une initiative unique en son genre.
À une dizaine de kilomètres au nord de l’ancien comptoir français de Pondichéry, dans l’Etat de Tamil Nadu en Inde, la cité expérimentale d’Auroville se dresse entre routes de terres et forêt luxuriante. Si la diversité biologique de l’endroit est aujourd’hui admirée par les nombreux visiteurs, il a y a un peu plus de 50 ans, un désert de terre rouge et sèche dominait le paysage. Seul un banian, arbre sacré aux branches aériennes qui tombent sur le sol pour s’y enraciner, se tenait majestueusement au coeur du lieu. C’est cette essence particulière qui attira sans doute l’attention de Mirra Alfassa, la Française à l’origine de cet incroyable projet.
La naissance d’une utopie
Celle-ci imagina le concept d’une ville où expérimenter l’ « unité humaine » avec le yogi indien Sri Aurobindoau au début des années 60 et le présenta au gouvernement indien quelques années plus tard. Après avoir bénéficié du soutien de ce dernier, c’est l’Assemblée générale de l’UNESCO elle-même qui reconnut le projet comme « important pour l’avenir de l’humanité » en 1966.
Deux ans plus tard, Auroville était née. Cette cité universelle « où hommes et femmes apprendraient à vivre en paix, dans une parfaite harmonie, au-delà de toutes croyances, opinions politiques et nationalités » fondée dans l’effervescence hippie de la fin des années 60 ne tarda pas à attirer ses premiers habitants. Il y creusèrent des puits, installèrent des éoliennes, plantèrent plus de deux millions d’arbres et d’arbustes de toutes sortes. Ensemble, ils repensèrent ainsi l’alimentation, l’habitat, l’éducation et la production d’énergie pour vivre davantage en connexion avec le Vivant, détachés des conventions néfastes et inégalitaires d’un monde en perdition.
Théoriquement prévue pour 50 000 habitants, cette ville unique en son genre accueille pour l’heure près de 3000 Aurovilliens issus de quelques 59 nations. L’endroit s’organise en une spirale divisée en quatre zones : internationale, résidentielle, culturelle et industrielle. En son centre se dresse le Matrimandir, un temple doré considéré comme l’âme de la ville d’après sa fondatrice.
Le projet dépeint tout en nuances et en couleurs dans une nouvelle BD
Cette citée particulière, Robinson l’a découverte par hasard, au gré d’un voyage en Inde il y a cinq ans. Cet architecte-paysagiste de métier a d’abord été séduit par les multiples expériences d’habitats bioclimatiques présents sur le site. Mais curieux de mieux comprendre la vision de l’unité humaine portée par le projet et sa mise en oeuvre quotidienne, il choisit de s’y installer pendant quelques mois avant d’en faire le sujet principal de sa nouvelle bande dessinée, l’Aurore. « Porté par une micro société complexe, où chacun porte son rêve d’Auroville, le projet est passionnant, dans ses succès comme dans ses échecs, dans ses tensions comme dans ses enthousiasmes », explique ainsi l’auteur.
Et en effet, le séduisant concept d’Auroville fait aussi l’objet de quelques critiques. Si le projet initial préconise un détachement avec les richesses du monde matérialiste et une concentration sur la connexion au divin, les nombreuses villas avec piscine présentent dans la ville mettent à jour une certain goût pour le confort. Et bien que de nombreux efforts soient réalisés pour diminuer l’emprunte carbone du site, l’autonomie alimentaire du lieu est encore loin d’être atteinte. Ainsi, malgré les 19 exploitations de la ville, pour une superficie cultivée de 120 hectares, « l’ensemble du fermage produit seulement 10 à 15 % des besoins en nourriture », explique Christian Tarpin à Géo, ingénieur qui y a travaillé pendant une dizaine d’années avant de rentrer en France. On trouve alors dans l’épicerie locale « Pour Tous » des aliments provenant des quatre coins du monde.
Limites et critiques de « la cité idéale »
Et au delà des considérations écologiques, les habitants d’Auroville semblent également avoir du mal à se détacher d’un certain néo-colonialisme souvent présent sur le territoire d’anciennes colonies. Ainsi, si les Occidentaux délaissent plutôt les tâches ménagères et manuelles nécessaires à la bonne gestion du lieu, plusieurs centaines d’Indiens natifs des villages alentours viennent travailler sur le site chaque jour. Certains parlent aussi de spoliation de terres agricoles qui appartenaient initialement aux locaux indiens par les premiers arrivants, majoritairement français. Bref, l’égalité des résidents et des travailleurs aurovilliens a parfois du plomb dans l’aile et il semble difficile de faire un trait sur les privilèges de l’ancien monde liés à la couleur de peau ou à l’état des comptes en banque de chacun.
Mais c’est aussi cette dualité, entre utopie et désillision, que voulait présenter Robinson dans son ouvrage : « le sujet me semblait propice à être développé dans une bande dessinée et j’ai travaillé sur un scénario qui puisse couvrir une période de cinquante ans – qui part de la création d’Auroville en 1968 jusqu’à la célébration de son cinquantenaire en 2018 – et qui mette en exergue les spécificités du mode de pensée d’Auroville, dont on dit que le projet avance malgré ses habitants… ».
Loin de tomber dans un idéalisme naïf, cette bande dessinée permet d’aborder le projet d’Auroville tel qu’il est réellement : une expérience avant tout humaine et innovante qui tente de dessiner une voie vers un autre mode de vie, parfois malgré ses propres protagonistes. Le récit appelle ainsi le lecteur à l’ouverture, sans laisser de côté un certain esprit critique. Ce sont peut-être en fin de compte les mots-clefs d’une utopie réussie.
Sources et témoignages :
https://www.liberation.fr/planete/2011/08/16/a-auroville-l-utopie-s-est-couchee_755099/