L’image est autant insoutenable qu’immanquable. Elle est sur tous les écrans, toutes les actualités et toutes les premières pages depuis le 2 septembre. Le petit corps d’Aylan est rejeté sur une plage de la station balnéaire de Bodrum en Turquie. Loin d’être le seul, il devient un symbole d’une crise humanitaire innommable.
On ne peut rien face à la force d’un symbole, même quand celui-ci est profondément tragique. Face au corps inerte du jeune Aylan, 3 ans, isolé parmi tant d’autres anonymes, un officier de police turc se tient debout, un carnet de note à la main. Si l’image fait le tour du monde, relançant les débats autour de la responsabilité de tous et des pouvoirs dans cette crise des réfugiés, certains persistent à colporter préjugés et peurs stigmatisant les demandeurs d’asile.
Le cas d’Aylan sera-t-il un énième buzz médiatique dont aucun enseignement ne sera tiré ? Ou, au contraire, fera-t-il bouger les lignes de la pensée vers plus de raison et d’humanité ? Amnesty International s’invite dans le débat afin de déconstruire 10 idées reçues concernant les migrants et les demandeurs d’asile. Dans le même temps, des dizaines d’artistes, anonymes ou réputés, rendent hommage au petit Aylan à leur manière. Voici, pour chaque hommage, un stéréotype à botter en touche…
1. Il n’y a pas d’explosion massive de l’immigration en Europe
Les images et les gros titres font peur, mais la réalité est moins vendeuse. La forte majorité de l’immigration se fait toujours entre pays du sud. Selon Amnesty, si le flux de demandeurs d’asile semble augmenter en Europe, c’est en raison d’une situation géopolitique instable et temporaire. Si les demandes d’asile étaient réparties entre les pays européens, il n’y aurait pas d’augmentation réellement significative, pas au point de parler d’explosion. Le sentiment d’envahissement est donc une projection de l’esprit, encouragée par certains idéologues qui attisent la peur et l’exclusion.
Image : Mahnaz yazdani
2. « Ils nous volent notre travail et nos allocations » NON
C’est évidemment le préjugé le plus commun. Celui qui touche au porte-feuille du bon citoyen… Et pourtant, les statistiques démontrent que parmi les bénéficiaires des allocations familiales ou de chômage, les étrangers ne sont pas plus nombreux. Et ceux qui s’y trouvent sont généralement victimes d’exclusion à l’embauche des mêmes personnes qui craignent leur arrivée massive. En pratique, pas si simple d’être étranger en Europe. Aucune aide financière particulière n’est destinée aux personnes en séjour irrégulier. Et même avec certains statuts, il faut pouvoir démontrer l’accès à des revenus (en Belgique par exemple).
Le plus souvent, la difficulté d’accéder à un statut contraint au travail illégal, pour le plus grand profit de certaines entreprises qui bénéficient d’une main d’œuvre docile et pas chère. Moralité, l’exclusion est profitable à certains et les emplois les plus pénibles sont destinés aux étrangers qui ne manquent généralement pas de courage. Mais qui se soucie de leur réalité quand un bon vieux cliché met tout le monde d’accord ?
3. L’immigration ruine le pays !?!? Pas vraiment
Diverses études le confirment. Le coût de l’immigration est pratiquement nul, et même légèrement positif. En pratique, la démographie faible et le vieillissement de la population européenne nécessite une certaine immigration pour maintenir l’économie en place. Par contre, les tentatives infructueuses de bloquer les frontières coutent des sommes colossales, plusieurs milliards d’euros en Europe. Les idées d’extrême droite qui flirtent avec la déportation couteraient des dizaines de milliards d’euros à mettre en place. De quoi plonger les pays dans une difficulté bien réelle. Il semble plus efficace d’arrêter les conflits dans le monde et les pillages néo-coloniaux, d’apporter une justice internationale et une égalité des chances. Mais ceci implique une remise en question de nos politiques de production / consommation. Qui veut remettre en question son mode de vie lève la main !
4. « L’immigration, c’est la porte d’entrée des criminels et des terroristes !«
Avant de vouloir les catégoriser, les demandeurs d’asile sont des êtres humains. Dans le cas d’une demande d’asile, chaque cas fait l’objet d’une enquête approfondie de leur parcours par des professionnels du social, souvent avec des interprètes. En France, entre 2/3 et 3/4 des dossiers sont refusés. En pratique, c’est précisément le terrorisme que ces gens cherchent à fuir avec femmes et enfants. Par ailleurs, le terrorisme en Europe a plutôt tendance à naître au cœur même de ses frontières. La terreur est précisément le fruit de l’obscurantisme et de la haine qui animent les idéologies extrêmes. Cet argument tente d’amalgamer musulmans et intégristes. Or, les intégristes ne représentent qu’une infime minorité des musulmans et la religion ne définit pas un Homme.
Image : Azzam Daaboul
5. L’Europe, une passoire à étrangers ?
On nous a inculqué l’idée que l’Europe serait une véritable passoire. En réalité, c’est plutôt une forteresse. Aux frontières de l’Europe, des murs s’érigent un peu partout. Radars, barrières, systèmes à gaz lacrymogènes, systèmes militaires, détecteurs de mouvements, l’Europe ne manque pas de moyens pour bloquer physiquement les migrants. Pour ceux qui arrivent malgré tout à passer, c’est loin d’être une promenade de santé. Si ce n’est pas la mort qui les attend, c’est l’incarcération, l’impossibilité d’avoir un statut, la stigmatisation et des conditions de vie plus difficiles qu’on l’imagine. Aujourd’hui, même un réfugié dont la vie est menacée n’a pas la garantie d’être considéré comme tel. Beaucoup sont renvoyés à une mort certaine, parfois avec un cancer ou une maladie grave. Nombre de vies humaines sont broyées par le « système » chaque année dans la plus grande indifférence. On est bien loin de la passoire.
The #Syria -n Child on Turkey's shores emerging as a symbol for crisis. Photo via @AdiKhair : pic.twitter.com/MqDpluH30q
— Joyce Karam (@Joyce_Karam) September 2, 2015
6. Il faut fermer les frontières pour éviter l’immigration et les drames
Si l’idée séduira par sa simplicité, sur le terrain, elle n’a aucune consistance. Les personnes poussées à braver la mort pour survivre ne seront pas dissuadées par plus de rigidité européenne. Au contraire, les drames iront en augmentant avec leurs volées d’enfants échoués sur nos rivages… Tout au mieux, des moyens politiques et humanitaires doivent être mis en place pour faire cesser les guerres, le libre-échange et l’exploitation humaine dans les pays du Sud afin de créer des lieux de vie acceptables partout sur la planète. Plus la politique d’immigration est rigide, plus les demandeurs d’asile prennent de lourds risques pour venir.
7. Les migrants voyageraient par choix, ce serait donc leur responsabilité
Dans la presque quasi-totalité des cas, les réfugiés sont contraints de fuir leur pays d’origine pour sauver leur vie. Ils n’ont généralement pas le choix. S’il est difficile de concevoir pour un Européen moyen, jouissant de la paix depuis plus de 60 ans, qu’une famille puisse braver la mort pour survivre, c’est le quotidien de nombreuses personnes (il est ici important de distinguer ‘migrant’ et ‘réfugié’). Et l’Europe joue un rôle dans ces conflits. Nous avons donc notre part de responsabilité. Amnesty rappelle que la majorité forte des personnes arrivant en Europe viennent de pays ravagés par des conflits et des violations massives des droits humains, souvent perpétrés par les multinationales et les armées occidentales.
Image : Steve Dennis
8. « Aider les gens va encourager les autres à venir en masse !«
Selon Amnesty, rien ne permet de valider cette croyance. Dans les faits, quand les opérations de sauvetage Mare Nostrum furent stoppées, le nombre de tentatives de traverser la mer a augmenté. Encore une fois, ce n’est pas le risque qui est le facteur déterminant pour des individus qui n’ont rien à perdre. L’Europe représente, dans l’imaginaire, un lieu de paix où ces populations seront préservées des bombes et du fanatisme. Les sauvetages ne jouent pas dans le choix de migrer.
Image : Rameez Murtaza
9. « Il faut détruire les navires pour régler le problème«
Ce serait comme vouloir détruire une voiture pour empêcher quelqu’un de prendre l’autoroute. En pratique, il n’est même pas envisageable de faire détruire des bateaux. Par ailleurs, si des milliers de réfugiés restent bloqués dans des zones de conflit, le bilan humanitaire sera encore bien pire. La destruction des bateaux va conduire à la création d’embarcations de fortune encore plus dangereuses. Notons que la plupart des dirigeants ne mâchent pas leurs mots pour dénoncer les passeurs, ces « voyous », ces « brigands sans foi ni loi ». Si les filières criminelles du trafic humain sont bien sûr à dénoncer, on entend beaucoup moins nos dirigeants critiquer leurs alliés qui fournissent un soutien logistique et financier aux groupes djihadistes, tels que le Qatar, l’Arabie Saoudite et la Turquie…Les bateaux et les passeurs ne sont clairement pas le centre du problème. Ils ne sont que d’avides profiteurs d’une crise humanitaire préalable.
10. « De toute façon, on est impuissant ! »
Il est vrai, face à ces images, on peut se sentir impuissant. Si certains proposent l’option d’héberger un réfugié, des ONG s’organisent pour faire pression sur les pouvoirs afin de débloquer la situation. Au delà du « buzz » des images chocs, le partage de ce type d’information apparait utile pour faire bouger les lignes. Amnesty International propose des pétitions pour démontrer que l’opinion publique est en faveur d’une action humaine adaptée. Enfin, rappelons que nous pouvons tous agir en amont : en adaptant nos consommations, en évitant les produits participant à des conflits ou des oppressions, en soutenant les ONG de Développement qui aident les populations du Sud (Oxfam, CCFD, GRAIN, CADTM…), en pratiquant le commerce équitable (Artisans du monde par ex.), en militant contre le libre-échange et l’évasion fiscale, en faisant pression sur les grandes marques via des campagnes marketing (Greenpeace)…
Retrouvez la liste en détail sur Amnesty Belgique.
Sources : amnesty.be / bfmtv.com / boredpanda.com