Dans son livre « La 3e Guerre », Stéphanie Aten met en scène deux camps que tout oppose : d’un coté les forces néolibérales, qui défendent les multinationales et disposent d’une armée de mercenaires, de l’autre les altermondialistes, armés de leurs réseaux numériques et de leur détermination à faire changer le monde. A mi-chemin entre la fiction et l’enquête, le roman, basé sur une solide documentation, vise à faire prendre conscience aux lecteurs qu’un autre monde est possible, plus juste, plus égalitaire et plus humain. Nous avons interviewé son auteure.
Mr Mondialisation : Pouvez-vous rapidement nous présenter votre parcours et les raisons qui vous ont motivées à écrire ce premier roman ?
Stéphanie Aten : J’ai d’abord été formée à l’école du scénario, où j’ai appris à construire et raconter. Par la suite, il m’a fallu me réorienter vers des activités plus « alimentaires », car vivre du métier de scénariste est extrêmement difficile. Mais je n’ai jamais cessé d’écrire. Quand je me suis retrouvée au chômage il y a quelques années, j’ai pris le risque de tout miser sur cette voie dont je m’étais détournée. J’ai eu envie de m’essayer au roman, moins contraignant que le scénario et plus facile à concrétiser qu’un film ! Je me suis mise à faire des recherches pour écrire une histoire d’aventures autour de l’Atlantide. Mais ce faisant, j’ai ouvert la boîte de Pandore. Étudier tel aspect de l’Histoire ou de la Science me conduisait immanquablement vers de nouvelles chausse-trappes. Au final, je me suis retrouvée avec plusieurs centaines de pages d’informations vérifiées sur un grand nombre de sujets, qui avaient toutes pour point commun d’être peu ou pas relayées par les médias. Parmi elles : la suprématie des rouages économiques et financiers sur la machine politique, l’abandon des populations à des forces qui les dépassent, le combat désespéré des groupes altermondialistes pour « réveiller » les gens… Mon roman sur l’Atlantide a finalement cédé la place à « La 3e guerre », qui ne se contente pas de transmettre une partie de mes découvertes et réflexions. Ce roman élabore surtout le déroulement d’une Révolution à grande échelle.
Mr M : A quel public s’adresse « La 3e Guerre » ? Votre livre est solidement documenté, politiquement et économiquement, sur les méfaits du néolibéralisme et sur l’histoire des mouvements sociaux et altermondialistes. S’adresse-t-il avant tout aux personnes déjà mobilisées et informées (altermondialistes, militants associatifs…) ou entend-il pouvoir toucher le « grand public », malgré son coté très politique ?
S.A. : Il s’adresse aux deux. Les premiers maîtrisent déjà une grande partie des informations qui s’y trouvent, en revanche, ils ont besoin d’être nourris et encouragés, car ce combat est extrêmement énergivore, et peut parfois paraître désespérant. Ce roman propose des pistes, des stratégies de forte amplitude, pour alimenter leurs propres panels de solutions, et suggérer une ramification globale des forces en présence. Il apporte sa petite pierre à l’édifice altermondialiste pour le renforcer toujours davantage. Quant au grand public, dramatiquement apathique pour le moment, il est clairement visé lui aussi : vulgariser l’information, l’intégrer à une fiction, permet d’entraîner le lecteur dans une réflexion personnelle indolore et non fastidieuse. D’après ce que j’en sais, l’impact est plutôt résonnant : beaucoup de mes lecteurs se sont mis à fouiner après avoir lu « La 3e guerre », pour démêler le faux du vrai. Ça leur a fait un drôle d’effet…
Mr M : Pourquoi avoir choisi le format de la fiction plutôt que le format documentaire, comme l’avait fait par exemple Naomie Klein dans son ouvrage « La Stratégie du chaos » ? Peut-on parler de « Docu-fiction » ?
S.A. : Je n’ai pas la prétention d’être experte dans tous les sujets abordés. Je me voyais mal publier un essai sur des questions aussi poussées que le fonctionnement antidémocratique de l’UE, l’imbrication étroite des sphères financières à nos rouages économiques… J’ai eu beau me renseigner et intégrer mes informations, c’eût été franchement orgueilleux ! Mon travail à moi, qui suis de nature créative, c’est d’utiliser la fiction pour générer des émotions, qui entraînent elles-mêmes une réflexion. Les conteurs doivent jouer un rôle d’électrochoc, provoquer une spirale ascendante dans l’esprit et le cœur des gens. Charge ensuite au lecteur de prolonger ce retour à la vie de façon concrète et impliquée. « La 3e guerre » s’inscrit donc dans le genre de la « politique -fiction », comme ont pu le faire Tom Clancy ou Robert Ludlum. On pourrait aussi appeler ça de la « fiction informative ». C’est, à mon sens, le meilleur moyen de plonger en profondeur dans notre propre réalité, sans avoir de mal à comprendre ce qu’on lit.
Mr M : Dans la description de votre livre, il est dit que l’ouvrage a été « rédigé avec l’appui d’un ex-agent gouvernemental ». D’où vous est venue l’idée d’une telle collaboration ? Pouvez-vous nous expliquer un peu comment et où vous avez mené votre investigation ? Quels sont les films et ouvrages qui vous ont inspirés ?
S.A. : La première version de « La 3e guerre » remonte à 2008. A l’époque, j’étais fan de « Jason Bourne » : je trouvais le film très efficace en termes d’action, mais également de psychologie des agents. J’avais envie de raconter les rouages de notre monde à travers un héros dans le même style. Mais mes connaissances en espionnage étaient très limitées. Je me suis mise à chercher des témoignages d’agents sur Internet, et je suis tombée sur l’autobiographie de l’un d’eux, de nationalité suisse. Je suis entrée en contact avec lui par le biais de son éditeur, et je lui ai demandé de lire la première version de mon livre. De là est née une collaboration de plusieurs années, au cours de laquelle il s’est passé quelque chose d’étonnant : tout comme mon héros, cet agent ne s’était jamais vraiment posé de questions sur les tenants et les aboutissants des missions qu’on lui avait confiées. Il m’a donc énormément aidée d’un point de vue technique (utilisation des armes, méthodes d’espionnage, mise en place d’attentats ou d’enlèvements…), mais c’est à mon contact qu’il s’est mis à regarder la réalité en face… ce qui a été une grande source d’inspiration psychologique pour moi !
Mr M : Les dystopies sont très en vogue actuellement. Votre livre met en scène deux principaux camps qui se livrent une lutte sans merci : d’un coté les forces néolibérales, représentant les multinationales et les puissances financières, de l’autre les forces altermondialistes, représentant les peuples, toutes deux structurées en armées. Selon vous, faudra-t-il réellement passer par une « guerre » pour voir les valeurs humanistes, sociales et écologiques triompher sur le capitalisme dominant ?
S.A. : Je crois que, malheureusement, étant donné l’état d’avancement de la situation, nous ne pourrons pas échapper à un choc frontal. Je ne dis pas que changer le monde de façon plus douce, en mettant en place de nouvelles façons de consommer ou de concevoir notre société, est inutile, bien au contraire. C’est très complémentaire. Mais ce qui est utilisé en face, c’est la force : on nous force à accepter des lois dont nous ne voulons pas, on nous force à plier sous le joug des hautes sphères privées, on nous force à tout et tout le temps. Il est impossible de se libérer d’une telle chape sans coups d’épaules violents. Et je pense que, tant que nous n’aurons pas compris cela… nous ne ferons qu’effriter ce qui nous étouffe. La chape restera.
Mr M : Est-ce que les révolutions du 3ème millénaire seront avant tout numériques et économiques telle que présentées dans votre livre ? Le chaos militaire et les armes nucléaires sont-ils dépassés ?
S.A. : Il y a tellement de personnalités aussi puissantes que dysfonctionnelles dans ce monde, que même le pire peut être envisagé. Cependant, je pense qu’un conflit militaire de vaste ampleur a peu de chances d’exploser. Des combats localisés et sporadiques, il y en aura toujours. Mais les puissants de ce monde nourrissent tous la même ambition : régner sur quelque chose de viable. Tout faire péter reviendrait à scier la branche sur laquelle ils sont assis. Je pense que, quels qu’ils soient, où qu’ils soient, ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour maintenir la cocotte minute sous contrôle, ils se cantonnent à dépressuriser de temps en temps pour « avoir la paix », sans mauvais jeu de mots. La guerre actuelle, car elle est en cours depuis déjà un bon moment, est avant tout économique et financière. Le capitalisme outrancier tue chaque année plus de personnes que la seconde guerre mondiale en six ans, et installe un système puissant et pérenne qui n’a pas le visage d’un ennemi. Une fois ce constat effectué, les conclusions à tirer sont évidentes : l’économie et la finance, c’est beaucoup plus efficace que les obus. C’est l’arme parfaite.
Mr M : L’ouvrage fait intervenir le « groupe Bilderberg », considéré comme le dirigeant secret de l’armée néolibérale. Faire intervenir ce groupe bien connu en tant « qu’élite secrète dirigeante » ne risque-t-il pas de donner une tournure légèrement « complotiste » au livre ? Si oui, peut-être est-ce volontaire car adapté au format de la fiction ?
S.A. : Je n’ai pas peur du caractère « complotiste » de ce livre, que j’ai délibérément choisi d’assumer. Le « complotisme » est régulièrement dénigré par des journalistes qui ne font aucun travail d’investigation sur le sujet, et se contentent de le considérer avec arrogance. « Bilderberg » existe, et il est bien évident que des dizaines de personnalités très puissantes qui se réunissent « en secret » devraient au moins faire l’objet d’enquêtes sérieuses et insistantes… mais ce n’est pratiquement jamais le cas. Par ailleurs, « Bilderberg » n’est qu’un des nombreux « think tank » sévissant un peu partout, et cultivant un goût commun et prononcé pour le mystère, le néolibéralisme et le pouvoir des élites privées. Partant de là, il suffit d’enquêter un minimum sur les noms des participants et sur les changements économiques ou géopolitiques consécutifs à leurs réunions, pour commencer à réaliser que le « complotisme » élabore souvent des théories bien plus logiques et vérifiables que la soupe infâme qu’on nous sert à longueur de temps !… Les journalistes qui s’ouvrent l’esprit et font un véritable travail d’enquêteurs tels que Denis Robert, Marie-Monique Robin ou Naomi Klein sont encore trop peu nombreux, souvent isolés et malmenés, alors qu’ils devraient constituer une majorité. Le « complotisme » est là pour relancer les débats, là où la convention s’est installée à tort.
Mr M : Votre pseudonyme d’écrivain renvoie au personnage principal : Aten Daleth, l’agent secret au service de l’armée néolibérale chargé de liquider un altermondialiste, qui petit à petit va douter de la justesse de son combat…pourquoi ce rapprochement ? Avez-vous vous-même un engagement militant, en dehors de l’écriture ?
S.A. : Je fais partie d’Attac, je me tiens informée de tout ce qui se passe dans les divers groupes altermondialistes, et dès qu’une action me semble porteuse, j’y participe. L’écriture est un prolongement de mon engagement de citoyenne, mon « bras armé » en quelque sorte. Mais si j’ai adopté le nom de mon héros, c’est en fait pour une autre raison : Aten ressemble de bien des façons à l’homme qui partage ma vie aujourd’hui… et qui se trouve être l’ex-agent ayant apporté son concours à ce roman. C’est un peu comme un mariage littéraire. Nous nous sommes liés à travers ce livre. Je porte son « nom fictionnel ». Nous voulions tatouer l’espace-temps.
Mr M : Pour la suite, quels sont vos projets ?
S.A. : En dehors de mes activités de scénariste, deux autres romans sont en préparation. Ils ne seront pas la suite de « La 3e guerre », mais le complément. Maintenant que j’ai abordé en long, en large et en travers, les rouages de notre modèle de civilisation et la façon de le renverser, il me reste à explorer le lien Homme-Terre à travers un roman à caractère légèrement fantastique, qui s’inscrira dans une époque pré-apocalyptique (la sortie est prévue courant 2016). Viendra ensuite un livre de science-fiction, qui jonglera avec les sujets très controversés des origines de l’Humanité et de la vie extraterrestre. Je risque de faire grincer quelques dents… 🙂
Mr M : Un petit mot pour nos lecteurs, un message à faire passer ? Une (ou plusieurs) raisons de lire ce livre ?
S.A. : Lisez des histoires susceptibles d’inspirer votre propre existence. Lire doit permettre à l’esprit de s’ouvrir, afin de prendre plus facilement conscience des problèmes et de dégager des solutions. Je vois partout aujourd’hui, des gens râler, geindre, s’apitoyer, mais très peu ont foi dans leur propre pouvoir. Ils sont persuadés qu’ils n’en ont aucun et refusent de regarder en face un fait pourtant bien clair : rien ne changera si nous n’agissons pas. L’heure de la prise de conscience est dorénavant passée. Il faut réaliser que rien ne se fera sans NOUS, chacun d’entre nous. Tolkien l’avait déjà très bien souligné en son temps : « Même la plus petite personne, peut changer le cours des choses ». Il arrive que ce soit la fiction qui inspire la réalité… En lisant « La 3e guerre », vous nourrirez une part de vous que ce monde est sournoisement parvenu à dessécher. Réveillez-la et rendez-lui la place qui lui revient. Vous le valez bien.
Mr M : Merci pour vos réponses, Stéphanie ! Nous espérons que votre roman saura trouver (et toucher) ses lecteurs 🙂
La 3e guerre, Stéphanie Aten
Éditions Hélène Jacob (septembre 2014)
Collection Thrillers / Suspense
530 pages