Qui aurait pu imaginer que Luméville-en-Ornois, un petit village d’à peine 50 habitant·es, deviendrait un haut lieu de la lutte antinucléaire ? Et pourtant, c’est bien dans le Grand Est, une des régions les moins densément peuplées de France, que l’ANDRA, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, veut enfouir à 500 mètres sous terre 85 000 mètres cubes des déchets radioactifs les plus dangereux de l’industrie nucléaire. Ils y passeront les cent mille ans à venir, temps nécessaire pour que leur radioactivité disparaisse. La durée du chantier d’acheminement et d’enfouissement de ces déchets dans le centre industriel de stockage géologique – CIGEO – est estimée à plus d’un siècle. Un calendrier digne du temps des pyramides alors que l’humanité fait face à un risque d’effondrement bien plus proche. Pour l’État français, l’enjeu est colossal : il en va de la survie de l’industrie nucléaire. Quoi qu’il en coûte, ce projet vertigineux estimé à 25 milliards d’euros doit aboutir. Au-delà du gouffre financier collectif et des risques d’accident nucléaire pendant les cent mille prochaines années, pour Naël, militante « antinuk », le projet CIGEO est « symptomatique de la technocratie et de l’arrogance d’une poignée de personnes de décider du destin de l’humanité ».

Pour enfouir ses déchets, l’industrie nucléaire s’appuie sur une stratégie autoritaire.

En Meuse, le discours des opposant·es à CIGEO est sans ambiguïté. Naël rappelle que ce n’est pas un hasard si la Meuse a été choisie pour y implanter une poubelle nucléaire : « La désindustrialisation a précarisé la population. La paysannerie a été écrasée par l’agro-industrie. C’est un département sinistré ». Le territoire est en effet idéal pour l’ANDRA : le risque de mobilisation massive contre le projet est faible puisque la population est déjà éprouvée et disparate. Pourtant, quelques habitants résistent encore et s’organisent contre toute attente.

Au-delà de la poubelle nucléaire elle-même, les militant·es dénoncent une posture autoritaire, capitaliste, patriarcale, coloniale qu’incarne à leurs yeux l’industrie nucléaire : capitaliste pour sa quête de profit énergétique et financier sans limite ; patriarcale pour son extractivisme destructeur ; coloniale de par l’exploitation par l’Etat français, via le groupe AREVA, des mines d’uranium depuis la fin des années 1960 au Niger, en parallèle des essais nucléaires dans le désert algérien et en Polynésie française ; autoritaire par son absence de concertation citoyenne et sa répression aux opposant·es. Depuis la fin des années 1980, l’industrie nucléaire et les pouvoirs publics usent de multiples méthodes pour mener de gré ou de force ce projet titanesque : fabrique du consentement, nucléarisation du territoire, clientélisme envers les élu·es, répression démesurée et harcelante[1]. Les journalistes Pierre Bonneau et Gaspard d’Allens retrace ces manœuvres dans la bande-dessinée Cent mille ans[2].

Illustration de répression et manifestation contre CIGÉO, quatrième de couverture de l’album Cent mille ans © Gaspard d’Allens, Pierre Bonneau, Cécile Guillard / La Revue dessinée, Seuil

En 2022, un enjeu fort pesait sur les élections présidentielles avec la possibilité, vite balayée, qu’un projet de démantèlement de l’industrie nucléaire arrive au pouvoir et stoppe ce projet d’enfouissement mortifère. La réélection d’Emmanuel Macron qui en prône la relance ne présage rien de salutaire pour les opposant·es. Une déclaration d’utilité publique – DUP – pour le projet d’enfouissement des déchets radioactifs est imminente. Elle est déterminante puisqu’elle permettra d’outrepasser les oppositions locales : avec la DUP, les dernières terres nécessaires à l’avancement des travaux et qui n’ont pas encore été accaparées par l’ANDRA pourront être expropriées.

Contre l’expansion nucléaire, les militant·es occupent le terrain.

Comme au Larzac, les opposant·es à CIGEO ont adopté la stratégie suivante : occuper légalement des terrains, maisons et édifices de la région pour retarder le projet. Dans les petits villages des confins de la Meuse se trouvent alors des lieux collectifs de vie et d’activités. Selon les mots des personnes sur place, tous ces espaces « forment ensemble une constellation de résistance, se soutiennent mutuellement et renforcent le mouvement »[3]. À Bure, la Maison de la Résistance est un lieu ouvert aux militant·es de passage. À Mandre-en-Barrois, c’est l’Augustine qui ouvre ses portes le jeudi soir pour un verre entre voisin·es et opposant·es à CIGEO. A Cirfontaine-en-Ornois, le collectif de maraîchage paysan agroécologique, Les Semeuses, s’inscrit dans plusieurs luttes politiques : la production alimentaire de qualité et pour tous·tes, la formation maraîchère pour la réappropriation de l’autonomie alimentaire, l’antinucléaire et le soutien aux luttes sociales.

Entretien des cultures avec le collectif Les Semeuses © Victoria Berni

À Luméville-en-Ornois, une ancienne gare a été rachetée en 2004 par des militant·es. Elle est devenue un lieu d’expérimentations politiques qui porte la mémoire collective de la lutte. La Gare accueillait le Camp VMC en 2015, les semaines anti-prison de 2018 à 2020, et les Rayonnantes en 2022. On peut s’y former à la « street medic », une pratique, née dans les années 1960 lors du mouvement des Droits Civiques aux Etats-Unis, qui permet la réappropriation des connaissances en premiers secours dans un contexte où les luttes sociales s’intensifient dans le monde entier et se heurtent à des répressions policières de plus en plus violentes.

La Gare constitue une barricade physique et juridique à la poubelle nucléaire. Et pour cause, le site fait partie de la future ligne ferroviaire pour le transport des déchets nucléaires vers CIGEO près du village de Bure. Des convois radioactifs sont prévus par l’ANDRA jusqu’à deux fois par semaine. Un accident de transport pourrait avoir lieu n’importe où sur le territoire et provoquer irradiation, contamination, réaction en chaîne, etc. Malgré la menace de la DUP et des expropriations, les opposant·es n’ont pas l’intention de partir volontairement et comptent bien s’organiser pour faire face à la potentialité d’une expulsion par la force.

L’ancienne gare de Luméville-en-Ornois rachetée par les militant·es © Victoria Berni

Confort matériel et culture commune : la recette enthousiasmante de la lutte antinuk.

Pour défendre la Gare et empêcher la construction du chemin ferroviaire, les opposant·es à CIGEO veulent créer une situation d’occupation permanente. L’enjeu est à la massification de la mobilisation. Pour s’offrir les chances de pouvoir lutter dans des conditions dignes, les militant·es veulent faire de la Gare un lieu accueillant et ressourçant.

En juin, c’est plus d’une centaine de personnes qui s’est mobilisée pour préparer l’occupation hivernale. Lors d’un chantier collectif d’une semaine, les murs en pierre de la Gare ont été isolés grâce à une technique d’enduits en terre-paille. Un nouveau plancher et son ossature en bois ont vu le jour dans la cuisine partagée, une charpente a été levée.

Une nouvelle charpente a été levée à la Gare © Victoria Berni

Naël explique le choix des matériaux : « L’isolation en terre-paille n’est pas la plus efficace mais on apprend collectivement à utiliser des matériaux pas cher, accessibles techniquement et en termes de ressources. Si les matériaux sont trop onéreux, on perd du temps à chercher de la thune. Cela perdrait en sens politique, d’avoir besoin d’argent pour agir, d’autant plus dans un lieu menacé d’expropriation. Quand on apprend à se débrouiller et à mutualiser nos savoirs et nos outils, on s’émancipe d’un besoin d’argent. C’est une recherche d’autonomie ».

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Chantier d’isolation terre-paille à l’oeuvre à la Gare © Victoria Berni

Naël se réjouit : « C’est une victoire collective qu’on ait les moyens temporels, humains, matériels de s’offrir du confort, de ne pas se sacrifier physiquement et psychologiquement, de ne pas créer les conditions pour se foutre sur la gueule. Lorsque le confort matériel est trop rude, l’espace de lutte est excluant. La sécurité matérielle permet de prendre soin. On se construit des conditions de vie désirables. On crée des espaces où des vécus individuels et collectifs vont se dérouler, des espaces qui vont avoir une influence sur nos expériences de vie ». 

A l’occasion de cette semaine de chantier, une cantine militante s’est déplacée depuis Grenoble pour aider à la préparation des repas. Des ancien·nes de la ZAD de la Colline[4], première ZAD de Suisse en lutte contre le cimentier Lafarge Holcim, sont venu·es interpréter leur pièce de théâtre. Une performance artistique qui questionne avec humour et sensibilité l’implication de l’État et de ses institutions sous le prisme d’une écologie radicale. Différentes veillées ont eu lieu avec des chants de lutte, des partages de récits sur la lutte antinucléaire en Meuse, des discussions sur les oppressions pouvant avoir lieu en collectif.

Préparation de la cantine collective © Victoria Berni

De par son positionnement éthique, Naël se dit incapable de s’investir dans un endroit militant si cette micro-politique est inexistante : « Il est essentiel de lutter en interne contre les oppressions et les agressions qui génèrent des problèmes de santé mentale et abîment les corps. Si des personnes restent enfermées dans les pouvoirs qu’elles détiennent et que le pouvoir ne circule pas assez, cela crée des emprises psychologiques et des impasses en termes de dynamique collective, cela mine la joie qui pourraient exister entre les militantes et cela brise des collectifs ».

« Les gens relous, c’est comme le nucléaire, c’est ni ici ni ailleurs » Pancarte affichée au bar lors du camp Les Rayonnantes. Les militant·es portent une vigilance forte à la lutte contre les oppressions systémiques. © Victoria Berni

Pour Naël, il est indispensable de garder un cadre de lutte qui permet une sécurité affective et un confort émotionnel : « En tant que personne assignée mec, je reçois des injonctions à la virilité incompatibles avec le soin aux autres et à soi-même. J’ai compris qu’il fallait que je défende la possibilité d’aimer et d’être aimée pour ce que l’on est dans les espaces de lutte ». Avant de laisser la place aux célébrations de fin de chantier, les militant·es se sont réunies pour un rituel. L’intention est d’exprimer de la reconnaissance pour celles et ceux qui ont mené la lutte jusqu’à présent et de la gratitude pour l’expérience collective partagée, avoir une pensée pour les absent·es, celles et ceux qui sont prisonnie·res politiques ou ont déjà quitté de ce monde.

Le destin de l’ancienne gare de Luméville-en-Ornois est irrémédiablement d’être un terrain de confrontation entre des visions du monde qui s’opposent, entre simplicité volontaire et course en avant productiviste. Pour autant, l’objectif des militant·es n’est pas de « transformer la Gare en terrain hostile »[5]. Tous sont conscients que la Gare ne peut être « défendue uniquement par un combat de barricades ». Leur volonté est « de créer une ambiance qui soit l’expression de [leur] position irréconciliable vis-à-vis du projet CIGÉO ».

– Victoria Berni

[1] https://rajcollective.noblogs.org/post/2021/05/25/malfaiteurs-de-tous-les-pays-unissons-nous/

[2]  Bonneau, Pierre. d’Allens, Gaspard. Guillard, Cécile. Cent mille ans Bure ou le scandale enfoui des déchets nucléaires. La Revue dessinée – Seuil, Paris, 2020, 152 pages.

[3] https://bureburebure.info/defendons-la-gare-empechons-la-construction-de-la-route-castor/

[4]https://zaddelacolline.info/

[5]https://bureburebure.info/event/fete-des-barricades/

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