Du poison dans le poisson ? Dans une vaste enquête, deux organisations révèlent des teneurs alarmantes en mercure dans plus de la moitié des conserves de thon européennes. Près de 150 conserves ont été examinées à travers cinq pays européens et toutes contenaient du mercure, un métal lourd hautement toxique. Auteurs de l’étude, Bloom et Food Watch dénoncent « un véritable scandale sanitaire » et appellent les distributeurs et les autorités européennes à agir pour « la protection de la santé publique ».
Alors que certains intervenants sur les plateaux télé assurent que ce n’est pas dramatique, « Laisser croire aux gens que consommer du thon est sûr d’un point de vue sanitaire est un mensonge impardonnable aux conséquences dramatiques », estiment les ONG Bloom et Food Watch à la sortie de leur dernier rapport le 24 octobre dernier.
Un métal lourd qui s’accumule tout au long de la chaîne alimentaire
Les risques sanitaires d’une exposition au mercure sont pourtant bien réels. Omniprésent dans l’environnement, le mercure est un métal lourd, émis naturellement lors des éruptions volcaniques, de l’érosion de certains sols ou encore lors de feux de forêts. Ces dernières décennies, sa concentration a augmenté à cause des activités anthropiques, du fait de la combustion de charbon, de mines d’or artisanales ou de certains processus industriels notamment.
« Très volatile, il peut rapidement passer en forme gazeuse à température ambiante, se disperser dans l’atmosphère et se propager très facilement sur l’ensemble du globe. Une partie de ce mercure se dépose ensuite dans l’océan », note le rapport. Là, il entre en contact avec des bactéries qui le transforment sous sa forme la plus toxique : le méthylmercure.
Consommée, la molécule très résistante s’accumule dans les chairs des petits organismes marins qui seront ensuite eux-mêmes mangés par des poissons prédateurs plus gros, comme le thon, qui vont à leur tour en accumuler des quantités plus importantes encore. « Le méthylmercure est ainsi « bio-amplifié » au fil de la chaîne alimentaire, et les poissons prédateurs en concentrent environ mille fois plus que les zooplanctons ».
Problème ? Notre trop forte consommation mondiale de ces poissons prédateurs boostée par les lobbys avec la complicité des institutions régulatrices qui ne fixent pas les normes préventives acceptables.
Près de 150 conserves de thon contaminées
Après avoir confié l’analyse de 149 boites de conserve de thon à un laboratoire indépendant, les deux associations constatent avec effroi que la totalité d’entre elles contient du mercure.
Puissant neurotoxique, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) le considère comme l’une des dix substances chimiques les plus préoccupantes pour la santé publique mondiale, au même titre que l’amiante ou l’arsenic. En Europe, le poisson demeure le préféré des consommateurs, avec plus de 3 kilos consommé chaque année par personne.
« Un niveau 13 fois supérieur à la norme la plus restrictive de 0,3 mg/kg pour les produits de la mer ».
En Allemagne, en Espagne, en Italie, en Angleterre et en France, plusieurs grandes marques de production et de distribution sont pointées du doigt par le rapport. Une boite de conserve Petit Navire achetée dans un Carrefour City parisien présente le taux de contamination le plus élevé, avec 3,85mg/kg. Un niveau 13 fois supérieur à la norme la plus restrictive de 0,3 mg/kg pour les produits de la mer.
Le lobby thonier aux commandes
Comment expliquer cette contamination généralisée ? « Depuis les années 1970, les autorités publiques et le puissant lobby thonier ont sciemment choisi de privilégier les intérêts économiques de la pêche industrielle thonière au détriment de la santé de centaines de millions de consommateurs et consommatrices de thon en Europe », expliquent les auteurs du rapport dans un communiqué.
Pour la plupart des espèces consommées, comme le cabillaud, les sardines ou les anchois, les teneurs maximales autorisées par les directives européennes sont de l’ordre de 0,5 mg/kg. Les gros prédateurs comme le thon, l’espadon ou le requin bénéficient d’un régime plus favorable, admettant jusqu’à 1mg/kg dans un poisson frais.
Or, lorsque le poisson est cuit puis déshydraté pour être mis en conserve, les concentrations augmentent, sans qu’aucun nouveau seuil ne soit à ce jour déterminé par les autorités nationales. « Ce double standard sans aucune justification sanitaire », estiment les deux ONG.
Pour comprendre cette différence de traitement, les organisations ont décortiqué des décennies de négociations politiques des normes en la matière. Ces dernières ont notamment été émises par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’OMS ou encore la Commission européenne sur les plantes, animaux, denrées alimentaires et aliments pour animaux (SCoPAFF).
Entre manque de transparence, conflits d’intérêts et pression de lobbys, les pouvoirs publics semblent opter pour une « approche en complète opposition avec le devoir de protection de la santé publique ».
Un objectif économique loin des considérations sanitaires
Plusieurs documents officiels mentionnent un objectif clair : maintenir sur le marché plus de 95 % des prises de thon. Et pour cause, le thon est aujourd’hui l’industrie de la pêche la plus lucrative au monde, avec un total des ventes de plus de 40 milliards de dollars par an.
L’Union européenne se positionne comme leader du secteur, 39 des 50 plus grands navires thoniers de l’océan Indien, zone cruciale pour la pêche au thon, appartenant à des sociétés du Vieux Continent. « Ce lobbying cynique s’est traduit par la fixation d’un seuil “acceptable” de mercure trois fois plus élevé pour le thon que pour d’autres espèces de poissons telles que le cabillaud. », regrette le rapport.
En parallèle, les contrôles semblent quasiment inexistants sur la chaîne de production et de commercialisation du thon. « Aux Seychelles, centre névralgique de la pêche thonière pour le marché européen, les autorités sanitaires se contentent d’une dizaine de tests chaque année pour garantir la conformité de millions de kilos de thon envoyés en Europe ! », déplorent les associations.
Quels risques pour la santé ?
Les êtres humains sont particulièrement touchés : en consommant des produits contaminés, la plupart du méthylmercure ingéré passe dans le sang avant d’être redistribué aux organes, notamment le cerveau. « L’accumulation de ce métal sur le long terme peut entraîner de nombreux problèmes neuronaux, cardiovasculaires ou immunitaires… Il peut également compromettre le bon développement neuronal des fœtus et jeunes enfants. Le mercure est aussi classé possiblement cancérogène par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) ».
« La dose fait le poison ? » Pour les auteurs du rapport, même une exposition chronique à faibles doses, plus représentative des consommateurs européens, n’est pas sans risque. « Elle peut également avoir des effets irréversibles sur le système neuromoteur, augmenter le risque de maladies neurodégénératives et de sénilité précoce, augmenter le risque de maladies cardiovasculaires ou encore avoir des effets délétères sur le système immunitaire, reproducteur ou rénal ». Un cocktail aux effets explosifs… Le mercure n’étant pas le seul élément neurotoxique que nous ingérons au quotidien.
Protéger en priorité les populations les plus vulnérables
Les associations appellent à prendre des mesures d’urgence pour protéger la santé des citoyens européens, et souhaitent mettre un terme à l’impunité de l’industrie du thon. Afin de protéger les publics les plus vulnérables, l’État Français et les collectivités sont exhortées à bannir des cantines scolaires, des crèches, des maisons de retraite, des maternités et des hôpitaux tous les produits contenant du thon.
A moyen terme, les auteurs de l’étude espèrent une reconsidération à la baisse des normes sanitaires en vigueur, et un meilleur contrôle des boites de thon en circulation.
Quant à elle, l’industrie de la pêche, déjà épinglée par l’association dans d’autres rapports, continue de prodiguer ses propres conseils… Dans de récents articles, le média Atuna expliquait ainsi « pourquoi les bébés devaient manger plus de thon » ou encore « comment le thon aidait les femmes enceintes à éviter la dépression ».
– L.A.
Crédits de l’image de couverture : Rapport DU POISON DANS LE POISSON : CHRONIQUE D’UN SCANDALE DE SANTÉ PUBLIQUE, Bloom et Food Watch, octobre 2024