À l’extrême Nord de la Mongolie, dans un immense territoire vierge et glacé, vivent les nomades Dukha, surnommés les Tsaatan : « le peuple des rennes ». Mais leur mode de subsistance est aujourd’hui menacé. Reportage-photo au cœur de la taïga.
Vivant dans des tipis dans des conditions souvent extrêmes, entourés de leurs cervidés, les Dukha, qui ne sont plus que quelques 220 individus (soit 44 familles), représentent l’une des dernières communautés de la taïga disséminée en petits clans familiaux.
Ces éleveurs turcophones, issus du groupe ethnique sibérien des Touvains, se déplacent avec leurs troupeaux à la recherche du précieux lichen sans lequel les animaux ne pourraient survivre. Mais, aujourd’hui, leur mode de vie ancestral, rythmé par la pratique du chamanisme, est menacé. Rencontre aux confins de la Mongolie.
Les Dukha au sein de la Mongolie
La Mongolie, étendue sur 1,5 million de kilomètre carré avec moins de deux habitants par kilomètre carré, est le 19e plus grand pays au monde, juste après l’Argentine. On y compte environ 3 millions d’habitants, 70 millions de bétail, 15 à 20 millions de chevaux, ce qui représente environ 20 à 30 animaux par personne. La moitié de la population vit à Oulan-Bator, située à 1350 mètres d’altitude. Aujourd’hui, 400 000 personnes y sont encore nomades.
Les Dukha ou Doukha sont une ethnie minoritaire mongole, petite communauté touva, d’origine turque, vivant dans l’extrême Nord de la province du Khövsgöl, dans la taïga. Ils sont aussi connus sous le nom de Tsaatan. « Tsaa » signifie « renne » en idiome tsaatan : les Tsaatan sont donc « ceux qui vivent avec les rennes.» Mais cette appellation est mongole, eux-mêmes préfèrent se nommer « les gens de la taïga ».
Vivant dans des conditions souvent extrêmes, les Dukha sont les nomades les plus isolés de Mongolie. Ils recherchent le froid pour leurs rennes dont la vie en dépend.
Khurzee Magsar est une femme Dukha de 49 ans et mère de quatre enfants. Elle vit dans cette forêt sibérienne, à 3000 mètres d’altitude, avec quatre autres familles. Chez les Dukha, la femme est responsable de l’intérieur du tipi et des finances, mais revêt également de nombreux autres rôles comme celui de traire les rennes ou d’éduquer les enfants.
La vie nomade en Mongolie
Les Dukha vivent dans la vallée de Darkhad. Même selon les critères mongols, cette vallée toute proche de la frontière Russe est considérée comme très isolée.
Pour y parvenir, pas moins de 10 jours de steppes, de froid, d’altitude, de poussière et de vie nomade sont nécessaires. Et ce, au départ de la capitale Oulan-Bator, considérée en 2012 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme la deuxième ville la plus polluée au monde. Sur le chemin, défilent la province du Khövsgöl, Khutag Undur, dont la pleine nature dispose de « ger » (yourtes), la ville de Mörön (à 700 km de la capitale). De plus en plus proche, se devine la Russie.
Au village de Tsagaan Nuur, par exemple, les chevaux attendent. Ils serviront de monture en vue de rejoindre Khurzee et les siens dans la taïga. Dans la région de Tsagann Nuur, les communautés locales vivent quant à elles de l’élevage de chevaux, de moutons, de chèvres et de vaches, comme la majorité des nomades en Mongolie.
Sur place, Bilguun est guide. Cet ancien nomade de l’Ouest de la Mongolie est aujourd’hui père de quatre enfants et citadin. Il est aussi d’interprète car Khurzee et les siens parlent un dialecte mongol, le Touvain.
Rencontre avec les Duhka
Auprès des Duhka, partager le thé au beurre salé est la tradition. Dans la « ger » familiale, de la viande séchée pend au-dessus des têtes. Les familles vivent de viande et de produits laitiers et leur vie est ponctuée par le rythme des animaux. Les Mongols ont un lien très étroit avec leurs animaux. Ils en dépendent pour leur subsistance.
Selon « le horseman », étant donné que c’est la saison des naissances de rennes, les Dukha sont moins éloignés dans la taïga que d’habitude. En altitude, le vent froid de Sibérie est piquant sur les visages. L’ascension est synonyme de grêle, de températures glaciales et de pluie en trombe.
Dans un tipi Dukha, chez Khurzee Magsar, s’échangent des « Sain Baina-U » (« Bonjour ») et le traditionnel thé au beurre salé.
Au détour d’un arbre, un premier renne lève la tête. Puis deux. Les Dukha, eux, déplacent leurs tipis au rythme des saisons, environ quatre fois par an, pour nourrir leurs bêtes et perpétuer ce mode de vie hors du temps. Courant juin, une fois que la période des naissances sera terminée, ils se déplaceront vers le camp d’été, plus haut vers le Nord pour chercher le froid pour leurs rennes, plus isolés encore du reste du monde.
Dans un tipi, comme sous une « ger », on y entre sans permission mais une division spartiate est de rigueur : l’espace à gauche est réservé aux invités, celui du fond aux proches et l’espace de droite est celui des propriétaires. Un poêle à bois se situe au centre, pièce maîtresse du tipi pour ne pas mourir de froid. On ne jette aucun déchet dans le feu car celui-ci est sacré.
La femme est responsable de l’intérieur du tipi, de la cuisine, de faire du pain, de faire sécher la viande, de faire du fromage, du yaourt, du thé, d’entretenir le feu, des finances, de s’occuper des enfants et de leur éducation, de coudre les habits, de faire de l’artisanat,… L’homme est chargé des tâches extérieures, comme couper du bois. A deux, ils se partagent les tâches liées aux rennes, sauf la récolte du lait qui est réservée aux femmes. Les membres de la communauté se rendent visite et discutent longuement sous le tipi et au coin du feu.
Les rennes, l’élément essentiel de la vie des Dukha
La vie des Dukha est simple et rude, à l’image de leur culture et environnement : la taïga. Ils vivent de la chasse, de la cueillette, et essentiellement du lait de rennes qui est incroyablement riche en graisse et vitamines.
Les Dukha utilisent leurs rennes comme moyen de transport également. Leurs bois, qui tombent tous les ans et atteignent leur plein développement durant la période de rut, représentent un revenu non négligeable pour les familles. En plus d’être une source de nourriture et de revenu, les rennes fournissent aussi les Dukha en cuir, fourrure, et sont à la base d’une multitude de produits pouvant être utilisés comme monnaie d’échange. Leurs excréments servent de combustibles à leurs poêles à bois.
La nuit est glaciale dans la taïga. -8 degrés. Le réveil se fait au son du cri des rennes et des enfants qui jouent dehors. Ils ne semblent pas souffrir du froid. Ils ont l’habitude de ces températures extrêmes. Les enfants et surtout les filles, enfin, une en particulier, Zaya, passe la majorité de ses journées sur l’unique balançoire du campement. Les garçons jouent au football avec une pelote en poils de rennes.
La vie de Khurzee est rythmée par les rennes. Elle se lève tôt le matin pour traire les femelles. Le troupeau est ensuite emmené sur les hauteurs du camp pour paître. Le loup représente un réel danger, notamment à la fin de l’été lorsque les premiers coups de froid arrivent de Sibérie. Chaque soir, les éleveurs de rennes attachent leurs bêtes à proximité de leur tipi. Les chiens du camp gardent les prédateurs à distance durant la nuit.
Le renne est un animal très curieux. Cette espèce vient régulièrement renifler près des humains, à la recherche du précieux sel dont ils raffolent. Mais Khurzee a encore plus de travail que d’habitude car c’est la saison des naissances. Ce matin, un petit est né, ce qui demande une attention toute particulière.
Deux fois par mois, les Dukha se rendent en ville pour faire des provisions de sucre, de riz, de farine, de sel,… Les Dukha reçoivent 80 USD par mois par adulte et 40 USD par mois par enfant de la part du gouvernement pour les aider dans leur mode de vie. « C’est peu mais c’est mieux que rien », confie Khurzee. Ils reçoivent également de l’argent pour l’éducation des enfants. Il faut savoir que le salaire moyen en Mongolie est de 500 USD par mois.
Ces mammifères sont indissociables de la taïga et de ses lichens. Les lichens, ces champignons associés à une algue qui ne poussent que dans la taïga, sont vitaux pour les rennes puisqu’indispensables à leur flore intestinale. Quant aux extrêmes hivernaux, les rennes survivent grâce à leur capacité à réguler la température de leur corps. En réduisant la température du sang dans leurs pattes, ils peuvent transmettre de la chaleur dans le reste du corps. Ainsi, taïga, lichens et rennes constituent l’essence même du mode de vie des Dukha.
Khurzee est confortable pour une Dukha : elle et son mari possèdent 400 rennes, alors que la moyenne des familles Dukha n’en possèdent que 100.
Malheureusement, ils en ont perdu 100 l’année passée due aux conditions climatiques difficiles. Elle observe également le réchauffement climatique : chaque année, les Dukha doivent s’aventurer toujours plus loin dans la taïga pour chercher le froid. Et pourtant, en hiver, de décembre à mars, la température peut descendre jusqu’à -60 degrés.
Alors que la majorité des Mongols sont bouddhistes, les Dukha, animistes, ont développé une pratique du chamanisme au fil des siècles. Le chamane agit comme un messager et fait le lien entre le monde des humains et le monde des esprits. Ces derniers se trouvent partout : dans les arbres, les sources, les montagnes ou les ongon, supports sacrés fabriqués par l’homme en forme de figurines. Ils consultent un chamane pour différentes raisons comme pour des questions spécifiques sur leur vie en général, pour des soins de santé éventuels, pour obtenir une guidance. Le chamane est un maître spirituel.
Les menaces qui pèsent sur les Dukha
Un des commerce des Dukha est le tourisme : partager et faire connaître leur mode de vie, accueillir des voyageurs en échange d’un peu d’argent. Si le tourisme peut représenter une aubaine économique pour les Dukha qui vendent de l’artisanat et accueillent des visiteurs chez eux, cette influence extérieure peut aussi tendre à modifier leurs rites chamaniques et totémiques ancestraux. Comme le rappelait un reportage de Géo en 2022, certains foyers son par ailleurs délaissés par cette économie alternative :
« L’été dans la taïga, c’est aussi la saison du tourisme. L’été, on recense jusqu’à 400 visiteurs par campement. Venus de Chine, d’Israël, de Nouvelle-Zélande ou des États-Unis, ils veulent rencontrer les «Tsaatan», et achètent auprès des nombreuses agences de la capitale, Oulan-Bator, des tours avec chef cuisinier. Certaines familles dukha parviennent à gagner de l’argent ainsi. Mais ce n’est pas le cas de la majorité. À leur grand regret, Dawasurun, 28 ans, et son mari Galbadragh, 34 ans, ne profitent pas de ces circuits, car ils ne font pas partie des réseaux établis par les loueurs de chevaux et guides ».
Aujourd’hui, de fait, leur mode de vie ancestral est hautement menacé de se transformer en simple attraction. Au-delà du tourisme de masse, des changements climatiques brutaux achèvent chaque hiver des animaux et menacent leur subsistance alimentaire. Pire encore : l’industrie pétrolière mongole détruit le précieux lichen dont se nourrissent leurs rennes. Rien qu’en 2013, France Info rapporte alors que « La production de pétrole en Mongolie a augmenté de 42% pour atteindre 3,64 millions de barils par an ».
En outre, depuis quelques années, le gouvernement exige que tous leurs enfants soient scolarisés dès l’âge de 6 ans. Les enfants sont scolarisés à Tsagaan Nuur et rendent visite à leurs parents le week-end ou pendant les vacances. Pour Khurzee et les siens, c’est un bouleversement susceptible d’accélérer la fin de leur vie nomade. Ainsi, beaucoup ont déjà troqué leur vie nomade pour les zones urbaines.
Tel est le dilemme complexe de ces nomades, à la fois aspirés par le monde moderne pour survivre et inquiets de voir leur univers peu à peu disparaître sous les effets de cette modernité.
– Reportage réalisé par Pascale Sury, mai 2024
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