Le Népal vient de vivre un bouleversement politique majeur, à la fois brutal et porteur d’espoir. Après une semaine de manifestations sanglantes contre la corruption et l’autoritarisme, le Parlement a été dissous, et Sushila Karki a été nommée Première ministre. Une décision inédite pour ce pays marqué par la domination masculine, la corruption et les inégalités.

Tout a commencé avec une étincelle : l’interdiction soudaine de 26 réseaux sociaux, dont Facebook et YouTube. Pour beaucoup, c’était la goutte d’eau d’un vase déjà plein, une frustration diffuse qui s’accumule depuis 20 ans face à l’extrême pauvreté, le chômage des jeunes (20 % des Népalais de 15 à 24 ans concernés), le népotisme (affiché par les enfants des élites, les « nepo kids », qui étalent leurs privilèges et leur vie de luxe sur les réseaux sociaux), la corruption galopante

Des injustices dénoncées depuis des années par la génération Z qui a vu dans cette mesure de blocage des plateformes numériques, une attaque non seulement contre la liberté d’expression, mais contre leur avenir même.

 Répression policière au Népal. Septembre 2025. Source: CADTM.

Le soulèvement : la Gen Z monte au front

Au 8 septembre 2025, les rues de Katmandou et d’autres villes se sont remplies de manifestants en colère. Une situation inédite depuis l’abolition de la monarchie en 2008, après laquelle se sont succédé des gouvernements tenus par des hommes politiques vieillissants, déconnectés de la réalité du pays.

Les slogans réclamaient des comptes : arrêt de la corruption, de la nomination d’élites hors sol, des pratiques autoritaires. Rapidement, des violences ont éclaté : d’abord une intense répression policière puis, des bâtiments symboles du pouvoir incendiés (dont le Parlement et la résidence du Premier ministre) par les manifestants. Aussi, le ministre des Finances a été capturé par des manifestants, dépouillé de ses vêtements et jeté en caleçon dans une rivière, image devenue virale qui symbolise la chute d’une élite méprisée.

Les violences policières ont été colossales : en plus du recours aux gaz lacrymogènes, aux canons à eau, et aux matraques, la police a aussi tiré à balles réelles sur les manifestants. Le bilan des manifestations est lourd : 72 morts et des centaines de blessés.

La pression populaire, la mise en cause du gouvernement de K.P. Sharma Oli, ainsi que la mobilisation continue des jeunes sur les places et sur les plateformes numériques, ont fait basculer la situation. Le Premier ministre a démissionné, le Parlement a été dissous, des ministres ont été exfiltrés par hélicoptère.

Quand la rue rencontre le numérique : une révolution connectée

L’un des éléments les plus étonnants de cette révolution populaire est la manière dont la jeunesse s’est organisée. Non pas seulement dans la rue, mais aussi dans le virtuel. Un serveur Discord de plus de 145 000 membres est devenu l’un des lieux centraux de débat, de nomination et de choix. Les manifestants ont organisé des discussions et des votes pour proposer des noms pour un gouvernement intérimaire.

Parmi les personnalités proposées par le mouvement, celle de Sushila Karki revenait sans cesse : femme de loi, ancienne juge en cheffe de la Cour suprême, connue pour son intégrité et sa fermeté contre la corruption. Elle ne faisait pas partie d’une faction politique traditionnelle, ce qui la rendait crédible aux yeux des manifestants désireux de rupture.

Le 12 septembre 2025, la nomination est officielle : Sushila Karki prête serment, devient cheffe du gouvernement intérimaire. Sur proposition de la nouvelle Première ministre, de nouvelles élections législatives auront lieu le 5 mars 2026.

Première femme à la tête du gouvernement : un symbole autant qu’un défi

Le fait que Sushila Karki soit la première femme à avoir été nommée Première ministre du Népal ne se réduit pas à un geste symbolique. C’est une page d’histoire ouverte dans un pays où les femmes ont longtemps été exclues, de façon structurelle, des espaces de pouvoir, et subissent fréquemment violences, discriminations, obstacles légaux et culturels.

Son précédent rôle de juge en cheffe de la Cour suprême lui avait déjà conféré une stature, notamment pour des décisions à l’encontre de figures politiques suspectées de corruption. Cela la positionne comme une figure de confiance pour beaucoup, au-delà des clivages habituels.

Je m'abonne à Mr Mondialisation
 

Cependant, les attentes sont immenses, et les défis tout aussi grands. Elle hérite d’un pays meurtri : des vies perdues, des institutions endommagées, des bâtiments publics brûlés.

Les défis immenses d’une transition fragile

La première tâche du gouvernement Karki est de garantir un passage pacifique vers la démocratie réelle : préparer des élections libres, transparentes et crédibles. L’échéance de mars 2026 est fixée, mais l’ombre de la violence et de la rupture persiste. La justice aussi doit être rendue, notamment au regard du décès de manifestants. La corruption, que les protestataires dénoncent, reste profondément enracinée dans les structures, son abolition ne sera pas simple.

Mais ce moment est potentiellement la naissance d’un tournant. Avec une population jeune, connectée, qui ne se contente plus des discours mais exige une transformation tangible, le Népal peut entrer dans une phase de renouvellement profond. Non seulement au regard de qui gouverne, mais aussi de la manière de gouverner. Transparence, responsabilité, justice, inclusion : ces mots doivent maintenant devenir la norme.

La nomination de Sushila Karki offre l’espoir d’un d’une gouvernance différente, plus proche du peuple, plus exigeante. Mais l’histoire ne commencera vraiment que si elle tient ses promesses, si la génération Z ne se contente pas du fait accompli, mais garde la pression, le regard critique, et par-dessus tout, sa détermination.

Le numérique comme arme contre la corruption

Dans cette révolution, l’interdiction des réseaux sociaux a mis en évidence le fait que bien au-delà d’être des outils de communication, ceux-ci sont une menace tangible pour le pouvoir. Ils permettent de contourner censure, de partager en temps réel les violences policières, de documenter la corruption et d’unir une jeunesse dispersée géographiquement mais connectée virtuellement.

Là où les institutions sont discréditées, ces plateformes sont aujourd’hui des espaces de contre-pouvoir, capables de mobiliser, de créer de la transparence et de déjouer les manipulations d’État. Cette capacité à transformer l’indignation en action collective souligne combien, dans des contextes autoritaires ou minés par la corruption, le numérique peut devenir une arme démocratique.

Du Népal à la France : l’écho d’une révolte possible

Le Népal vient de franchir un seuil : celui où une femme peut accéder au plus haut poste exécutif, non pas parce qu’elle appartient à l’élite politique traditionnelle, mais parce qu’elle incarne des valeurs que beaucoup réclamaient : honnêteté, indépendance, intégrité. Le chemin sera long, semé d’embûches, mais la possibilité d’un futur différent est née.

Ce soulèvement népalais rappelle qu’un peuple qui refuse l’injustice peut renverser des structures qui semblaient immuables. En France, le mouvement Bloquons tout, qui a débuté le 10 septembre, témoigne d’une même volonté de rupture face à l’ordre établi. Rien n’est figé : l’audace, la solidarité et la détermination peuvent ouvrir la voie à des changements radicaux, même là où le cynisme semblait régner.

Elena Meilune


Manifestation népalaise contre la corruption. 9 septembre 2025. Wikimedia.

- Cet article gratuit, indépendant et sans IA existe grâce aux abonnés -
Donation