S’étendant sur un territoire de 21 millions de km2 et de 24 fuseaux horaires, la région polaire arctique est habitée par environ 4 millions de personnes, dont des dizaines de peuples indigènes. Par ailleurs, l’Arctique abrite aussi une riche biodiversité et différents écosystèmes qui participent directement à l’équilibre climatique mondial, avec notamment un rôle majeur dans la redistribution de chaleur par le biais des courants océaniques entre le pôle Nord et l’équateur. Toutefois, le réchauffement climatique d’origine anthropique s’est récemment traduit en Arctique par des conséquences environnementales désastreuses, telles que l’amincissement et le rétrécissement de la banquise, la fonte du permafrost et le recul des glaciers, réserves considérables d’eau douce de la planète. À l’autre bout de ce constat alarmant, l’accélération de la fonte des glaces en zone arctique offre de nouvelles opportunités en matière de transport maritime pour les différents acteurs présents dans la région, avec le risque d’y exacerber davantage les conséquences du réchauffement climatique. Explications.
En Arctique, la crise écologique a fait naître de nouvelles opportunités dans le domaine des transports maritimes internationaux. Depuis plusieurs dizaines d’années, on observe une reconstitution amoindrie de la banquise en hiver, et une disparition toujours plus croissante de sa superficie à la fin de l’été, offrant ainsi un accès facilité aux routes maritimes du grand Nord. Doit-on s’inquiéter de l’avenir de cet espace fragile ? On fait le point.
Pays sur le qui-vive : des routes maritimes à tout prix.
À la suite du récent incident qui a provoqué le blocage du canal de Suez, la Russie a une nouvelle fois démontré son engouement pour le développement de ces nouvelles routes commerciales. En effet, le ministre russe de l’énergie a récemment mis en avant l’intérêt du développement des routes arctiques qui ont « un fort potentiel d’expansion du volume de transport de marchandises, permettant de réduire considérablement la durée du transport de marchandises de l’Asie vers l’Europe » (Financial Times), et suscitant ainsi de nombreux attraits économiques. En 2018, Vladimir Poutine avait déjà ordonné que le volume annuel de marchandises transitant par la route maritime du Nord passe de 30 millions de tonnes à 80 millions de tonnes d’ici 2024 (Middle East Monitor).
Par ailleurs, le développement des routes arctiques est largement soutenu par la Chine qui ambitionne de créer la route de la soie polaire afin de développer une route économique compétitive reliant l’Asie à l’Est de l’Europe…
Parmi les quatre routes trans-arctiques principales, la route maritime du Nord (RMN) est à ce jour la plus fréquentée. Cette route maritime, longeant les côtes arctiques russes, susceptible d’être libérée des glaces pour une plus grande période de l’année, offre le plus grand potentiel économique. En effet, cette route permettrait de réduire le trajet maritime entre l’Asie de l’Est et l’Europe occidentale de 21 000km, en utilisant le canal de Suez, à 12 800 km, ce qui diminuerait la durée du transit d’une dizaine de jours.
Le passage du Nord-Ouest (PNO), traversant l’océan Arctique canadien, permettrait lui aussi de réduire considérablement les voyages maritimes entre l’Asie de l’Est et l’Europe occidentale, en réduisant d’environs 11 000 km le transit par rapport à l’utilisation du canal de Panama. Enfin, bien qu’hypothétique à ce jour, en raison de la présence constante de glace, la route maritime transpolaire (RMT) bénéficierait d’un passage central et direct pour relier le détroit de Béring à l’océan Atlantique.
Dès lors, force est de constater qu’un certain nombre d’acteurs, privés ou publics, ne voient pas la fonte des glaces et du permafrost comme représentant une nouvelle crise écologique majeure, mais y perçoivent davantage un nouvel attrait pour assouvir les désirs de futurs profits à court terme et de croissance économique effrénée.
Une utilisation des routes arctiques qui demeure limitée
Des conditions climatiques plus avantageuses – en raison des vents, courants marins et eaux chaudes en provenance de l’Atlantique Nord – libèrent la mer de glace sur une plus longue période de l’année, et se sont donc récemment traduites par une hausse du trafic de destination sur la RMN au large de la Sibérie. En revanche, le trafic commercial de transit, au cours duquel les navires empruntent les routes arctiques sans s’y arrêter, connaît une expansion qui demeure très limitée. Malgré les ambitions canadiennes et américaines concernant le PNO, l’utilisation de cette route arctique semble être davantage limitée en raison du manque d’infrastructure et d’équipements adaptés aux conditions climatiques polaires extrêmes, et des eaux moins longtemps libérées des glaces.
Actuellement, l’essor limité du développement des routes arctiques est principalement dû à des contraintes climatiques, économiques et de sécurité. En effet, malgré l’accélération de la fonte des glaces, l’Arctique reste à ce jour englacée une grande partie de l’année. Dès lors, les entreprises de transports maritimes qui voudraient les utiliser devraient toujours se contenter de la saison estivale pour pouvoir naviguer. Et le basculement radical d’une route exploitable à l’autre, deux fois par année au moment des changements de saisons, entraînerait des opérations logistiques complexes et coûteuses, augmentant les risques de retard.
Par ailleurs, en raison des conditions climatiques extrêmes et des risques d’incident plus accrus, la navigation en zone arctique nécessiterait d’équiper les navires d’une coque renforcée pour faire face aux glaces dérivantes et icebergs, d’un soutien de brise-glaces pour tracer en amont les voies empruntables, et d’une souscription à des primes d’assurances bien plus élevées. Enfin, pour « limiter » les impacts néfastes engendrés par les transports maritimes, le Code polaire a été adopté en 2017, et prévoit une série de dispositions légales afin de prévenir les régions polaires contre davantage de pollution émanant des hydrocarbures et des substances nocives transportées par les navires.
Par conséquent, bien qu’en théorie, le développement des routes arctiques suscite un attrait grandissant pour les différents acteurs de la région, en pratique, son essor peine à se développer en raison de ces différents facteurs qui n’apportent pas, encore, une réelle plus-value économique.
L’Arctique en danger
Le constat du dérèglement climatique en Arctique est unanime. Ces dernières années, la communauté scientifique a observé une nette augmentation des températures dans cette zone de glace. Par ailleurs, cette hausse des températures semble intervenir de manière plus rapide que dans les autres régions de la planète.
Un rapport publié par le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sur les régions polaires fait état d’un bilan alarmant sur les conséquences du réchauffement climatique sur la biodiversité et les écosystèmes de l’Arctique. Pourtant, la préservation de cet écosystème fragile est essentielle, étant donné que les régions polaires influencent le climat mondial par un certain nombre de processus. Or, avec l’accélération de la fonte des glaces et une couverture de neige amoindrie au printemps et en été, davantage de chaleur est absorbée à la surface, avec pour conséquence la déstabilisation du permafrost. Ce dernier stockant une grande quantité de carbone et de méthane, son dégel est susceptible de grandement contribuer au réchauffement climatique global, et d’avoir des conséquences négatives aux latitudes moyennes.
La Croissance ou la Vie
En résumé, bien que l’utilisation des routes maritimes arctiques reste actuellement limitée, le rapport du GIEC met en garde contre une intensification du trafic maritime en zone arctique au cours des prochaines années, qui pourrait exacerber les risques environnementaux dans la région. À cet égard, afin de garantir la préservation de l’Arctique, la compagnie maritime MSC a récemment réaffirmé son refus d’envoyer ses navires sur la RMN invoquant des préoccupations environnementales : « tenter d’ouvrir de nouvelles routes de navigation qui frôlent la calotte polaire ressemble à l’ambition ignorante d’un explorateur du 18e siècle, alors que nous savons aujourd’hui que cela poserait des risques supplémentaires pour les habitants et de nombreuses autres espèces de cette région, et aggraverait l’impact de la navigation sur le changement climatique ».
L’adoption de positions similaires par les gouvernements, compagnies de transport maritime et d’exploitation des ressources naturelles ne peut être qu’encouragée étant donné que nous dépendons tous d’une Arctique en bonne santé.
– W.D.
Sources :
Le Code Polaire, dit officiellement Recueil sur la navigation polaire, en intégralité : https://wwwcdn.imo.org/localresources/fr/MediaCentre/HotTopics/Documents/Pages%20from%20MEPC%2068-21-Add.1.pdf
Quillérou, E. et al. « Arctique : opportunités, enjeux et défis », dans Plateforme Océan & Climat, février 2017, disponible sur : https://www.ocean-climate.org/wp-content/uploads/2017/02/arctique_FichesScientifiques_04-9.pdf.
Baccaro, S., Deschamps, P., À la conquête des océans polaires ; géopolitique du brise-glace, Le Monde Diplomatique, Avril 2020.
Astrasheuskaya, N., “Russia seizes in Suez blockage to promote merits of Arctic route” dans Financial Times, 30 Mars 2021, disponible sur: https://www.ft.com/content/47b4cca2-b673-4763-95b4-555bd03a948a
Gürkan Abay, E., “Russia’s alternative to the Suez Canal is the Northern Sea Route in Arctic waters” dans Middle East Monitor, 8 Avril 2021, disponible sur: https://www.middleeastmonitor.com/20210408-russias-alternative-to-the-suez-canal-is-the-northern-sea-route-in-arctic-waters/
Staff, R., “China pledges to build “Polar Silk Road” over 2021-2025” in Reuters, 5 mars 2021, disponible sur: https://www.reuters.com/article/us-china-parliament-polar-idUSKBN2AX09F
The Geography of Transport Systems, “Polar shipping routes”, disponible sur: https://transportgeography.org/contents/chapter1/transportation-and-space/polar-shipping-routes/
Ma, X., et al., Security of the Arctic route from the resilience perspective: the ideal state, influencing factors, and evaluation, Maritime Policy & Management, Aout 2020.
Lasserre, F., Bateaux, plateau, arsenaux : quels enjeux géopolitiques dans un Arctique en mutation ?, VertigO – la revue électronique en science de l’environnement, Mars 2021.
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GIEC, « Chapter 3 : Polar regions » dans Special Report : Special report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate, 2019, disponible sur: https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/3/2019/11/07_SROCC_Ch03_FINAL.pdf
MarineLink, « MSC reaffirms commitment to avoid arctic shipping routes” dans Maritime Logistics Professional, 1er Avril 2021, disponible sur: https://www.maritimeprofessional.com/news/reaffirms-commitment-avoid-arctic-shipping-366502