Si le coup d’Etat du 1er  février 2021 en Birmanie a fait la Une de tous les journaux, il semble que les médias se soient progressivement désintéressés du sujet. Pourtant, la situation actuelle du pays mérite que l’on s’y attarde plus que quelques jours. Depuis le putsch des généraux, le peuple birman sacrifie ses conditions de vie pour lutter contre la prise du pouvoir par la junte militaire et subit une très forte répression de la part de celle-ci dont de nombreuses violations des Droits de l’Homme. On observe également une résurgence des luttes d’organisations ethniques armées ainsi que le recours des civils à la lutte armée. Or tout ceci ne date pas d’hier : la Birmanie a connu des décennies de dictature militaire et une situation de guerre civile … une histoire qu’il convient de rappeler pour mieux comprendre les enjeux et défis actuels qui sous-tendent le pays depuis le 1er février. Nous avons alors voulu donner la voix à des spécialistes : Sophie Brondel, coordinatrice de l’Association Info Birmanie, a répondu à nos questions. Interview.

M. : Bonjour Sophie, merci de nous avoir accordé cette interview. Est-ce que vous pouvez-vous présenter vous, ainsi que l’association Info Birmanie ? 

S.B : Je suis Sophie Brondel, coordinatrice de l’Association Info Birmanie depuis trois ans. Cette association fait un travail d’information et de plaidoyer sur la situation des droits humains en Birmanie mais aussi de relai des voix de la société civile birmane auprès des autorités françaises et européennes. Elle a été créée en 1996, elle fête donc ses 25 ans cette année … dans un contexte historiquement chargé. 

M. : Pour nos lecteur.rice.s qui ne connaîtraient pas du tout le sujet, avant de revenir sur les faits récents, est-ce que vous pourriez nous donner un panorama général du contexte historique birman ? De l’indépendance du pays jusqu’à son ouverture politique en au début des années 2010.

Ce qu’il faut retenir c’est que depuis son indépendance en 1948,  la Birmanie a connu des décennies de dictature militaire et une situation de guerre civile. On parle de situation de guerre civile la plus longue au monde puisque depuis 70 ans, au niveau de ses régions frontalières, des groupes ethniques sont en lutte contre l’armée birmane avec des revendications d’autonomie et des revendications de droits qui ne sont pas entendues. L’ouverture politique a commencé vers la fin des années 2000 pour aller vers les élections en 2015 de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND), qui signent l’arrivée au pouvoir d’Aung San Suu Kyi. Avec le coup d’Etat du 1er février 2021, on pourrait donc dire que cette période d’ouverture démocratique avec un gouvernement semi-civil a été assez courte, puisqu’elle n’aura duré que cinq ans. Ce qu’on doit retenir de cette période d’ouverture, finalement, c’est la constance du pouvoir de l’armée puisque même avec l’ouverture démocratique, l’armée a toujours gardé le contrôle à travers la Constitution de 2008 qu’elle a fait voter à dessein pour garder le contrôle des institutions. Malgré cette ouverture démocratique, l’armée a gardé pendant ces cinq ans trois postes clés au niveau des ministères (l’Intérieur, la Défense et les Frontières), 25 % des sièges au Parlement et  était très présente, évidemment, dans l’administration et dans l’économie. Donc la LND est arrivée au pouvoir dans un contexte qui était plein de défis, entre la situation de guerre civile dans plusieurs régions ethniques  avec des organisations ethniques armées et l’armée qui est restée très puissante et qui, on l’a vu avec ce coup d’Etat, n’a pas voulu lâcher les rênes et a refusé de reconnaître le résultat des dernières élections législatives de novembre et a repris totalement le pouvoir avec le coup d’Etat du 1er février.

Des milliers de civils en chemises blanches défilent pour protester contre la dictature et montrer leur soutien au NUG à Dawei, dans la région de Tanintharyi

M. : La constitution de 2008, que vous venez d’évoquer, a été adoptée après la révolution dite de Safran. Et ce n’était pas la première fois que le peuple birman se soulevait … 

S.B. : La révolution actuelle est sans précédent, par son ampleur et par la détermination des birmans à ne pas reculer face à la junte. Mais il est vrai que, historiquement, il y a eu deux tentatives de s’opposer à la junte militaire : le soulèvement de 1988, très violemment réprimé et qui a finalement échoué (ndlr, la victoire de la LND aux élections de 1990 a été confisquée), puis la révolution dite de Safran en 2007. Cette dernière est partie d’une révolte sur les conditions de vie, par rapport à l’augmentation du prix de certaines denrées , et s’est ensuite transformée en revendication politique portée notamment par des moines. La répression fut moindre qu’en 1988, mais les militaires ont aussi mis fin au mouvement.

M. : Il y aussi la question des minorités ethniques, qui semble prégnante en Birmanie. Quel rôle a-t-elle joué depuis l’indépendance ?  

S.B. : Ce qu’il faut mettre en avant, c’est la constance de cette situation de guerre civile  dans les régions dites périphériques, avec une répression de la junte militaire contre ces minorités. La Birmanie, en tant qu’Etat nation, est très divisée depuis son indépendance et l’armée birmane prétend  incarner l’unité et la défense de la souveraineté nationale. Or en réalité, c’est de l’ordre de la propagande nationaliste et, en arrière fond, elle réprime les minorités puisque sa conception de cet État nation, c’est un Etat Bamar avec une majorité Bamar qui représente aujourd’hui 70 % de la population birmane.  Cette domination des Bamar se fait au détriment des minorités avec l’impossibilité pour elles de trouver leur place dans cet État nation, qui les persécute et qui ne reconnaît pas leurs droits et leurs revendications. C’est vraiment une constante.

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Et puis après, en 2015, il y a cet accord de cessez le feu dit national, mais en fait qui n’est pas national puisque la plupart des organisations ethniques armées ne l’ont pas signé à l’époque. On a donc eu un processus de paix impulsé à partir de 2015, mais qui, jusqu’à la veille du coup d’État, n’avait pas abouti parce que en toile de fond, il y avait toujours, notamment, ce nationalisme Bamar bouddhiste et l’armée qui continuait à étendre ses positions dans certaines zones minoritaires. Sous couvert de cessez le feu, les conflits ont continué. Il y a eu la crise Rohingya de 2017, marquée par l’exode de plus de 700 000 Rohingya au Bangladesh fuyant la répression menée par l’armée. La spécificité de leur situation tient au fait qu’ils ont été dépossédés de la citoyenneté à la suite d’une loi votée en 1982 et sont majoritairement rejetés dans le contexte d’une politique d’Etat qualifiée de génocidaire. Ces deux dernières années,  un conflit majeur s’est par ailleurs développé dans l’Etat d’Arakan entre l’Arakan Army [AA] et l’armée. Le plus important que la Birmanie ait connu depuis de nombreuses années, sur fond de revendications d’autonomie et de reconnaissance des droits de la minorité arakanaise. Avec le coup d’Etat du 1er février, on peut voir que les combats avec les Kachin et les Karen reprennent de plus belle … ce sont ces minorités ethniques  qui sont  touchées par les combats depuis le coup d’Etat. Pour résumer, il y a eu un processus de paix amorcé en 2015 qui a échoué – à propos duquel on a écrit un dossier très complet sur notre site – avec une constance de répression des minorités et le récent coup d’État qui ne fait qu’aggraver leur situation. 

Manifestation contre le coup d’État dans le quartier d’Aung Lan à Mandalay

M. : Pouvez-vous nous faire un point sur la situation actuelle depuis ce coup d’Etat du 1er février ? Où en est le rapport de force ? Quelles sont les revendications de la société civile birmane ? 

S.B. : A propos des violations des droits de l’Homme par rapport aux Birmans qui luttent pour la démocratie : à l’heure actuelle, plus de 820 Birmans ont été tués et plus de 4300 personnes sont  détenues, dans le cadre d’une répression de l’armée envers son peuple qui ne faiblit pas. Il y a aussi, comme je l’ai évoqué tout à l’heure, une résurgence des luttes d’organisations ethniques armées, puisque la KNU (Karen National Union) et la KIA (Kachin Independence Army)  Karen) ont multiplié les attaques pour lutter contre la junte militaire depuis le coup d’Etat. Concrètement, ce sont surtout les populations Karen qui sont impactées par la répression de l’armée qui mène notamment des frappes aériennes … ce qu’elle n’avait pas fait depuis très longtemps en région Karen. Aujourd’hui, ce sont plus de 50 000 déplacés Karen qui fuient la répression de l’armée et les combats.

La situation de conflit dans ces régions est très inquiétante. On a eu aussi eu, la semaine dernière, des attaques au niveau de la ville de Mindat dans l’État Chin, qui est aujourd’hui sous état de siège de l’armée. On assiste depuis avril à la mise en place d’une force de défense civile [ndlr, la Civil Defence Force], ce qui est inédit, et dans l’état Chin à la création de la Chin Defence Force, des civils qui rejoignent la lutte armée. La configuration est très complexe parce qu’on a à la fois ces organisations ethniques armées qui se positionnent pour lutter avec les armes contre la junte birmane, comme elles l’ont fait par le passé, et des civils qui envisagent de prendre les armes parce que, face à la répression de l’armée, ils n’ont aucun appui effectif de la communauté internationale. En plus de cela, on commence à voir des explosions dans plusieurs localités, notamment dans les régions du centre du pays, avec aussi des administrations locales qui sont prises pour cible,  dans des scènes de guérilla urbaine. Autrement dit, des civils qui commencent à utiliser la violence face à la junte. 

Un manifestant regarde la police avec ses jumelles lors d’une manifestation contre le coup d’État militaire. La police du Myanmar a attaqué les manifestants avec des balles en caoutchouc, des balles réelles, des gaz lacrymogènes et des bombes assourdissantes en réponse / Crédits photo : Aung Kyaw Htet/SOPA Images

Pour revenir aux organisations ethniques armées, elles sont en combat actif contre la junte, mais elles ont  des positions assez différentes. La KNU (Karen National Union) et la KIA (Kachin Independence Army)  ont pris position à la fois par des déclarations et par l’action armée. Mais il y a aussi des organisations ethniques qui ont choisi de temporiser ou qui gardent le silence. Donc, on voit aussi des jeux, des calculs stratégiques de certaines d’entre elles qui, peut-être, chercheraient davantage à négocier avec la junte ou à attendre de voir comment la situation évolue pour porter leurs propres revendications de leur territoire.

Le 27 mars, alors que des forces militaires célébraient cette journée de défense nationale, deux petites organisations ethniques armées signataires de l’accord de 2015 ont ainsi envoyé des délégations : la KNU/KNLA Peace Council, dissidente de la KNU/KNLA, et l’Arakan Liberation Party (ALP). Tandis que d’autres restent silencieuses ou bien font des déclarations, sans s’engager militairement contre la junte, notamment la RCSS [ndlr, Conseil de Restauration de l’État Shan]. Sans parler de l’Arakan Army qui est restée silencieuse pendant près de deux mois après le coup d’Etat, pour ensuite faire une déclaration commune avec ses alliées (MNDAA et TNLA). Cette déclaration commune ne se traduit pas à ce stade par une lutte armée au même titre que la KIA et la KNU.

Ce qui est important de souligner, c’est que les parlementaires déchus au lendemain du coup d’État, se sont constitués en un CRPH (ndlr, Comité représentant l’Assemblée de l’Union), qui a ensuite désigné un gouvernement d’unité nationale le 16 avril. Il y a donc des autorités légitimes qui ont récemment appelé à la lutte armée et parlent de la constitution d’une armée fédérale pour lutter contre la junte. Mais on en est encore loin … il y a beaucoup de divisions entre toutes les organisations ethniques armées (OEA). Récemment un responsable de la KNU s’est désolidarisé de la lutte armée en se déclarant pour la négociation. Il n’y avait pas d’unanimité avant le coup d’Etat, et il n’y en a toujours pas aujourd’hui. Un des enjeux, c’est donc de voir dans quelle mesure certaines OEA pourront se fédérer ou pas pour peser davantage militairement contre la junte. Mais aussi de voir dans quelle mesure les civils auront  recours  à la lutte armée. En même temps, on voit bien que concrètement, sur le terrain, il ne reste pas grand chose en termes de réponses. C’est-à-dire que la violence et l’arbitraire est si grande, il y a de telles scènes d’horreur menées par la junte, que la seule solution qui s’impose est de se défendre. La perspective de prendre les armes traverse l’esprit de beaucoup de personnes. Il y a cependant un gros déséquilibre des forces au niveau des combattants actuels : 400 000 soldats de la junte birmane face à 87000 soldats toutes OEA confondues. La question, en ce moment, c’est donc aussi celle des défections possibles de soldats de l’armée birmane. L’armée mène une propagande active en son sein pour fédérer ses troupes et, certains soldats craignent les représailles sur leur famille s’ils décident de partir. Mais ils ont de plus en plus à le faire ! Il n’y a pas de chiffres précis mais des centaines de soldats auraient fait défection et les témoignages, notamment vidéo, se multiplient pour inciter leurs pairs à faire de même. Une dissension pourrait-elle survenir parmi les hauts gradés face à la politique de Min Aung Hlaing à la tête de la junte? D’après plusieurs observateurs, l’armée birmane fait traditionnellement bloc, même si certains évoquent des dissensions face à la tournure prise par la situation du pays, devenu ingouvernable. 

M. : Et qu’en est-il du mouvement de désobéissance civile (Civil Disobedience Movement, CDM), né depuis peu ?

S.B. : J’ai évoqué la répression, mais évidemment, ce qu’il faut souligner, c’est cette résistance incroyable de la population. Le mouvement de désobéissance civile, qui est parti de la grève des professions de la santé, est suivi par énormément  de corps de métiers. On voit que la junte tente d’y mettre un terme avec des menaces, des interpellations. Des licenciements massifs sont aussi  intervenus, d’enseignants notamment, et des mesures d’expulsion de logements de fonction ont été prises, visant par exemple des cheminots. Des birmans ont perdu leur emploi, leur source de revenus, mais aussi leur logement  parce qu’ils ne voulaient pas renoncer à la lutte pour la démocratie. Le message très fort que portent les manifestants, c’est de dire « on est prêt à mourir, on est prêt à tout perdre, mais on ne veut pas de la junte au pouvoir ». Ce mouvement vise à paralyser les institutions par l’éducation, les universités, les hôpitaux, les chemins de fer, les banques … plein de secteurs, y compris les employés des entreprises contrôlées ou détenues par les militaires, comme Mytel par exemple, l’entreprise de télécommunications dont  des agents ont refusé d’aller travailler. Il y a donc derrière ce mouvement la volonté de saborder l’économie birmane pour que la junte ne puisse plus fonctionner, qu’elle s’écroule par le biais de l’économie

Pour montrer leur soutien au peuple du Myanmar qui lutte courageusement et sans relâche contre le coup d’État militaire depuis plus de 3 mois, les habitants d’un des villages de Kale se sont réunis pour organiser une grève de nuit en écrivant « Fighting Myanmar » avec des bougies
Les moines du monastère de MoeKaung priant pour les personnes tombées au combat, demandant la libération immédiate des détenus et apportant leur soutien aux membres du mouvement de désobéissance civile (CDM)

Mais ce mouvement, qui s’installe dans la durée, a de très fortes répercussions sur  la population.  Le pourcentage de birmans vivant sous le seuil de pauvreté a drastiquement augmenté et tous les progrès accomplis depuis 2005 sont en train d’être anéantis. Dans les grandes villes, notamment à Rangoun, des familles jusque-là épargnées sautent des repas et ne mangent pas à leur faim. Les Birmans s’organisent et luttent pour la démocratie, mais ils font de nombreux sacrifices en termes de vies humaines mais aussi de conditions de vie. D’ailleurs, il y a aussi eu un appel au boycott, très suivi, des produits fabriqués par des entreprises militaires. L’exemple des marques de bières birmanes revient souvent.  Les produits sont retirés des rayons et ils ne sont plus consommés : c’est une façon de couper les vivres à l’armée birmane. Ce qui est intéressant, c’est que les activistes qui portaient ce mouvement de boycott contre les produits de l’armée avaient commencé cette démarche avant le coup d’État en réponse aux crimes subis par les Rohingya mais, à l’époque, c’était une démarche complètement sous l’ombre. Personne n’en parlait et ce n’était pas relayé, tandis que maintenant c’est concret et la population se mobilise massivement face à la junte. Par contre, il est vrai qu’ au fur et à mesure que le temps passe les manifestations sont bien moins importantes face à la terreur et à la répression, qui cible même des enfants.  Le mouvement développe des formes de manifester innovantes et multiples (jour du silence, figurines déposées dans la rue, bateaux d’origami sur l’eau, bruits de casseroles…)  et surtout continue le mouvement de désobéissance civile avec des élèves qui refusent de retourner en classe sous la junte par exemple…  Il faut aussi mentionner le rôle des femmes, dont on dit qu’elles portent le mouvement, elles s’opposent aussi au retour au pouvoir de la junte qui est profondément patriarcale : depuis de nombreuses années maintenant, sont dénoncées les violences infligées aux femmes, notamment de nombreux cas de violences sexuelles dans les régions ethniques.

M. : Depuis le putsch des généraux le 1er février, des entreprises étrangères ont quitté le pays pour ne pas être accusées de collaborer avec la junte birmane. Ce n’est pas le cas de Total, le pétrolier français, qui est accusé de  financer l’Etat birman sous la coupe des militaires. Pouvez-vous nous en dire davantage sur cette collaboration historique ?

S.B. : Depuis mai 2020, une campagne citoyenne nommée « Justice for Myanmar » a commencé. Elle cible les intérêts économiques de l’armée dans le prolongement de recommandations portées par des experts indépendants de l’Onu. Cette question prend une acuité particulière depuis février, et Total est devenue emblématique du côté français. En 1992, Total collaborait déjà avec la junte militaire pour construire et développer le gazoduc de Yadana. Dans les années 2000, elle a été mise en cause avec des accusations de travail forcé, puisque la construction du gazoduc se faisait dans des conditions de violations des droits de l’Homme, avec l’armée en toile de fond. Il y a eu des procédures au niveau européen, qui n’ont pas abouti sur le plan judiciaire,  mais qui ont donné lieu à une indemnisation par Total de certains travailleurs et une  reconnaissance des faits documentés par les ONG. Les révélations parues dans Ie Monde ce  4 mai montrent une  continuité historique, depuis l’arrivée de Total en Birmanie dans les années 1990 jusqu’en 2021. Le Monde fait état d’un montage financier opaque, sur fond d’optimisation fiscale et de paradis fiscal, au bénéfice de Total et de la MOGE (ndlr, Myanmar Oil and Gaz Entreprise), qui est placée sous le contrôle des militaires. Le tout au  détriment de l’Etat et donc du peuple birman, et ce même durant la parenthèse “démocratique” de 2015 à 2021. D’ailleurs, c’est  intéressant de remarquer que Total n’a pas fait entamé de procédure de diffamation suite aux révélations faites par le journal et s’est contenté d’une mesure de rétorsion dans le cadre d’un  partenariat de publicité. 

Le message fort d’un civil qui doute de l’ONU, étant donné l’absence d’aide de la part de la communauté internationale

M. : La compagnie américaine Chevron est aussi mise en cause. Plus précisément, les Birmans reprochent à Total et Chevron de continuer leur business “as usual” malgré la situation tendue depuis février. Pourquoi ? 

S.B : Depuis le coup d’Etat, c’est ce qu’il faut souligner, c’est que la société civile birmane s’est mobilisée face au secteur gazier et pétrolier pour demander deux choses : d’abord, un appel à l’arrêt des activités, puis  une demande plus ciblée,  c’est-à-dire la suspension des paiements à la junte.  Autrement dit, que Total, Chevron et d’autres suspendent leurs versements et les mettent sur un compte bloqué jusqu’au retour du gouvernement démocratique élu. Cette demande est portée par la société civile birmane, par MATA (Myanmar Alliance for Transparency and Accountability)- un regroupement de plus de 400 organisations de la société civile locale  – mais aussi par le mouvement de désobéissance civile puisqu’il y a eu des manifestations spécifiques contre Chevron et Total. Il est aussi très important de souligner que le gouvernement d’unité nationale, les autorités légitimes en résistance elles-mêmes, se sont adressées à Total directement, pour lui demander de suspendre les paiements à la junte. Du côté français, des  associations ont relayé cette demande de suspension de la société civile dans un communiqué du 19 mars puis il y a eu une action devant le siège de Total organisée par Extinction Rébellion, avec Info Birmanie et la Communauté Birmane de France. Mais rien n’a changé pour le moment. 

Ce n’est pourtant pas peine perdue ! Des entreprises ont décidé de suspendre leurs activités,  comme Puma Energy (Singapour) et Woodside (Australie) et Voltalia, une entreprise française dans le secteur des énergies renouvelables, a annoncé son retrait de Birmanie. Concernant Voltalia, elle a mis en avant les conséquences du coup d’Etat mais en réalité c’est le fruit d’une interpellation menée par  Sherpa, RSF et Info Birmanie pendant  un an. EDF a aussi suspendu le projet de barrage controversé Shweli 3 dans le nord de l’État Shan. Pourquoi les Birmans reprochent-ils à Total et Chevron de continuer leur business « as usual »? Parce que  leurs activités financent directement la junte,  lui fournissant ainsi des devises vitales. De nombreuses analyses mettent en avant le fait que dans les années 1990-2000, le secteur gazier et pétrolier a permis à la junte de tenir dans un contexte où elle était mise sous sanctions, menacée. Il ne faudrait donc pas reproduire la même erreur en 2021. Or pour l’instant, malgré les nombreuses interpellations en Birmanie et en France, rien ne change. 

Action d’Extinction Rebellion le 25 mars 2021 / Crédits photo : Stéphane Ferrer
Action d’Extinction Rebellion le 25 mars 2021 / Crédits photo : Maxime Gruss

M. : Quels sont les leviers d’actions possibles de la part de la communauté internationale, et plus précisément en France et dans l’Union Européenne ? 

S.B. : Tant qu’aucune sanction n’est décidée par les Etats, Total continue ses activités : l’entreprise a annoncé qu’elle se plierait aux sanctions internationales. L’enjeu aujourd’hui, c’est donc de placer la MOGE sous sanction. Mais c’est assez dur en réalité ! Par exemple, le New York Times rapporte  le fait que Chevron aux Etats-Unis mène un  lobbying intense contre ces sanctions. Logiquement, on peut se demander si Total fait la même chose au niveau français voire européen. C’est la question que j’ai posée à Alain Deneault, lors d’une interview publiée sur notre site.  Pour revenir à la question, le levier principal, c’est vraiment de mettre la MOGE sous sanction. Aux Etats-Unis, des élus et sénateurs américains ont interpellé leur gouvernement à ce sujet. Les Etats-Unis ont placé les entreprises publiques dans les secteurs des perles, pierres précieuses et du bois  sous sanction mais toujours pas la MOGE.  C’est manifestement  le secteur auquel personne ne veut toucher … En France,  il n’y a pas  de prise de position politique en ce sens de notre gouvernement. Des élus se sont mobilisés sur Total, en posant des questions au gouvernement et la Ministre de la transition écologique appelle à la transparence suite aux révélations du Monde, mais ce n’est pas suffisant. La dégradation de la situation est constante, il ne faut pas sous-estimer les risques multiples que pose le maintien du statu quo de Total en Birmanie et agir vite face au drame que vivent les birmans.

M. : Un dernier mot pour nos lecteur.rice.s ? 

S.B. : Ce qui est important, c’est qu’on continue de parler de la Birmanie parce-que là on voit que les médias commencent à moins relayer ce qu’il se passe sur le terrain, alors que la situation risque de durer. Certes, quand ils voient qu’on parle de ce qui se passe dans leur pays, qu’on relaie leurs voix, les Birmans se sentent soutenus dans leur lutte. Mais, face à la  junte, le peuple birman est quand même très seul parce qu’il n’y a pas d’action digne de ce nom au niveau de la communauté internationale. A son échelle, chaque citoyen français peut se mobiliser en interpellant son élu, en relayant nos campagnes et actions et en soutenant les actions de mobilisation de la communauté birmane de France, très active depuis le coup d’Etat. Il est possible d’être acteur en France face à la situation, il y a des choses à faire pour être solidaire et exprimer son soutien au peuple birman.

Ce garçon, qui prend la photo avec des enfants, a perdu un oeil et un avant bras peu après. Son histoire est racontée ici : https://mobile.twitter.com/AutumnThet/status/1393213399014641669

– Propos recueillis par Camille Bouko-levy

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