Alimentée par des réseaux criminels et une corruption endémique, la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) représenterait jusqu’à 19 % des captures mondiales. Elle menace la biodiversité marine et la sécurité alimentaire. Dans un rapport récent, la Fondation de la Mer dénonce un fléau « écosystémique, économique et politique » et appelle à une « stratégie Al Capone » pour reprendre le contrôle des océans. Décryptage.

Après avoir exploré l’envers des repas de fêtes, cap sur les profondeurs océaniques où la traque des poissons vire parfois au pillage organisé. Derrière nos assiettes, une course effrénée aux ressources halieutiques pousse des filières à franchir la ligne rouge : celle de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée.

À l’échelle mondiale, le phénomène prend des proportions vertigineuses. Chaque année, près de 80 millions de tonnes de poissons sont pêchées dans le monde, ce sont 26 millions de tonnes de poissons qui sortent de l’eau par la pêche INN (comprendre pêche illégale, non déclarée et non réglementée).

« La pêche INN est un problème écosystémique, économique, social et politique »

Plus de deux ans de travail et 44 entretiens ont été réalisés avec des experts de la filière pêche. Le rapport de 124 pages dresse un état des lieux détaillé des dangers et des dégâts engendrés par les activités illégales et non réglementées dans nos océans.

« Loin d’être une pêche pirate marginale, la pêche INN est aujourd’hui fomentée par un vaste réseau d’organisations criminelles. La corruption alimente cette dernière, menace la sécurité alimentaire mondiale et participe activement à l’esclavage moderne », prévient l’association.

Crédits : Rapport : « VAINCRE LA PÊCHE ILLÉGALE une promesse pour nourrir le monde », Fondation de la Mer.

Comme d’autres domaines de production, le secteur halieutique autrefois limité par des moyens techniques de navigation et de pêche, a connu une forte industrialisation depuis le milieu du XIXe siècle. Fermes aquacoles, équipements technologiques de pointe et navires toujours plus massifs, ont changé la donne. Il s’agit à présent d’une activité dominée par des logiques productivistes étendues à un marché mondialisé.

Sushi, sashimi, fish and chips et autres spécialités nourrissent des millions de consommateurs à travers le monde. Or, ces derniers sont de plus en plus avides de nouveautés aux saveurs iodées et « exotiques ». En moyenne, un individu consomme près de 20 kg de poisson par an. Un chiffre à la hausse dans les pays européens, allant jusqu’à 32kg pour les Français. 

Cet appétit grandissant pour les produits de la mer n’est pas sans conséquence pour la biodiversité marine : 38 % des stocks de poissons font l’objet de surpêche actuellement, contre seulement 10% en 1974. Moins d’une dizaine de pays dominent le secteur : Chine, Indonésie, Inde, Pérou, Russie, États-Unis, Vietnam, et Japon… Ils sont responsables d’un peu plus de la moitié des prises (51%). 

Une pêche « pirate » loin d’être marginale

Pour pallier ces limitations et continuer d’assurer la productivité de leurs activités, certaines parties prenantes n’hésitent pas à franchir la ligne rouge :  sous-déclaration des prises par les navires, pêche dans des Zones Économiques Exclusives (ZEE) d’un autre État, montages financiers et stratégiques pour éviter des normes trop strictes… La pêche INN a de nombreux visages. 

Avec une réglementation fragmentée, peu appliquée voire absente selon les régions, l’océan semble vaste et difficile à contrôler. Résultat : un business juteux pour les trafiquants, évalué entre 10 et 23 milliards de dollars par an, selon le rapport.

« En Afrique du Sud, les trafiquants échangent ainsi des ormeaux contre de la drogue »

Par ailleurs, les réseaux criminels n’hésitent pas à mutualiser leurs trafics : poissons, drogues et êtres humains transitent parfois sur les mêmes bateaux. « En Afrique du Sud, les trafiquants échangent ainsi des ormeaux contre de la drogue », détaille la Fondation.

Cette économie parallèle ne se limite pas aux seules violations du droit. Elle entraîne aussi « une surexploitation de l’océan » et « détruit l’équilibre des écosystèmes marins », a rappelé Sabine Roux de Bézieux, présidente de la Fondation de la Mer, lors d’une conférence de presse.

Je m'abonne à Mr Mondialisation
 

Surtout, la pêche illégale constitue « un vol » de ressources et d’opportunités économiques au détriment des populations les plus vulnérables, pour qui la pêche demeure souvent le seul moyen de subsistance et d’apport protéique.

Les pêcheurs locaux en proie à un trafic de masse

Parmi les pays les plus impliqués, on retrouve largement en tête la Chine, puis l’Indonésie, le Pérou, la Russie, les États-Unis, l’Inde et le Vietnam. Les espèces de poissons les plus prisées des trafiquants sont l’anchois — destiné bien souvent à nourrir les poissons d’élevage — le thon listao et le lieu d’Alaska. 

Au Sénégal par exemple, « les pêcheurs locaux subissent un véritable fléau », explique le rapport de la Fondation. « Les industries chinoises de transformation s’installent directement sur site et produisent des quantités supérieures aux quantités de poissons originellement débarquées. Des sociétés-écrans sont aussi créées pour  » sénégaliser  » les navires de pêche et obtenir facilement les licences de pêche ».

Il s’agit ici d’un pillage injuste qui sévit au large, à l’abri des regards, dont il est également question dans cet article. 

Les pêcheurs locaux, tourné vers la subsistance de leur communauté, comptent parmi les premières victimes de la pêche INN. – Photo : Pixabay

Même sur le Vieux Continent, les pratiques de pêche illégale continuent de sévir, notamment en France. « En 2016, quatre braconniers ont été condamnés à verser près de 350 000 euros pour préjudice écologique. Ils avaient prélevé de manière illégale 4,5 tonnes de poissons et de poulpes et plus de 16 000 douzaines d’oursins dans le Parc National des Calanques au large de Marseille », rappelle l’association.

Plusieurs acteurs du monde maritime français s’inquiètent aujourd’hui de la recrudescence des prises accessoires de dauphins dans le golfe de Gascogne. Une étude de l’Ifremer estime que 4 000 à 8 000 dauphins seraient victimes de la pêche chaque année en France. 

Une stratégie « Al Capone » contre la pêche illégale

Que faire pour lutter contre ce fléau ? « Au temps de la prohibition, il faut rappeler qu’Al Capone était tombé par des moyens détournés, pour fraude fiscale, bien loin de ses agissements mafieux. Sur le même modèle, ce rapport propose des préconisations qui pourraient elles aussi faire tomber les auteurs de pêches INN de manière indirecte », assure la Fondation de la Mer. 

À ce titre, les auteur·ices du rapport formulent 89 recommandations, qui incluent des volets scientifiques, technologiques, juridiques et politiques. Elles visent à traquer indirectement « les ramifications criminelles » qui accompagnent la pêche illégale.

Elle s’attaqueraient par exemple « à l’état des bateaux et la sécurité des équipages, établissant des bases solides pour des pratiques maritimes responsables », souligne la Fondation de la Mer. Celle-ci espère ainsi assurer la protection des environnements marins et des droits humains.

Une « diplomatie de la pêche » ambitieuse

Finalement, l’organisation préconise la mise en œuvre d’une véritable « diplomatie de la pêche », une responsabilité spécifique qui incombe selon elle à l’Union européenne, la plus grande importatrice de poisson au monde. « Quand on a une puissance de marché, une puissance d’acheteur, il faut l’utiliser pour imposer des règles aux pays d’où on importe les produits de la mer », assure encore Sabine Roux de Bézieux auprès de RFI.

« L’Union européenne a un système de cartons jaunes et rouges qu’elle utilise pour bloquer des pays qui ne mettent pas en œuvre des règlementations pour lutter contre la pêche illégale. Ça fonctionne. La Fondation de la Mer recommande d’utiliser ces cartons d’avantage et que l’Union Européenne impose — aux pays d’où elle importe des produits — les mêmes règles que celles qu’elle impose aux pêcheurs dans ses propres eaux. »

La Fondation de la Mer appelle à un sursaut diplomatique et politique contre la pêche INN, un fléau mondial. Photo : WikiCommons

S’il demeure insuffisant, le système semble en effet avoir contribué à améliorer les conditions de pêche dans certaines régions du globe. Le Belize, les Fidji, le Panama, le Togo et le Vanuatu ont par exemple déjà réformé leurs politiques et leurs législations en la matière, après l’obtention d’un « carton orange » des autorités européennes.

Aure Gemiot


Source photo de couverture :  L’USCGC Munro effectuant des inspections liées à la pêche INN dans l’océan Pacifique Est. ©Wikimedia Commons

- Cet article gratuit, indépendant et sans IA existe grâce aux abonnés -
Donation