Léonor Franc, écrivain et professeur de philosophie, a mené l’enquête sur un meurtre : celui de notre désir politique. En effet, comme démontré dans un premier volet, nous ne sommes plus en démocratie, bien que nous fassions étrangement semblant d’y vivre. Mais une fois que l’on admet cela, pourquoi ne faisons-nous pas advenir une véritable démocratie ? Second volet, et conclusion, de ce dossier en deux actes sur la crise politique dans laquelle nous nous trouvons, et ses issues.
Doutes quant à la possibilité ou la pertinence de conférer le pouvoir au peuple, place des religions dans l’exigence du débat démocratique, puissances qui empêchent le surgissement d’un régime démocratique sain et réveil du désir politique : voici la suite des réflexions partagées par Léonor Franc pour Mr Mondialisation.
Brèves réponses aux objections classiques à la démocratie
1. « Il y a un besoin psychosocial de chef »
Durkheim, bien qu’il n’ait pas formulé cette objection, explique au moins que, pour éviter la dissolution du social, c’est-à-dire l’anomie, les citoyens doivent se rappeler qu’ils forment un tout supérieur à la somme des parties. Ce tout vient des parties mais les transcende également. Dès lors, on pourrait en déduire que l’horizontalité de la démocratie serait synonyme d’une dangereuse immanence nous conduisant à l’anomie. Une véritable « réunion de citoyens », écrit Durkheim, ne doit plutôt avoir aucune « différence essentielle » avec une « assemblée de chrétiens » (1), tournée vers une transcendance. Pour ce faire, la collectivité pourrait avoir des représentants considérés comme sacrés, c’est-à-dire séparés d’elle. La démocratie directe, quant à elle, serait très paradoxalement antisociale.
À cela, je réponds que ce nécessaire « sacré » ne s’obtient pas forcément à travers une représentation politique transcendante au peuple mais peut tout à fait se trouver par l’intermédiaire de commémorations, événements sportifs et festifs, constructions de monuments fédérateurs… Rousseau et Robespierre combattaient pour plus d’égalité dans l’exercice du pouvoir : l’un cherchait toutefois un sacré du social dans la mise en place d’une originale « religion civile », l’autre dans l’instauration de fêtes républicaines. En outre, une démocratie directe peut évidemment honorer d’illustres personnalités tant que celles-ci ont un pouvoir purement symbolique. Le peuple sera éduqué de telle sorte qu’il sache ne pas suivre aveuglément ces potentiels influenceurs.
2. « Il y a un besoin pratique de représentation »
Comment tous les citoyens pourraient-ils être présents pour juger d’un délit commis, par exemple ? De toute évidence, il n’y aura ici qu’une poignée de juges, sans que cela remette en cause la démocratie directe. Comme l’énonce Rousseau, ceux qui appliquent les lois peuvent et doivent bien être en nombre limité tant que celui qui forme les lois reste le peuple.
Dans une démocratie directe, il y a des juges et, si l’on veut, des « politiciens », dont le rôle se réduit toutefois à exécuter la volonté du peuple, c’est-à-dire à l’appliquer, autant qu’il est possible, aux cas particuliers. Il y a bien aussi des diplomates dont le rôle est toutefois réduit à celui de messager, et ainsi de suite. Seule la volonté du peuple ne peut jamais être déléguée.
3. « Il y a un besoin pratique de hiérarchie »
Comment fonctionnerait une armée où le soldat pourrait toujours contredire son chef et où, parallèlement, le chef militaire devrait toujours écouter tous ses soldats avant d’agir ? Premièrement, le modèle dans l’armée peut rester vertical car, dans son travail de soldat, l’action de l’homme relève surtout de la force et non du droit – le soldat n’apprend pas à voter sur le champ de bataille. Cette circonstance ne remet donc aucunement en question le principe de citoyenneté démocratique. Mais les soldats aussi ont des droits, y compris dans l’exercice de leur métier, ainsi la question de savoir s’il faut adopter un modèle plus ou moins vertical dans l’armée est elle-même un objet de débat et de vote démocratique.
Mais, concernant le pouvoir politique cette fois-ci, la parole du scientifique aurait autant de poids que celle de l’ignorant ? Et la parole du fils autant de poids que celle du père ? « Tout se vaudrait », pour résumer l’inquiétude de Platon qui lui fait rejeter le modèle démocratique. Ce problème se résout toutefois grâce à une éducation nationale qui apprend à reconnaître l’autorité légitime, celle du travail scientifique tout particulièrement. Certes, reconnaître la scientificité d’un travail n’est pas un apprentissage rapide et, ainsi, on pourrait imaginer que l’obtention de la citoyenneté se fasse après un cycle scolaire obligatoire qui irait au-delà de 18 ans.
4. « Mieux vaut confier le pouvoir aux experts scientifiques »
À la tentation technocratique, de nombreuses objections peuvent être formulées, lesquelles sont abordées notamment par Bakounine dans Dieu et l’État. D’abord, la distinction entre un « peuple irrationnel » et des « experts détenant le vrai » tend à disparaître dans un État où l’éducation nationale est forte, comme c’est le cas au sein d’une démocratie. Ensuite, un expert au pouvoir ne tarde pas à devenir incompétent, comme le développe la plume lyrique de Bakounine : « Le plus grand génie scientifique, du moment qu’il devient un académicien, un savant officiel, patenté, baisse inévitablement et s’endort. Il perd sa spontanéité, sa hardiesse révolutionnaire, et cette énergie incommode et sauvage qui caractérise la nature des plus grands génies, appelés toujours à détruire les mondes caducs et à jeter les fondements des mondes nouveaux. »
Mais l’objection essentielle à la technocratie est ailleurs. Comme l’évoque Max Weber dans Le savant et le politique, l’expert scientifique répond au comment et non pas au faut-il. Certes, par exemple, il est nécessaire d’écouter l’expert en économie pour savoir comment une réforme des retraites comblerait un éventuel déficit national. Mais cela ne sera jamais suffisant pour prendre une décision politique sur le sujet. Car, pour répondre à la question de savoir s’il faut faire adopter cette réforme, nous en venons immédiatement à des questions de valeurs, de sens, de buts, de modèles de société : quelle est la valeur du travail ? Le but du travail doit-il être de combler des déficits ? Le but du travail ne serait-il pas de tendre vers moins de travail nécessaire ? Faut-il combler un déficit en taxant de 2% supplémentaires les 43 milliardaires français, ou en arrachant deux ans de temps libre à l’ensemble du peuple ? Etc. Sur ces questions, aucune expertise n’est possible, car il n’y a pas d’« expert en valeur ». La décision politique devient alors inévitablement l’objet d’un débat démocratique.
5. « La démocratie mène à la politisation de la vie tout entière, donc à la fin de la sphère privée »
C’est ce qui terrifiait Benjamin Constant qui va jusqu’à dépeindre la démocratie grecque comme un totalitarisme, pour nous qui connaissons aujourd’hui ce terme. Totalitarisme car tout serait politique. Nous assisterions à cet « assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble ». Quelques décennies plus tard, Tocqueville met aussi en garde contre le danger, en démocratie, d’une « tyrannie de la majorité ».
Concernant l’inquiétude de Tocqueville, elle repose sur un biais ontologique majeur : dans une démocratie, ce n’est pas seulement le tout qui dicte sa loi aux parties, mais aussi les parties qui forment activement le tout. Ainsi, les minorités prennent part aux débats à l’origine des lois. Quant à l’idée qu’elles perdraient ces débats simplement parce qu’elles sont sous-représentées quantitativement, faut-il prendre la peine d’y répondre ? Une telle objection serait aussi inepte que d’estimer qu’un hétérosexuel ne pourrait comprendre et défendre les droits des homosexuels, sous prétexte que la catégorie du premier englobe plus d’individus dans un pays donné. Par ailleurs, si l’on craint que 51% d’une population puisse imposer sa loi aux 49% restants, ce qui, il est vrai, pourrait parfois être regrettable, il est tout à fait possible de concevoir que certaines lois ne puissent être adoptées qu’en dépassant un seuil de 70% de votes favorables par exemple – ce seuil pouvant lui-même être débattu, même si, comme l’a montré Rousseau, il faudra bien commencer par choisir un seuil qui fera l’objet d’un consensus, que celui-là ait ou non une bonne raison d’être.
L’objection de Constant, qui redoute la disparition de la sphère privée dans un pays directement démocratique, est plus subtile. Toutefois, elle reste fausse, d’abord parce que le droit ne concerne que le rapport à autrui (Ubi societas, ibi jus : là où il y a société, il y a le droit), il ne sera donc pas possible de légiférer sur les actions purement solitaires : par exemple, la majorité ne pourra pas contrôler la musique que j’écoute chez moi, seul, avec des écouteurs.
Mais il reste la crainte que la majorité puisse légiférer sur tout ce qui est au moins social, y compris, par exemple, la façon d’embrasser quelqu’un dans la rue, ce qui semble bien être une profonde atteinte à la liberté privée. À cela, je réponds premièrement qu’une telle législation excessive est aussi possible dans un régime non démocratique, donc qu’il n’y a pas là un argument contre la démocratie en particulier. Deuxièmement, dans une démocratie, les individus ont au moins une chance de contrer une telle loi s’ils y sont opposés… Car le peuple peut très bien décider démocratiquement qu’il y ait des sphères de la vie (dites purement « privées » ou « intimes ») qui soient mises hors du champ politique. Jusqu’à présent, la loi a d’ailleurs toujours enfanté son envers, en créant des zones hors du droit qui ne sont pas pour autant des zones de non-droit, celles-là ayant été politiquement approuvées.
À partir de l’objection de Constant, on trouve aussi l’inquiétude que l’individu, politiquement engagé, n’aurait plus assez de temps pour profiter pleinement de sa vie privée. D’ailleurs, s’il refuse de participer aux débats et aux votes, faudra-t-il le forcer à le faire ? Évidemment, cela n’aurait aucun sens car une prise de parole contrainte ne serait pas l’expression honnête d’une voix pour le peuple et le vote d’un tel individu serait fait au hasard donc nuirait encore à la démocratie. Il est évident que, pour des raisons psychologiques et pratiques, on n’obtiendra jamais une participation de tout le peuple à la vie politique, et cela ne pose pas de problème tant que la partie non participante est très minoritaire et accepte de suivre les lois votées. La possibilité qu’elle devienne majoritaire, quant à elle, est freinée par le fait que, dans une démocratie saine, l’éducation nationale développe le désir de politique.
6. « Le peuple n’est pas encore assez éduqué : il est impossible de donner le pouvoir à un peuple pour l’instant trop aliéné et irréfléchi »
D’où la volonté tristement célèbre de mettre en place une dictature éclairée transitoire en vue de la démocratie. Volonté qui, dans l’histoire, n’a jamais abouti, pour une raison très simple, à savoir qu’elle est aberrante. Il n’y a que deux décisions à imposer, et encore de façon lente et prudente : la démocratie directe et l’éducation nationale qui prépare à cette démocratie.
Marx craint que le peuple se mette à voter démocratiquement pour le maintien des inégalités, ce peuple ayant été pendant trop longtemps aliéné par l’idéologie capitaliste. Mais, si la démocratie directe ne permettait aucunement de renverser le système socio-économique actuel, alors celui-ci ne ferait pas tout pour éviter la démocratie directe. De plus, de manière générale, il est vrai que le peuple commettra des « bêtises » aux yeux de certains – classiquement, on pense au rétablissement de la peine de mort, par exemple. L’essentiel est de s’assurer qu’il ne cesse d’apprendre de ses décisions. Sur ce point, je laisse la conclusion aux lumineuses phrases de Kant :
« J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes avisés : un certain peuple (en train d’élaborer sa liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté ; les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté (…). Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut mûrir pour la liberté, si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais en seront sans doute grossiers, et liés d’ordinaire à une condition plus pénible et plus dangereuse que lorsqu’on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi sous la prévoyance d’autrui ; cependant, jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles (qu’il faut être libre de pouvoir entreprendre). » (2)
Les religions sont-elles compatibles avec la démocratie ?
Si nous cherchons maintenant les forces qui ont mis à mal l’avènement de la démocratie dans l’histoire, nous ne pouvons détourner le regard des religions ou, du moins, d’une certaine approche de celles-ci. Au sujet du christianisme en particulier, le lecteur se référera à Rousseau et Arendt, entre autres. L’inquiétude de Rousseau est la suivante : comment faire advenir ce souci pour le monde, pierre angulaire de l’action politique, chez une personne qui conçoit le monde d’ici-bas comme une « vallée de larmes » (3), un monde où « tout est vanité » (4), et surtout, un monde dans lequel nous sommes malheureusement descendus suite au péché originel, autrement dit, comme Nietzsche le montrera après Rousseau, un monde marqué par la culpabilité d’y être ?
Arendt, quant à elle, explique plus précisément comment l’avènement du christianisme et d’un certain stoïcisme a amorcé un processus d’intériorisation de la liberté et donc l’étiolement de la conception politique de celle-ci. Avec ces nouvelles doctrines, l’homme croit découvrir « qu’aucun pouvoir n’est aussi absolu que celui que l’homme exerce sur lui-même » (5), dès lors, encore une fois, la liberté construite à travers le social se trouve reléguée à un second plan. Cette approche de la liberté connaît son point d’expression le plus extrême dans la figure d’Épictète, totalement insensée pour un démocrate athénien : on a ici affaire à un esclave qui se dit libre. Selon lui, certes, il a un maître, il n’est pas libre de ses mouvements, l’intégralité de ses membres peuvent être broyés à tout moment, mais cela importe peu tant qu’il reste maître de son intériorité, maître de ses jugements intérieurs sur les événements subis.
Quant aux autres religions majoritaires, la quasi-totalité d’entre elles comprend au moins, comme le christianisme, l’idée d’une justice dans l’au-delà. Or ce report de la justice joue un rôle parfait pour faire accepter l’inégalité d’un régime anti-démocratique, comme l’appréciait cyniquement Napoléon : « La religion rattache au ciel une idée d’égalité qui empêche le riche d’être massacré par le pauvre. » Il poursuit : « Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi ; il faut qu’il y ait des pauvres et des riches ; mais ensuite, et pendant l’éternité, le partage se fera autrement. » »
Cette citation met aussi en exergue l’idée de théodicée – le « c’est ainsi » divin – idée centrale encore une fois dans la plupart des religions majoritaires, jusqu’aux spiritualités du New Age et leur réappropriation du karma. Puisque Dieu est omnipotent, alors aucune force dans le monde ne peut s’opposer à lui, donc tous les rapports de force sont voulus par Dieu et justes. Les apparentes atrocités sont en fait l’expression d’une justice qui nous dépasse – les voies de Dieu sont impénétrables… Ainsi se trouvent justifiées toutes les pires injustices en y fantasmant des justices cachées.
Enfin, encore plus essentiel, toute religion a des dogmes, c’est-à-dire des propositions non prouvées et devant être pourtant approuvées sans aucune discussion possible, soit exactement l’inverse de l’esprit de débat démocratique. On pourrait rétorquer qu’il y a eu, par exemple, quelques révolutions d’inspiration chrétienne en vue d’un ordre social équitable. Tel est le cas du soulèvement des paysans allemands entre 1524 et 1526. Toutefois, celui qui regardera de près cet événement observera qu’il tire sa source d’une spiritualité chrétienne mais aucunement de dogmes chrétiens et encore moins d’institutions religieuses, lesquelles ont immédiatement pris leurs distances avec les insurgés.
Cette remarque sur la spiritualité amène au moins à nuancer l’idée d’une incompatibilité des religions avec la démocratie. D’abord, contrairement à ce que pensait Bakounine, une société démocratique, même si elle avait rejeté les Églises, ne serait pas forcément matérialiste. Car la spiritualité dépasse largement le domaine de l’institution religieuse. Défendre la philosophie morale de Jésus par exemple ne pose aucun problème au processus démocratique. Ce qui entraverait le processus démocratique, ce serait d’avoir une grande partie de citoyens qui croiraient aveuglément en des dogmes et qui se soumettraient à l’autorité d’une religion comprise comme institution (une Église). De plus, il y a pléthore de religions et certaines sont assurément plus compatibles avec l’esprit démocratique que d’autres. Comment ne pas être tenté de faire un lien, par exemple, entre le polythéisme des Grecs et leur expérience du pluralisme politique ?
Enfin, évitons encore une fois d’accentuer seulement un côté de la causalité en jeu ici. Ce n’est pas seulement parce qu’il y a des institutions religieuses que la démocratie peine à advenir. C’est aussi parce que nous n’œuvrons pas pour l’ouverture de cet espace démocratique, et pour le développement de l’esprit critique qui lui est lié, que l’institution religieuse et ses dogmes peuvent si efficacement imprégner les esprits. Et c’est pourquoi interdire les institutions religieuses pour permettre la démocratie serait une idée aussi dévastatrice que naïve.
Les forces qui maintiennent l’apparence démocratique française
Continuons de répondre, et cela plus directement, à notre enquête principale – l’enquête sur le meurtre du désir politique en nous.
D’abord, du côté de la responsabilité du système politique, le peuple français se croit en démocratie simplement parce qu’il entend à longueur de temps son pays qualifié de démocratique. Il s’agit du pouvoir bien connu de la novlangue. Les « éléments de langage » sont distribués par les politiciens, puis diffusés par la plupart des médias sans aucune distance critique, ainsi le récepteur passif de l’information finit par croire qu’il convient effectivement d’appeler « paix » cet événement de guerre, ou « esclavage » cet acte de liberté, et le pire se met en marche : il devient lui-même diffuseur du mensonge en société, à son échelle.
Appeler la France une démocratie, c’est le même geste, à un autre degré de gravité bien sûr, que de décrire la Chine par son nom officiel de « République populaire ». De façon générale, au sujet des dirigeants en recherche de mensonges pour justifier leurs injustices, l’histoire est longue. Louis XIV pouvait dire : « Faites-moi confiance, car je descends de Dieu. » Un président de la cinquième république, quant à lui, déclame : « Faites-moi confiance, car nous sommes en démocratie. Souvenez-vous, une grande partie des Français a un jour voté pour moi, c’était il y a un, deux, trois ou quatre ans. » Ici encore, le degré d’imposture et de violence n’est pas le même, mais le principe et l’efficacité du geste sont tout à fait identiques.
Revenons d’ailleurs aux 59% des Français qui souhaitent confier la direction du pays à « des experts non élus ». Il y a fort à parier que, si l’on posait ensuite la question suivante à ces technocrates : « Êtes-vous pour la démocratie ? », beaucoup d’entre eux y répondraient positivement. Ils répondraient de manière automatique, sans se rendre compte qu’ils ont pris position contre la démocratie une minute plus tôt. Ils ressentent le devoir de se dire démocratiques, d’utiliser ce mot favorablement, par habitude, par ignorance ou par crainte d’être mal vus dans le cas contraire. Lorsqu’on retire ce mot de la question, leur position anti-démocratique peut alors se faire jour, sans honte. Bref, la démocratie est à la mode, non pas comme action, mais comme étiquette.
Un journaliste de Libération note : « Pas sûr que le taux « d’accord » eût été le même si la question s’était limitée à : « Êtes-vous d’accord ou non avec l’instauration d’un pouvoir politique autoritaire ? » » Et il y voit une limite au sondage. Il ne semble pas saisir que la question du sondage est très justement posée de façon à contourner la novlangue officielle. Car, en deçà des mots, vouloir mettre au pouvoir des individus non élus, dont « l’expertise » rendrait vaine voire illégale toute discussion de leurs décisions, cela correspond bien à l’instauration d’un pouvoir politique autoritaire.
Parallèlement, nous faisons semblant de vivre en démocratie parce que nous avons inscrit l’aspiration démocratique de la Révolution française au cœur de notre identité nationale (drapeau tricolore, fête du 14 juillet…), geste qui serait louable si cette identité n’était pas ressentie comme une identité morte, factuelle, décorative plutôt que source d’action ou même d’inspiration démocratique. Une identité si ornementale qu’elle va parfois jusqu’à perdre l’esprit de ce qu’elle décore. Quoi de plus inadéquat, par exemple, que l’organisation d’une parade militaire tous les 14 juillet, à savoir une démonstration de force pour célébrer la Révolution française, laquelle constitue la victoire du droit sur la force ?
Quant à la responsabilité du peuple dans l’alimentation de cette (auto-)illusion de démocratie, elle se situe notamment dans le fait qu’avoir cette illusion permet d’éviter l’effort citoyen exigé dans toute démocratie. Elle réside aussi dans l’orgueil de l’individu qui jouit de la possibilité gratuite de se dire « membre du pays des droits de l’homme », du pays champion de la liberté, organisateur de Jeux Olympiques dont la mascotte sera un bonnet phrygien, etc.
« Le peuple est devenu public. (…) Le peuple jouit même jour pour jour, comme d’un cinéma à domicile, des fluctuations de sa propre opinion dans la lecture quotidienne des sondages. »
Le peuple persiste également dans l’évitement de la démocratie pour ressentir le confort de l’oubli de sa passivité et de sa complicité à l’égard de l’injustice. Confort et aussi réconfort dans la critique stérile de la politique que le peuple peut se permettre à l’égard de ses dirigeants-acteurs. C’est-à-dire jouissance d’une « démocratie » entendue comme spectacle, d’un monde politique « digéré sur le mode du divertissement, mi-sportif, mi-ludique (voir le ticket gagnant des élections américaines, ou les soirs d’élections à la radio ou à la T.V.), sur le mode à la fois fasciné et goguenard des vieilles comédies de mœurs ». Baudrillard poursuit : « Le peuple, qui a toujours servi d’alibi et de figurant à la représentation politique, se venge en se donnant la représentation théâtrale de la scène politique et de ses acteurs. Le peuple est devenu public. (…) Le peuple jouit même jour pour jour, comme d’un cinéma à domicile, des fluctuations de sa propre opinion dans la lecture quotidienne des sondages. » (6)
Faire (re)naître le désir politique
On ne peut suivre l’actualité sans juger urgente une transition démocratique. Comment ne pas être ému en voyant des Ukrainiens verser leur sang pour rejoindre les démocraties que nous ne sommes pas ? Comment ne pas être sidéré en voyant à quel point il est facile pour un terroriste de rejeter l’idée de la démocratie, tant nous la défendons mal ? Notre ignorance de la pleine valeur démocratique, notre malhonnêteté, notre lâcheté, notre indignité, notre passivité ou, pire que tout selon Gramsci, notre indifférence, font couler le sang des innocents, ruinent l’âme rationnelle et tolérante de nos sociétés, clivent les opinions publiques jusqu’au bord de la guerre civile, creusent les inégalités mondiales à un degré sans précédent dans toute l’histoire de l’humanité.
Mais où trouverons-nous notre inspiration et nos modèles ? Car la démocratie directe n’a presque jamais existé. La société athénienne antique était esclavagiste : la notion de commune humanité y faisait totalement défaut. La Révolution française écartait du vote les femmes et les pauvres et, à l’instar de Sieyès, ne plaidait pas pour une démocratie directe. En creusant l’histoire, nous ne trouvons qu’une poignée de brefs épisodes ou tentatives de démocratie : les Communes insurrectionnelles françaises de 1870 et de 1871, la Commune libre de Kronstadt de 1917 à 1921, l’Espagne républicaine de 1936, et quelques autres. Ces épisodes sont comme des éclairs dans l’histoire.
Reste alors à agir pour que ces éclairs allument un feu. Il s’agit de les explorer, ces éclairs historiques, de nous les approprier pour, enfin, les dépasser. Aussi n’auront-ils pas été vains, comme Kant l’expliquait au sujet de sa vision de la Révolution française : « Un tel phénomène dans l’histoire du monde ne s’oubliera jamais, car il a découvert au fond de la nature humaine une possibilité de progrès moral qu’aucun homme politique n’avait jusqu’à présent soupçonné. Même si le but poursuivi n’était pas atteint (…), ces premières heures de liberté ne perdraient rien de leur valeur. Car cet événement est trop immense, trop mêlé aux intérêts de l’humanité et d’une trop grande influence sur toutes les parties du monde, pour que les peuples en d’autres circonstances ne s’en souviennent pas et ne soient pas amenés à en recommencer l’expérience. » (7)
Quelques communautés dans le monde ont déjà commencé à tracer leur chemin démocratique : les Zapatistes du Mexique, les Kurdes du Rojava. Mais leur expérience est encore instable et jeune. Et, justement, puisque la démocratie n’est encore jamais pleinement et durablement advenue dans l’histoire humaine, puisque nous connaissons presque uniquement l’histoire politique inhumaine, il n’y a rien de moins réchauffé, rien de plus révolutionnaire que le projet démocratique. Il faut avoir la lucidité de reconnaître que le projet démocratique est cent fois plus révolutionnaire que tout autre projet politique.
Mais comment cette révolution sera-t-elle amorcée ? Il est clair qu’une transformation aussi profonde ne peut qu’être lente. Imposer soudainement une démocratie constituerait un énorme contresens, comme expliqué plus haut. Car la démocratie n’est pas simplement la construction de nouvelles institutions mais, plus fondamentalement, l’avènement d’un désir citoyen. Or un désir sincère et créatif ne se forme et ne se consolide pas en quelques années, mais en plusieurs générations. N’oublions pas : pour l’instant, 70% des 18-24 ans sont technocrates. Voilà l’avenir de la politique en France. D’ailleurs, aucun programme parmi ceux des grands partis politiques français ne place l’exigence démocratique en son cœur. La situation dans les autres pays, quant à elle, est souvent pire. Je lisais, sous une vidéo montrant les manifestations récentes en France, un commentaire très apprécié par les internautes : « The French know how to protest ! » La situation politique dans les autres pays est si catastrophique qu’ils en viennent à nous admirer pour nos balbutiements démocratiques.
Il y a bien une lueur d’espoir toutefois : si les jeunes ne sont pas favorables à la démocratie, cela tient notamment au fait qu’ils s’opposent au système politique actuel dont la qualification de « démocratique » ne cesse d’être répétée à leurs oreilles. Détruire la novlangue qui nous fait appeler démocratique ce qui ne l’est pas, c’est alors rétablir les conditions d’un développement de l’aspiration démocratique véritable. Ainsi, les dernières phrases de cet article sonneront étrangement optimistes à qui veut bien l’entendre. Aujourd’hui, nous n’assistons pas à l’écroulement des démocraties occidentales. Nous assistons à la fin de l’illusion qu’elles existent.
(Re)lire le premier volet de ce dossier : https://mrmondialisation.org/pourquoi-nous-faisons-semblant-de-vivre-en-democratie/
Sources :
(1) Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2008, p. 610.
(2) Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Paris, Vrin, 2000, p. 290.
(3) Psaume, 84, 6-7.
(4) Ecclésiaste, 1, 2.
(5) Hannah Arendt, La crise de la culture, op. cit., p. 192.
(6) Jean Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses. La fin du social, Paris, Denoël-Gonthier, 1978, p. 42-44.
(7) Kant, Le conflit des facultés, Paris, Vrin, 1955, p. 104-105.
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