Alors que le mouvement de contestation contre la réforme des retraites s’intensifie de jour à jour, le gouvernement s’obstine à faire passer sa réforme pourtant rejetée par l’immense majorité de la population française. Si l’ampleur des manifestations témoigne d’une réelle cohésion au sein du peuple, elles restent pourtant insuffisantes pour faire flancher le pouvoir. Mais alors que faire pour établir un réel rapport de force ? Et si on regardait le passé pour trouver de l’inspiration ? Retour sur un des points culminants de l’histoire des mouvements sociaux en France.
Une brochure a été réalisée par des acteurs de la mobilisation novembre-décembre 1995 à Rouen. La voici ici retranscrite par Marc Rousseau, à l’époque syndiqué à la CGT, pour Mr Mondialisation.
Extrait de la brochure réalisée par des acteurs de la mobilisation novembre-décembre 1995 à Rouen.
La grève de décembre 95, une répétition générale avant l’épreuve de force avec Chirac et Juppé ?
En novembre 95, quelques mois après son élection, Chirac était déjà au plus bas dans les sondages. Il lui fallait assener une défaite décisive au monde du travail. Il s’est trompé : la riposte de la classe ouvrière a été immédiate et d’une ampleur sans précédent depuis 68. On a frôlé la grève générale. Pourtant les directions du mouvement ouvrier ne ce sont pas donné les moyens de faire tomber Juppé et son plan. Faute d’un appel des confédérations à la grève reconductible et interprofessionnelle, le mouvement n’a pas pu s’étendre à toute la classe ouvrière. Juppé est resté en place et son plan va s’appliquer dans toute sa rigueur.
Un an a passé. Les travailleurs ne sont pas résignés, au contraire. Ils ont redécouvert en décembre la solidarité et l’espoir d’un vrai changement par la lutte tous ensemble. Dans le secteur privé, moins touché par la grève, les mots d’ordre, les revendications et les espoirs semés en décembre commencent à germer. De grands affrontements sont devant nous. Ils sont tout aussi inévitables que nécessaires.
La situation est particulièrement dramatique : privatisation des Télécoms, éclatement de la SNCF, privatisation rampante à EDF et dans la Santé, suppression d’emplois dans la Fonction Publique et l’Éducation Nationale.
Dans le privé, c’est pire encore : on licencie massivement à Moulinex ou à Myris. Le travail précaire se développe. Les jeunes sont au chômage. Chirac et Juppé, plus isolés que jamais tentent de séduire l’électorat de Le Pen. Chacun gardera gravé dans sa mémoire les portes de l’église St Bernard enfoncées à la hache par les C.R.S. , les matraquages, les enfants en pleurs pendant que l’on embarque les occupants de l’église, les blancs d’un côté, les noirs de l’autre ! Le mot d’ordre de décembre « Juppé dehors » est plus que jamais à l’ordre du jour car « c’est Chirac et Juppé qu’il faut chasser et pas les immigrés ! ».
Mais nous savons d’expérience – les deux septennats de Mitterrand ne sont pas si loin – qu’il ne suffira pas de chasser cette droite et sa politique odieuse. Oui, il faut chasser la droite. Mais il faut aussi que le monde du travail s’organise de manière autonome et indépendante. C’est seulement ainsi qu’il pourra imposer une autre politique que celle qui nous a été servie alternativement par les différents gouvernements, de gauche ou de droite.
Il faudra imposer par la lutte un véritable Plan d’Urgence : réappropriation de la Sécurité Sociale par les travailleurs, défense et extension des Services Publics (Éducation Nationale, Santé, Transports, Télécoms), abolition du chômage et du travail précaire, 32 heures hebdomadaires pour tous sans diminution de salaire avec embauches équivalentes, réquisition des entreprises qui licencient et délocalisent, 1500 francs d’augmentation pour tous. L’application de ce Plan d’Urgence dépendra de la capacité des travailleurs à s’unir, à s’organiser et à reprendre le combat de décembre 95. Mais nous n’y parviendrons que si nous savons tirer les enseignements de ce mouvement.
Tirer des leçons de la grève de décembre 95
Il faut tenter de répondre aux questions que la grève a soulevées : comment unir le secteur public et le secteur privé ? Comment associer les travailleurs précaires et les chômeurs au combat des salariés ? Comment organiser partout des comités de grève unitaires élus et mandatés par les assemblées générales pour organiser la grève dans chaque entreprise mais aussi la coordonner à tous les niveaux : interprofessionnel, local, régional et national ? Comment faire agir ensemble comité de grève et intersyndicale ? Comment se prémunir contre le lâchage de telle ou telle direction syndicale aux moments cruciaux de la lutte ?
La grève de décembre 95 nous donne des éléments de réponse car, en de nombreux endroits, les travailleurs ont commencé à s’organiser de manière unitaire et démocratique durant la grève. Le cas de Rouen est sans doute le plus spectaculaire. Il y a eu jusqu’à près de cent mille manifestants. La presse a parlé d’une « ville en état de siège » quand les grévistes ont bloqué toutes les voies d’accès à l’agglomération. L’auto-organisation ouvrière commençait à prendre corps autour du « comité d’organisation unitaire » des cheminots et de « l’interpro » qui se réunissait le soir après l’assemblée générale à la « fosse ». Une telle expérience doit être connue de tous les militants. La prochaine fois, il faut que les travailleurs puissent contrôler, coordonner et diriger leur combat jusqu’à la victoire.
Vendredi 24 Novembre 95 : une journée d’action de plus ?
Les confédérations syndicales avaient lancé une grève nationale de 24 heures contre le plan Juppé. L’unité n’était pas vraiment au rendez-vous : Force Ouvrière appelant à faire grève le mardi 28 novembre alors que la CGT avait choisi le vendredi 24 novembre. Nicole Notat et la CFDT appelaient à la journée du 24 tout en soutenant le plan Juppé ! Et les principaux dirigeants de l’opposition, Jospin, Rocard et Delors s’étaient montrés plutôt compréhensifs avec le plan Juppé.
Cependant, malgré les divisions, la trahison de Notat et le silence des directions syndicales sur la reconduction de la grève du 24, les travailleurs comprennent que le plan Juppé est une attaque d’une ampleur sans précédent contre la Protection Sociale et les Retraites. Cette attaque est portée alors que les travailleurs souffrent déjà du « gel des salaires ». En même temps, Juppé s’attaque au démantèlement des Services Publics. On annonce un « Contrat de Plan » à la SNCF. Depuis plusieurs semaines, l’Université, paralysée faute de moyens, est en grève. De toute évidence, l’heure n’est plus aux grèves de protestation de 24 heures, Chirac et Juppé ont pris l’initiative d’engager l’épreuve de force.
Le 24 novembre à Rouen : comment la journée d’action s’est transformée en épreuve de force
La manifestation à Rouen est massive comme celle de la journée d’action du 10 octobre. Mais le cortège cheminot est plus nombreux que d’habitude. Et dans celui-ci, s’étale une grande banderole rouge sans sigle syndical particulier sur laquelle on a peint grossièrement au pinceau : « CHEMINOTS DE QUATRE MARES EN GRÈVE ». Aux grands ateliers de Quatre Mares où plus de 800 ouvriers travaillent à la réparation des locomotives, c’était l’effervescence depuis une semaine.
Au grand désespoir des contremaîtres, les derniers jours avant la manif du vendredi 24 novembre, le travail était sans cesse interrompu par les discussions. C’est sur le temps de travail que cette grande banderole avait été confectionnée par un groupe de cheminots syndiqués et non-syndiqués. C’est autour d’elle que se regroupent les cheminots les plus combatifs. Ils lancent d’abord timidement puis de plus en plus fort les premiers « grève générale contre le plan Juppé ».
L’après-midi du 24 novembre après la manif
1 – Le dépôt SNCF de Sotteville
Mécaniciens, administratifs et ouvriers de l’entretien : cela fait ensemble plus de 500 salariés avec une longue tradition de combativité. C’est dans ce dépôt que les agents du « service intérieur » avaient fait une grève de 40 jours qui s’était terminée en grève de la faim de plusieurs délégués en 1986. C’est ce dépôt qui avait lancé, avec les agents de conduite de Paris Nord, la coordination de l’hiver 86.
Les traditions unitaires et démocratiques y sont fortes : ici pas question de grève sans assemblée générale souveraine. Deux grands conflits ont marqué l’histoire du dépôt avant novembre 95: la grève de 10 jours en 83, qui s’est terminée par l’occupation du dépôt par les CRS et la grève de l’hiver 86.
2 – L’assemblée générale du dépôt : Après des hésitations, l’assemblée générale des roulants du dépôt de Sotteville vote : « Grève générale contre le plan Juppé ! »
À l’assemblée générale du vendredi 24 novembre au dépôt de Sotteville, après la manifestation, les directions syndicales n’ont pas de consigne pour continuer la grève. Elles sont hésitantes. Ce sont les « anciens de la coordination », ceux qui se reconnaissent dans l’esprit unitaire de « l’Association pour le Rassemblement des Travailleurs » qui donneront l’impulsion pour la reconduction. Leurs arguments dans la discussion sont simples :
« nous devons dépasser le stade des journées d’action, nous n’en sommes plus aux grèves de protestation ».
Il s’agit maintenant de se battre jusqu’au bout, puisque Juppé a pris l’initiative de l’affrontement. Montrer nos forces ne suffit plus. Il faut les employer. Soit on entre en grève reconductible jusqu’au retrait du plan Juppé, soit on subit une défaite dont on ne se relèvera pas.
Jusqu’à la fin de l’assemblée générale, un sentiment de révolte se mêlait encore à beaucoup d’hésitation. C’est un militant de base un peu excédé qui imposa d’autorité le vote pour la reconduction : malgré le souvenir des 3 semaines de grève de 86 qui pesaient encore dans nos mémoires, le dépôt de Sotteville, un des premier dans toute la France, basculait dans la grève reconductible.
Au même moment à l’autre bout de la ville se tient une assemblée interprofessionnelle de syndicalistes unitaires, qui avait été appelée par les enseignants du SNUIPP, de plusieurs syndicats CGT et de l’opposition à Notat dans la CFDT. Le débat portait sur un projet de manifestation nationale unitaire à Paris le samedi 16 décembre contre le plan Juppé. Malgré plusieurs interventions en faveur de la grève reconductible, cette idée n’est pas reprise. L’arrivée en fin d’A.G. de camarades du dépôt SNCF annonçant le démarrage de la grève reconductible des roulants ne parviendra pas à retourner la situation. Occasion manquée qui fera perdre une semaine précieuse pour la généralisation de la grève interprofessionnelle.
L’extension de la grève à toute la SNCF
Le samedi 25 et le dimanche 26 novembre, les roulants du dépôt de Sotteville occupent le dépôt. On confectionne des affiches manuscrites. On décide de sortir un tract d’appel à la grève générale. Rédigé sur un coin de table, il ne portera qu’un seul sigle : « Assemblée générale unitaire du dépôt ». Ce tract sera par la suite distribué à plus de 50 000 exemplaires dans toute l’agglomération de Rouen.
Au piquet de grève, les « anciens » racontent aux plus jeunes la « cote 135 » de 1983 : on décide sur le tas que dès lundi, on ne doit plus laisser passer un seul train sur la ligne. Malgré les réticences d’une bonne partie des délégués syndicaux, on décide de se retrouver dès le lundi matin à 4 heures pour bloquer à nouveau la cote 135 comme en 83.
Lundi 27 novembre au matin : la renaissance de la cote 135
On est déjà plus d’une cinquantaine sur le pied de guerre à 4 heures du matin. Un petit groupe met sous tension une locomotive et donne l’ordre par « radio sol-train » au poste de commandement et de régulation de la ligne Paris-Le Havre :
« Ici les mécaniciens du dépôt de Sotteville, cessez immédiatement toutes les circulations de trains entre Paris et Le Havre, la voie est coupée à la cote 135 par les grévistes. On occupe la voie ! ».
À la porte, le piquet de grève se met en place un quart d’heure avant l’ouverture des portes. Ceux qui ont été de tous les combats sont les premiers arrivés. On se presse bientôt à plus de 600 devant les portes, graves et tendus : on sait que ce qui se joue ce matin à Quatre Mares est déterminant pour la suite des événements.
Une délégation de grévistes du dépôt est venue pour prendre la parole. Les portes s’ouvrent. La foule s’ébranle lentement. Le cortège pénètre en silence dans les ateliers entre les ponts roulants et les carcasses géantes des locomotives démontées. On s’arrête enfin au Carrefour des libertés, là où se font d’habitude les prises de parole. Heureusement un camarade de Lutte Ouvrière a pensé à amener un porte-voix. On commence l’assemblée générale, on passe la parole aux délégués syndicaux puis aux camarades du dépôt de Sotteville. On vote. C’est l’unanimité pour la grève reconductible ! Brutalement, quelque chose de très fort, contenu difficilement jusqu’à cet instant, va s’extérioriser. On prend des barres de fer et des bâtons et on tape sur tout ce qui nous tombe sous la main : sur des établis, sur des bidons .
On sort ensuite de Quatre Mares dans une ambiance de « matin du grand soir ». Les grévistes partent alors à travers Sotteville pour rejoindre le dépôt, 3 km plus loin. Au passage, les cheminots pénètrent au Centre de Tri des PTT en scandant « Grève générale contre le plan Juppé ». Le soir même les postiers tiendront leur assemblée générale et le Centre de Tri de Rouen sera le premier Tri en grève de France !
Les cheminots savent maintenant que la grève a commencé et que ce ne sera pas comme en 86 une grève de cheminots mais la grève de tous les travailleurs. Un à un, tous les secteurs de la SNCF votent la grève : le triage de Sotteville, la gare de Rouen-Port, l’équipement, les contrôleurs, la direction régionale, etc.
« Tous ensemble au dépôt de Sotteville ! »
Les intellectuels à la mode auraient fini par nous convaincre que la lutte de classe était morte. Pourtant, c’était bien la classe ouvrière des grands combats historiques qui pointait son nez au dépôt ce lundi matin de novembre.
À midi moins le quart, les cheminots de tous les secteurs convergent par centaines à l’assemblée générale à « la fosse » du dépôt de Sotteville. Toutes les locomotives sont en service et les mécaniciens s’affairent autour des machines diesels ou électriques comme s’ils avaient arrêté la grève… Soudain, alors que plus d’un millier de cheminots des autres services arrivent en cortège sur le pont d’Eauplet qui surplombe le dépôt, des centaines de sifflets de locomotives entrent en action. On les entendra à plus de 15 km à la ronde : les grévistes du dépôt avaient voté la remise en marche de toutes les locomotives afin de lancer tous les jours à heure fixe un appel à la grève générale au moyen des sifflets des machines.
C’est un grand moment d’émotion qui nous en donne « la chair de poule » : les sifflets, les centaines de machines en marche, la foule des grévistes au-dessus sur le pont. On a senti à ce moment là ce que cela veut dire, la classe ouvrière : la force de ceux qui ne sont rien d’habitude, isolés, dispersés, sans voix. Maintenant, par la lutte et la solidarité, on sait que nous pourront faire reculer ceux qui, tout en haut, ont décidé de nous abattre : on peut même faire marcher les locomotives pendant la grève et si on le veut, tous ensemble peut-être un jour, on fera tourner toute la boite sans les patrons !
L’assemblée générale géante à la « fosse »
La Fosse du dépôt d’entretien, c’est une grande tranchée bétonnée de 80 mètres de côté dans laquelle les locomotives en réparation sont transportées sur des ponts roulants. Cette tranchée couverte est choisie comme lieu de rassemblement de tous les cheminots de tous les secteurs. Ce sera chaque jour un immense creuset rougeoyant au propre comme au figuré, rouge des torches et des drapeaux, mais aussi fusion de tous dans le combat commun.
À la Fosse, chacun peut prendre la parole : cheminot de base ou responsable syndical, retraité, étudiant en grève, chômeur, ouvrier de Renault et du secteur privé, de la chimie, du BTP et de la Construction, secteur de la Santé, de l’Éducation Nationale, travailleurs de la sous-traitance, etc. À partir de ce lundi 27 novembre 95, chaque jour à 15 heures, après les A.G. du matin, on y tiendra une grande assemblée générale dans une ambiance survoltée. C’était « la Fosse », le lieu où tous les grévistes de toutes les boites de la région viendront faire un tour pour se regonfler le moral, se rencontrer, s’informer mutuellement et bientôt agir ensemble.
Déclarations enflammées, exigences hurlées d’une seule voix par un bon millier de grévistes : « tous à Renault ! », « grève générale », « les routiers avec nous ! », roulements de tambours de l’orchestre de l’entretien et des contrôleurs, fumée des torches à flamme rouge, c’était « la Fosse » !
Lundi 27 novembre au soir : L’Assemblée générale du Centre de Tri postal vote la grève reconductible
Après le passage des cheminots de Quatre Mares au Centre de Tri, on a discuté toute la journée. À l’A.G., les postiers sont encore hésitants. Ils ont été échaudés : on ne les a pas suivis quand ils étaient entrés en grève reconductible dans le passé. Et puis partir en grève tout de suite, n’est-ce pas gaspiller les forces dont on aura besoin dans quelques mois quand le plan de privatisation des Télécoms va tomber ?
Les représentants du Comité d’Organisation Unitaire des cheminots prennent la parole : « est-ce que vous serez en meilleure position pour vous battre demain si le plan Juppé passe et si les cheminots sont battus ? On a peut-être une chance historique de mener un grand combat tous ensemble maintenant. Ne la laissons pas passer ».
Les postiers de la base prennent la parole les uns après les autres et se prononcent de plus en plus nombreux pour la lutte. Les syndicats organisent le vote : le centre de tri de Sotteville est le premier de France à entrer en grève reconductible. Après le Tri Postal, dans les jours qui suivent, la grève s’étend aux Télécoms et à l’EDF. Des instituteurs se mettent spontanément en grève reconductible sans consigne de leur syndicat… !
Chaque jour la grève nous surprend, mais on craint pour elle : sera-t-on assez nombreux pour remplir la grande fosse du Dépôt ? Les grévistes vont-ils venir en masse à la manifestation ? Mais à chaque fois, il y a plus de monde et l’on rit de nos craintes face à l’enthousiasme et à la force croissante du mouvement. Dans les rue de Rouen, les torches s’enflamment, les pétards claquent, les tambours résonnent. Et de la foule immense, jamais vue si nombreuse auparavant même en 1968, monte une formidable clameur : « grève générale contre le plan Juppé ».
Le Comité d’Organisation Unitaire de la grève
Dès le début, à Rouen, le mouvement s’est construit par la base. C’est spontanément que les cheminots du dépôt sont allés bloquer les voies à la cote 135, et interdire de ce fait toute circulation ferroviaire entre Le Havre et Paris.
C’est la base qui décidera d’aller aux entreprises propager la grève, et en particulier de se rendre par centaines aux portes de l’usine Renault Cléon au lieu d’une simple délégation. C’est la base qui imposera « l’opération ville morte » et les barrages monstres aux portes de la ville de Rouen le lundi 11 décembre 95.
Une structure unitaire et démocratique qui ne concurrence pas les syndicats
Pourquoi un Comité de Grève ? À Rouen, nous avons voulu dès le départ imposer la création du Comité d’Organisation Unitaire. Comme partout au début d’une grève, l’auto-organisation n’allait pas de soi. On pouvait nous objecter : « pourquoi une structure de plus ? Laissons la direction à l’inter-syndicale pour une fois qu’il y a l’unité syndicale ». Mais quand en fin de grève, la division syndicale s’installe, qu’une des organisations appelle à la reprise, chacun comprend, mais trop tard, qu’il aurait fallu une véritable direction unitaire élue et révocable à chaque instant par l’assemblée générale. À Rouen, l’expérience des grandes grèves de 76, 79, 83 et 86, nous a convaincu de la nécessité de créer un comité de grève dès le début du mouvement.
Mais le comité de grève n’est pas qu’une assurance sur les manœuvres ou divisions à venir. C’est aussi et avant tout un moyen formidable de faire participer tous les grévistes à la bonne marche du mouvement. Si les journées de grève de 24 heures sont souvent des journées passées à la maison, des journées « pêche à la ligne », il n’en n’est pas de même des grandes luttes.
Il y a tant de choses à faire sur le terrain que les petites équipes de militants syndicaux ne peuvent y suffire même avec la meilleure volonté du monde : organiser les piquets de grève jour et nuit, la caisse de grève, écrire les tracts et les diffuser, préparer les assemblées générales, et aplanir à l’avance au comité de grève les divergences qui pourraient s’envenimer dans l’ambiance passionnée de l’assemblée générale, s’occuper de l’animation, organiser des fêtes avec les familles, coordonner toutes les initiatives : piquets, blocages des voies, barrages, opérations « ville morte », etc.
Avec un comité de grève, la direction du mouvement se renforce de toutes les bonnes volontés disponibles. De simples syndiqués, de nombreux non-syndiqués, se révèlent être de véritables militants. Ils apportent à la direction du mouvement un souffle nouveau, un enthousiasme, une parole souvent moins « langue de bois » que celle des militants de vieille date. Ils obligent tous les autres à mettre en sourdine leur esprit de chapelle. En ce sens, le comité de grève est « une pépinière de militants » dont les syndicats ont grand besoin pour se renouveler après la grève. Il est par exemple très important de comprendre que le comité de grève n’est pas une direction parallèle en plus des syndicats, mais au contraire tout à la fois le ciment de l’unité syndicale et une garantie de respect de la démocratie, élu par l’assemblée générale.
Et au niveau national ? Ce qui est vrai au niveau local est cent fois plus vrai au niveau départemental ou national. Car plus on s’élève dans les appareils de nos syndicats et plus, l’esprit de routine et les sectarismes vont peser. Au niveau national, certains dirigeants syndicaux se prennent parfois pour des ministres : Notat en est le plus triste exemple ! Il faut être vraiment naïf pour laisser la direction nationale d’une grande grève – de celles qu’on ne connaît que 2 ou 3 fois dans sa vie – à une direction aussi bancale et aléatoire. Au niveau national aussi, il faudrait que la base puisse mettre son nez pour empêcher les manœuvres et les divisions, contrôler le respect des exigences des grévistes durant les négociations, etc. Mais pour cela, il faudrait des comités de grève dans toutes les entreprises, élisant au niveau départemental et national une direction unitaire de la grève, mandatée par les grévistes eux-mêmes : un véritable comité national de grève.
Comité d’Organisation Unitaire à Rouen : comment il est né
Ce comité a d’abord existé de fait avant d’exister de plein droit. Les représentants naturels des grévistes sont ceux qui donnent le plus de leur personne au piquet de grève, ceux qui sont les plus convaincants face aux hésitants, ceux qui vont toujours dans le sens de l’unité et du renforcement du mouvement et qui savent mettre en sourdine leurs intérêts de chapelle.
L’assemblée générale du dépôt avait voté un tract qui n’était pas un simple tract syndical mais celui de tous les grévistes. Il était signé « Assemblée Générale Unitaire du dépôt ». Avec ce tract qui sera repris par tous les secteurs et tous les grévistes quelque soit leur syndicat, le Comité d’Organisation Unitaire existait déjà de fait. Sa naissance de droit fut décidée à l’assemblée générale à la fosse. Chacun avait compris qu’il fallait rapidement cimenter solidement l’unité. Celle-ci risquait de voler en éclat dans l’ambiance survoltée des assemblées géantes.
Comité d’Organisation Unitaire: comment est-il élu ?
Le Comité était formé des représentants élus par toutes les assemblées générales des différents secteurs cheminots : Quatre Mare, Dépôt, Équipement, Triage, Contrôleurs, Gare de Rouen, Direction Régionale, etc… Une place y était accordée de plein droit à chaque syndicat. Chaque jour les A.G. de services se réunissaient le matin.
Ces assemblées de base étaient les véritables instances souveraines de la grève. Elles rassemblaient quelques centaines de grévistes de chaque secteur en grève. Constituées de salariés qui se connaissent bien parce qu’ils travaillent ensemble, rassemblant un nombre de personnes plus réduit que l’A.G. centrale à la Fosse, les A.G. de base étaient le cadre le plus approprié pour la discussion et les décisions démocratiques. Ces A.G. de base donnaient un mandat à leurs délégués pour toute la journée : intervention ou proposition à faire au Comité d’Organisation et à l’A.G. unitaires à la Fosse. Les délégués au comité d’organisation devaient être élus par les assemblées de base et étaient révocables à chaque instant par ces A.G. de base.
Fonctionnement du comité d’organisation
Le Comité se réunissait 2 fois par jour. D’abord à 14 heures pour préparer l’Assemblée Générale Unitaire à la Fosse, puis le soir pour préparer les initiatives du lendemain. Une quarantaine de délégués de tous les secteurs y prenait part. À côté des élus des Assemblées de Base, il y avait aussi les représentants des organisations syndicales qui en étaient membre de droit : CGT, CFDT, FO et FGAAC. Les réunions du comité d’organisation unitaire étaient publiques : y assistait qui voulait, cheminot ou non, sans que cela pose jamais problème.
Grâce au comité, l’unité du mouvement a été préservée, malgré les manœuvres de certains. Il en a résulté une ambiance exceptionnelle faite d’enthousiasme et de fraternité, aux A.G. à la fosse. L’assemblée générale à la fosse venait « couronner » l’édifice démocratique de la grève : c’était avant tout un meeting où tout esprit catégoriel disparaissait et où chacun pouvait prendre la parole. Sans être véritablement le lieu le plus approprié pour décider – c’était le rôle des A.G. de base – la fosse était le symbole le plus fort de la démocratie ouvrière.
Plus d’un millier de cheminots et de travailleurs de tous les secteurs du public et du privé se sont retrouvés quotidiennement aux A.G. à la fosse durant 3 semaines. Les cheminots sont allés voir les postiers, les électriciens, les enseignants, les travailleurs des boites du privé. Un millier de cheminots, avec sifflets, tambours et banderoles, allèrent à la rencontre des ouvriers de Renault Cléon. Ainsi des milliers de cheminots se transformèrent en militants propagateurs de la grève générale.
Opération « Tous aux portes des entreprises !»
Nous avons tiré à près de 80 000 exemplaires 2 tracts d’appel à la grève générale signé de l’Assemblée Unitaire des cheminots. Une opération « Tous aux portes des entreprises !» a mobilisé à plusieurs reprises des centaines et des centaines de cheminots dès 4 heures du matin et fut répétée à plusieurs reprises.
Une commission avait travaillé à recenser toutes les entreprises privées de la région, leurs effectifs, ce qu’elles produisaient, les syndicats en présence, les adresses et les numéros de téléphone des militants connus dans chaque boite, l’heure d’embauche et le plan pour se rendre à chaque entreprise, etc. Chaque groupe de cheminots recevait une petite brochure avec toutes les informations nécessaires.
Des dizaines de milliers de tracts d’appel à la grève générale furent distribués. Dans les petites boites du privé, des groupes de cinquante cheminots rentraient directement dans l’usine pendant le travail et discutaient avec les ouvriers devant les petits patrons éructant de rage et d’impuissance !
Les ANPE figuraient aussi sur nos listes d’intervention en direction des boites. Des militants d’A.C. (Agir ensemble contre le Chômage) et du comité de chômeurs CGT se sont rapidement établis au Dépôt. On les aidait à préparer leurs banderoles. Au fil des manifestations, leur cortège était de plus en plus nombreux.
La cote 135, une cote qui vient de loin
Sous un gouvernement de gauche PS-PC, le dépôt avait mené en 1983 une longue grève contre la suppression de l’aide-conducteur sur les locomotives. Grève très dure : locomotives neutralisées par les grévistes ; occupation du dépôt ; assemblées générales massives se tenant parfois jusqu’à 3 fois dans la même journée et même une fois à 2 heures du matin.
La ligne Paris-Le Havre fut barrée au kilomètre 135 dit « la cote 135 ». Elle allait rester le symbole de l’esprit frondeur et unitaire des cheminots de Sotteville-les-Rouen. Cette grève se termina par une défaite et l’intervention des C.R.S. . Les travailleurs se sentirent à ce moment là comme « orphelins de leurs partis » : les partis de gauche étaient au gouvernement et on leur envoyait les CRS !
En même temps, la dureté de l’affrontement avec les patrons de la SNCF et la solidarité éprouvée dans la lutte laissait entrevoir une nouvelle organisation de notre classe sociale. Les grévistes n’étaient-ils pas, au-delà des appareils politiciens, tous ensemble, une sorte de « parti des travailleurs » ou plutôt une parcelle de ce grand parti des travailleurs qui n’a existé jusqu’ici que le temps des grandes luttes ? Un « parti » sans esprit de chapelle, sans dirigeants inamovibles et sans politiciens de profession mais un « parti » de la solidarité, de l’espoir et du combat commun contre le parti des patrons des banques et du pouvoir.
Après la grève de 1983, le feu de la cote 135 ne s’était jamais éteint sous la cendre : 13 ans plus tard, en décembre 1995, la cote 135 est devenue le drapeau de la grève et le lieu de rassemblement des grévistes de tous les secteurs, des enseignants et des étudiants aux ouvriers de l’équipe de nuit de Renault-Cléon. En décidant de reprendre la cote 135, les cheminots de Rouen montraient qu’ils voulaient une grève dure. Ils en avaient assez de ces grèves bien gentilles où l’on regarde passer les trains conduits par des cadres et des non-grévistes. Ils voulaient aussi marquer la grève de l’empreinte de la base.
Comme en 83, la cote 135 en 95 réunissait tous ceux qui se méfient des sectaires et des idées toutes faites venues d’en haut. À la cote 135, on préférait la fraternité autour d’un verre et l’action directe à tous les beaux discours. On s’y méfiait des « chefs » quels qu’ils soient, même ceux du Comité d’Organisation Unitaire de la grève ! Et c’est une bonne chose pour la grève que le comité d’organisation sente à chaque instant l’aiguillon acéré de la base. Les porte-paroles des grévistes ne doivent jamais se prendre pour les dirigeants. C’est la base, les assemblées générales, qui dirigent la grève et son mouvement et les porte-paroles des grévistes n’en sont que les porte-paroles provisoires élus et révocables chaque jour par les assemblées!
La « cote 135 » fut aussi et malheureusement le lieu du rendez-vous manqué avec les chauffeurs- routiers. Sirènes assourdissantes, banderoles et torches interpellaient à toute heure du jour et de la nuit les centaines de camions sillonnant le boulevard industriel surplombé par la « cote SNCF 135 ». Mais les camionneurs passés comme des spectateurs devant un grand podium : vu du boulevard, la cote 135 était une grande estrade. Les routiers « applaudissaient » au passage avec des grands coups de klaxon, mais poursuivaient leur route. Des camionneurs CGT avaient voulu faire un blocage routier et ils en ont été dissuadés en d’autres lieux… Quel dommage qu’ils n’aient pas tenté de commencer à ce moment-là sur tout le boulevard au pied de la cote 135, la rencontre du public et du privé que tout le monde espérait !
Un soir, toute l’équipe de nuit de Renault-Cléon est venue à la cote 135. Ceux de la cote 135 n’ont pas beaucoup dormi pendant les trois semaines. La nuit, à la lueur des brasiers et des torches, ils accueillaient les visiteurs des autres boites en lutte dont les familles, les instituteurs, les étudiants. Un soir, toute l’équipe de nuit de Renault-Cléon est venue à la cote 135. On était plus de 300 cette nuit là et, au bar de la cote, on avait du mal à fournir ! Nuit magique : discours croisés au micro des ouvriers de Renault et des cheminots. Quelques uns entonnèrent plus tard un chant révolutionnaire « O Bella Ciao ! ». On rencontrait même ce soir là à la cote 135 des spectres de carnaval et des moines encapuchonnés déambulant entre les braseros. Ils tapaient sur des tambours !
Les Directions des Confédérations syndicales n’ont pas lancé le mot d’ordre de grève générale
Les journées d’actions confédérales se sont succédé durant trois semaines un mois, entretenant l’illusion, dans les secteurs les moins mobilisés, que la participation isolée aux grandes manifestations suffirait à faire plier Juppé et que nous pourrions faire « l’économie » de la grève générale. Au fil des journées d’action qui ont rythmé ces trois semaines, le décalage devenait manifeste entre ce que nous vivions à Rouen et les perspectives proposées par les Unions Départementales et les Confédérations.
La position commune adoptée par les Confédérations CGT, FO et FSU est celle des « temps forts » en appelant à des journées d’arrêt de travail et de manifestation : d’abord le mardi 5 décembre, puis le jeudi 7 et le mardi 12, et un jour de manifestation sans arrêt de travail le samedi 16 décembre après-midi. Au début, cette tactique favorise l’extension de la grève. En bien des endroits, les assemblées convoquées le lundi 4 décembre pour préparer la journée du lendemain font le plein et se terminent par le vote de la grève reconductible. Ainsi dans l’Enseignement, tant universitaire que secondaire, il faut signaler dans les deux cas que les assemblées regroupent à la fois le personnel enseignant et le personnel administratif, technique et ouvrier, ce qui ne se faisait guère jusque là. Le même jour entrent aussi dans la grève les gens des Impôts, de l’Équipement, et certains services municipaux.
La manif du mardi 5 décembre 95 à Rouen
La manif du 5 décembre à Rouen est énorme, le double de celle du 24 octobre dernier : dans les 40 000 personnes, c’est à dire un peu plus que la plus grosse des manif de 1968 à Rouen !
Ce jour là, le 5 , les cheminots, on arrive dans les premiers au lieu du rassemblement : du coup, il n’y a pas encore beaucoup de monde d’arrivé, mais les quatre flics en civil sont déjà là (En France comme n’importe où, il n’y a personne de plus reconnaissable qu’un flic en civil !). À deux trois camarades on va les voir, et mi-figue mi-raisin, on leur demande : « Et vous, qu’est-ce que vous attendez pour vous mettre en grève ? ». L’un des RG nous répond, d’un air qui semblait totalement sincère : « Vous savez bien qu’on a pas le droit. Mais, bordel, on est avec vous de tout cœur ! Nous aussi, on est des fonctionnaires : le coup de la retraite, ça nous frappe autant que tout le monde! » (Pourtant, c’est toujours sur nous qu’ils finissent par frapper, les cognes !).
Un détail très révélateur de la mobilisation des gens: dans la plupart des cas, 100 % des grévistes participent à la manif. Cela rompt avec l’habitude des « journées d’actions » où beaucoup faisaient grève « par discipline », mais restaient à la maison.
Par dessus le marché, ce jour là, il fait un froid de canard ! Dans les moins cinq, avec un vent du Nord à décorner les vaches qui vous coupe la figure et qui menace d’emporter les banderoles : bref, tout pour décourager les gens ! Et pourtant, l’ambiance est fantastique. En tête du défilé marchent les cheminots avec un calicot géant qui dit « Secteur Public-Secteur Privé : Grève Générale ! ». On remarque aussi particulièrement les hospitaliers qui ont passé la blouse blanche par dessus le manteau, les pompiers venus avec des sirènes…
Si la majorité est constituée de fonctionnaires et assimilés, il y a aussi des délégations importantes de l’industrie privée, du BTP et des dockers, ainsi que des secteurs qu’on ne voit pour ainsi dire jamais manifester, comme les employés de commerce. Ceux de Renault ont loué 11 cars pour amener l’équipe du matin depuis l’usine de Cléon, située à une vingtaine de km : ils ont décidé d’arrêter le travail le temps de la manif à Rouen. À la fin de la manif, après une pareille démonstration de force, la seule perspective que donnent les centrales syndicales, c’est… le « temps fort » du jeudi suivant. Mais en même temps, court la nouvelle que les cheminots invitent toutes celles et ceux qui le veulent à l’Assemblée Générale Unitaire qui se tient à la grande Fosse SNCF. Et ainsi va s’ouvrir une nouvelle étape dans l’organisation de la grève unitaire sur l’agglomération rouennaise et son bassin industriel.
La manif du jeudi 7 décembre 95, à Rouen
Le « temps fort » du jeudi 7 décembre voit une manif plus nombreuse encore que celle du mardi dernier : dans les 60 000 personnes. Cette fois, il n’y a plus de référence à quoi comparer. Les plus vieux affirment que même en 1936, il n’y a jamais eu autant de monde dans la rue. Les plus nombreux sont encore les gens du secteur public.
Mais il est venu aussi un sacré paquet de monde des entreprises privées, qui encore une fois ont arrêté le travail pour la journée ou le temps de la manif. Et la mobilisation n’est pas encore arrivée à son point culminant… À la fin de la manif, les directions syndicales n’appellent toujours pas à reconduire partout la grève. Elles proposent un nouveau « temps fort » le mardi 12 décembre suivant !
La Fosse SNCF de Rouen devient la plaque tournante de la grève en voie de généralisation
Le dépôt de Sotteville-lès-Rouen deviendra, après la grande journée d’action du mardi 5 décembre 95, le rendez-vous des militants syndicaux et des grévistes de toutes les boites de la région. Quel contraste à Rouen entre l’enthousiasme du Comité d’Organisation Unitaire et l’immobilisme routinier des Unions Départementales ! Même la FSU, le jeune syndicat unitaire des enseignants qui se distingue dans les manifs avec ces cortèges colorés et joyeux, semblait manquer d’entrain : elle a traîné de journée d’action en journée d’action jusqu’au jeudi de la deuxième semaine avant de se décider à appeler, seulement chez les instituteurs, à la grève reconductible. Pourtant, dès la première semaine, beaucoup d’instituteurs s’étaient mis en grève reconductible spontanément et partout où des assemblées générales d’instituteurs étaient appelées. Les cheminots présents y étaient ovationnés et la grève votée dans l’enthousiasme !
Dès le début, comme des gens bien élevés qu’ils sont, les cheminots avaient invité à l’assemblée de la Fosse SNCF des délégations des voisins : le centre de tri postal, l’hôpital psychiatrique du Rouvray, les instits du coin, etc. Avec l’extension de la grève et leur objectif de la généraliser, les cheminots décident d’ouvrir cette assemblée à tous les secteurs qui entrent dans la bagarre, et aussi à celles et ceux, qui, syndiqués ou non, sur leur lieu de travail, se battent pour la grève générale sans être encore parvenus à convaincre leurs camarades, leurs collègues de travail, d’ateliers, de chantiers, de bureaux.
À partir du mardi 5 décembre 95, donc, s’instaure la coutume qu’au grand atelier SNCF de la « Fosse », après les délégués cheminots, prennent la parole toutes les délégations extérieures présentes. Ainsi, chacune chacun peut se rendre compte des progrès du mouvement. L’ambiance de la Fosse est difficile à décrire tellement c’est inédit. Il y a tous les jours dans les 800 à 1000 personnes, serrées comme des sardines pour arriver à tenir toutes dans la fameuse Fosse de travail, impatientes de savoir qui est entré dans la grève aujourd’hui.
Le local immense sent l’huile de vidange, le métal chauffé, la limaille. Le froid disparaît très vite, grâce au nombre de gens mais aussi de quelque chose de plus : c’est qu’ici on retrouve – ou pour les plus jeunes on découvre – une fraternité populaire que nous croyions morte et enterrée depuis des années, victime de l’individualisme que le Pouvoir voudrait nous imposer :
> Des fonctionnaires des Impôts en costard-cravate coudoient des gars de l’Équipement en combinaison grise tachée de goudron.
> Tel jour, la délégation de la Faculté des Sciences était composée d’un Docteur en Mathématiques, d’un Technicien et d’une Technicienne des Laboratoires, et de 3 camarades balayeuses.
> Il commence à venir aussi des gens de comités ou d’associations de victimes du néo-libéralisme : AC ! Agir contre le Chômage, le comité de chômeurs CGT, le DAL Droit au Logement qui organise les sans-abris et mal-logés…
Jusqu’à des prises de paroles un peu fébriles et balbutiantes, mais ovationnées malgré tout, comme celles de jeunes délégués CGT du secteur privé d’une boite du BTP et Construction tentant d’expliquer leurs difficultés à mobiliser dans les urnes filialisées, divisées en petites agences de sous-traitance aux conditions de travail dégradées, en BE comme sur chantiers, mais ne désarmant pas de convaincre leurs collègues de partir en grève et de venir aux manifs, heureux de pouvoir y distribuer le tract commun inter-pro proposé par le comité unitaire d’organisation, et tentant de s’unifier avec d’autres boites sur la Vallée du Cailly ou le bassin industriel et les usines où ils interviennent en sous-traitance, jusqu’à la SNCF dans la maintenance des caténaires.
Il règne là un enthousiasme terriblement communicatif, et même parfois délirant, comme ce jour où est arrivée d’Allemagne en moto une jeune fille porteuse d’un message de solidarité des ouvriers de Volkswagen. Bien sûr qu’à ce moment là, en scandant « Grève Générale Européenne ! », nous savions tous bien que cela exprimait plus un espoir qu’une possibilité concrète à portée de main : mais cela montrait qu’il existait une autre Europe que celle de la Commission de Bruxelles.
Cette ambiance explique le surnom qui a souvent été donné spontanément à la Fosse : la Fosse aux Lions. C’est vrai que là-bas , nous étions tous des lions. Qui, à leur boulot, n’arrivaient pas à convaincre les autres d’entrer dans la grève, amenaient des camarades à la Fosse, et alors bien souvent, cela suffisait en revenant sur leur lieu de travail, pour qu’à leur tour ils deviennent d’ardents partisans propagateurs de la grève générale capables de convaincre de nouveaux collègues hésitants de se jeter à l’eau dans le grand tourbillon de la grève et des manifs.
Il est important de souligner que cette force étonnante ne nous tombait pas du ciel. C’est plutôt d’en bas qu’elle venait. Rien de tout cela n’aurait été possible à l’intérieur du cadre de l’action syndicale traditionnelle. Ce qui nous a donné cette force, c’est précisément que nous, celles et ceux d’en bas, syndiqués ou non, nous nous sommes appropriés notre grève. Autrement dit, la démocratie à la base, ce n’est pas seulement plus satisfaisant parce que c’est plus juste, c’est aussi, et de loin, le plus efficace pour la lutte.
Face à une telle situation, il était logique que le Comité d’Organisation Unitaire, le COU, comme on s’était tous mis très vite à l’appelait, se transforme : chaque jour après la grande assemblée unitaire à la Fosse SNCF, la réunion quotidienne des élus du COU s’est naturellement élargie aux membres des délégations présentes des autres boites et associations mobilisées sur l’agglomération. Ainsi à commencer à se former rapidement un embryon de coordination inter-professionnelle locale à laquelle participaient des délégués des assemblées de grévistes des autres secteurs de l’économie, et aussi des des syndicats, et parmi eux les 2 syndicats CGT faisant partie des plus importants de l’industrie privée locale : celui de Renault-Cléon et celui d’une grande usine chimique du groupe AZF portant le nom étrange et historique du coin « La Grande Paroisse », du côté du boulevard industriel des communes de Quevilly et Couronnes.
Le « COU » élargi, qu’on se met alors à appeler « Comité Interpro », peut du coup prendre plusieurs initiatives particulièrement significatives, dont les 4 suivantes :
La publication d’un nouvel Appel
Il inclut une revendication dont l’objectif est de réaliser l’unité de la fonction publique et du secteur privé sur le point le plus sensible : celui des retraites. On réclame pour tous le retour aux 37,5 annuités, c’est à dire pouvoir prendre sa retraite à taux plein dès 37 ans et demi de travail atteint, ce qui veut dire pour ceux du privé reconquérir ce que le gouvernement leur a enlevé en 1993 sous l’ère de cohabitation Balladur. Donc passer clairement de la défensive à la contre-offensive.
La Solidarité avec les exclus
Les militants du comité CGT des chômeurs et de AC Chômage faisaient quasiment partie du dépôt SNCF. À la cote 135, un travailleur SDF, passant par hasard sur le boulevard industriel, avait rejoint les grévistes. Il était devenu un animateur à part entière de la Cote 135.
À la demande du DAL, on organise la prise d’un immeuble inoccupé de la ville, un hôtel presque terminé et jamais ouvert depuis 4 ans, pour reloger une famille de 4 personnes récemment expulsée de son logement pour loyer impayé. La détermination des copains et copines du mouvement de grève permet en outre de récupérer les meubles de la famille, qui avaient été saisis pour couvrir la dette. Les actions continueront auprès de la Mairie de Rouen pour l’octroi de logements HLM rapidement aux personnes dans ce besoin.
Cette action de solidarité confirmait encore que nous en étions déjà à aller beaucoup plus loin que les revendications corporatistes, et que la solidarité ouvrière qu’on ressentait si fort à la Fosse lors des assemblées, n’était pas un mot en l’air, et que c’était un bras d’honneur au gouvernement qui essaie de monter les chômeurs et les exclus contre les salariés grévistes, en nous présentant comme des « privilégiés » parce que nous avons un emploi stable. Enfin, cela montre que nous luttons pour un autre monde possible, où personne ne serait exclu !
« L’Opération Ville Morte » du lundi 11 décembre
Le lundi 11 décembre, on organise une opération de blocage matinal des entrées de la ville de Rouen. À 4 heures du matin, se rassemblent à la Fosse plus de 1200 cheminots, postiers, instits et profs, gens des usines Renault et Grande-Paroisse, fonctionnaires, quelques délégués grévistes du secteur privé, chômeurs, etc., qui partent former des piquets et barrages filtrants, aux entrées de la ville, rond-points, distribuent l’appel à la grève générale reconductible et l’expliquent aux automobilistes et piétons.
L’accueil des gens est sympathique, voire chaleureux, malgré les heures d’embouteillage occasionnées. Cela permet à la fois de désorganiser tout ce qui continue à fonctionner en ville et de vérifier la popularité de la grève parmi la population : les sondages, qui disent que 2 français sur 3 nous soutiennent, se confirment. La presse parle alors de Rouen comme d’une « ville en état de siège » !
En plus de l’opération spectaculaire et médiatique du blocage de Rouen, d’autres opérations ont été entreprises à l’initiative du « COU » pendant le mouvement. Deux d’entre elles, parmi les plus modestes, ont par exemple été :
> l’occupation ponctuelle du Siège de la banque du Crédit Lyonnais rue Jeanne d’Arc à Rouen, chois comme symbole de la spéculation, de la gabegie et de l’affairisme
> l’évacuation d’un pseudo PC de crise – clandestin – mis en place par la Direction Régionale SNCF dans un immeuble privé, action choisie pour illustrer le dérisoire d’une direction régionale réduite à se faire peur.
Avec le plein accord de l’Assemblée Générale Unitaire à la Fosse, ces opérations, dont le blocage de Rouen à fortiori, ont été décidées et organisées dans leur déroulement pratique par le COU de manière très confidentielle jusqu’au dernier moment de les rendre publiques à l’ensemble du millier de grévistes venant chaque matin dès 5 heures au point de rendez-vous de la Fosse SNCF pour partir en actions surprises . Et on peut dire qu’à chaque fois la nature détaillée des actions a été bien confidentielle et protégée de l’espionnage des RG et de la délation à la Préf, flics et CRS, ceux-ci du coup arrivant toujours trop tard pour organiser leur répression anti-populaire.
Et cela a concouru notamment à ce que ces opérations-surprises soient vécues joyeusement. Mais leur acceptation tient surtout dans la confiance qu’avaient tous les acteurs du mouvement dans la « direction » qu’ils s’étaient donnée, à savoir le « COU », Comité d’Organisation Unitaire, aux membres élus et révocables à chaque nouvelle Assemblée Générale Unitaire quotidienne.
Projet de « Sit-In » géant autour de la Préf. à la fin de la manif du mardi 12 décembre 95, pour la terminer en « forum des luttes »
L’assemblée unitaire et son Comité Unitaire d’Organisation, le COU, ne voulaient pas que la manif du mardi 12 décembre ne soit que la répétition de celles qui avaient précédé. Des délégués de plusieurs secteurs proposaient le « durcissement » de l’action. Certains parlaient d’envahir la préfecture à la fin de la manif. Le COU proposa que, cette fois-ci, au lieu de se disperser comme à chaque fin de manif, nous organisions un « sit-in » géant autour de la préfecture. On ne l’envahirait pas, on l’encerclerait. Nous voulions que la fin de manifestation se transforme en forum des luttes, que l’assemblée unitaires et son ambiance géante qui se passent chaque jour à la Fosse SNCF se réalisent à une échelle gigantesque devant et autour de la « préf ».
On devait penser à prévoir de quoi manger car le « siège démocratique » pouvait durer longtemps. Conscients des problèmes organisationnels que cela poserait, le COU avait mis en place un « service d’ordre » impressionnant de plusieurs centaines de personnes portant un brassard rouge. Nous étions confiants car les centrales syndicales, organisatrices officielles de la manif auprès de la préf., avaient déclarée accepter le projet de grand forum des luttes.
La veille, le secrétaire départemental de la CGT avait pris la parole au sein de la réunion du COU et nous avait félicité pour notre sens de l’unité et de la démocratie. Il semblait bien d’accord avec l’initiative du forum et il s’engagea au nom de l’Union Départementale CGT, à louer pour cette occasion tout le matériel de sonorisation nécessaire. Nous rêvions déjà d’une journée formidable où toutes les barrières allaient tomber. La Manif du 12 décembre 95 rassembla, encore une fois, plus de monde que la précédente, de 70 à 80 000 personnes. Une marée humaine envahit les rues de la ville. On entend alors de plus en plus de slogans qui exigent la démission de Juppé.
Les centrales syndicales ont loué une sono énorme et ses tours métalliques de support, comme pour un concert des Rolling Stones ! Mais elles l’ont fait installer, « pour que tout le monde puisse entendre », expliquent-elles, sur une esplanade énorme 300 mètres avant la Préfecture, entourée pour l’occasion de hautes barrières métalliques grillagées bien arrimées les unes aux autres.
Cela interdit de fait « d’assiéger » la préfecture et de tenir le forum des luttes, éludé par les U.D. syndicales. Et seuls les dirigeants syndicaux départementaux pourront prendre la parole et renouer avec leurs sempiternels discours routiniers. Les élus du Comité Unitaire d’Organisation Interpro ne seront pas autorisés à prendre la parole et à organiser des prises de parole libres de manifestants désireux de s’exprimer. Le COU n’a que le choix de se taire ou de rentrer en conflit ouvert avec les dirigeants syndicaux départementaux. Il choisit de se taire.
Comme l’assemblée unitaire quotidienne à 15 heures à la Fosse SNCF avait été annulée pour que ce forum puisse se tenir devant la préfecture, nous demandons à la tribune des dirigeants syndicaux d’annoncer un nouveau rendez-vous à la Fosse. Mais à la fin de leurs beaux discours ennuyeux et fades, ces dirigeants syndicaux des Unions Départementales « oublient » d’annoncer ce rendez-vous et appellent tout bonnement à la dispersion… ! Jusqu’au nouveau « temps fort » du samedi 16 décembre 95.
La manœuvre passe un peu inaperçue pour la grande majorité des manifestants. Mais parmi les cheminots et toutes celles et ceux qui participent au Comité Interpro, c’est la rogne ! Les principaux animateurs du COU ont eu besoin de toute la confiance que les gens ont en eux pour dissuader les plus coléreux de prendre la tribune d’assaut, car la majorité de la foule des nombreux manifestants présents ne comprendrait pas ce qui se passe si un pugilat éclatait. Ce serait contre-productif et encore plus démobilisateur.
Mais cette fois-ci, il apparaît bien qu’en haut lieu dans les directions syndicales, on ne se contente plus de ne rien faire pour aider à construire la grève générale reconductible, maintenant on agit carrément contre elle ! Elles n’ont pas osé le faire au grand jour et elles ont eu recours à de piteuses magouilles et abus de confiance.
Cet épisode nous a mis sous le nez les limites du rapport de force et de l’auto-organisation démocratique et unitaire que nous étions parvenus à construire. Malgré tout ce qui avait pu être mis en place, nous n’étions pas encore en condition de constituer une véritable direction inter-pro du mouvement. Nous ne pouvions pas nous passer des directions syndicales départementales pour appeler à ces journées qui constituaient la seule façon de centraliser l’action. Ça a été pour nous une leçon d’humilité, qui nous a aidé à atterrir des nuages sur lesquels nous faisait parfois voyager l’enthousiasme des assemblées géantes unitaires de coordination inter-pro.
Car en même temps nous avons réalisé que dans les autres régions de France, les choses ne se passaient pas comme à Rouen, mais de manière beaucoup plus traditionnelle, et donc que des contacts inter-pro au-delà d’une ville et d’une région sont indispensables et nécessaires, même si cela n’est pas encore suffisant.
Le mouvement s’était construit par la base, la démobilisation a été organisé par le haut
Si à la base, c’était vraiment l’harmonie, en haut c’était de plus en plus les couacs et les fausses notes ! Ils ont fini par briser le charme. Au début le lamentable couac de Notat avait plutôt stimulé les militants oppositionnels de la Fédération CFDT des cheminots. Mais dans les autres secteurs, dans l’industrie, dans l’automobile, dans la chimie, dans des milliers d’entreprises, le choix pro-Juppé de Notat était un barrage efficace contre la généralisation de la grève. Pourtant, les autres confédérations syndicales ne sont pas exemptes de critiques. Vers la fin du mouvement, l’ensemble des directions nationales syndicales se sont retrouvées dans une « cacophonie de bureaucrates ».
Certes, certains portent plus que d’autres la responsabilité de l’échec mais ils y ont tous apporté une pierre. Notat et la Direction de la CFDT ont carrément joué les anti-grévistes pour continuer à faire tourner les turnes en décembre. La direction de la FGAAC, après 2 semaines d’un comportement très correct, appela sans honte à la reprise du travail. Blondel de FO, après toutes ses gesticulations du début contre le plan Juppé, déclara que, tout compte fait, la grève générale n’était pas à l’ordre du jour. La FSU n’a jamais appelé à construire la grève générale de tous les secteurs de l’Éducation nationale. Et même Viannet de la CGT semblait contrarié dans les dernières manifs par celles et ceux qui criaient « Juppé démission » : il les interpella par ces fameux mots « Et vous voulez mettre qui à la place? » . On voit le niveau des arguments ! Enfin, Bernard Thibault, de la Fédération CGT des cheminots, qui avait pourtant dit et répété que le retrait du plan Juppé était un préalable à toute reprise du travail, cria victoire dès l’annonce du gel du contrat de plan SNCF, sans se soucier du reste !
Et alors que la mobilisation était encore très forte, et que la dernière manifestation du samedi 16 décembre 95 pouvait encore soulever des millions de personnes, la Fédération CGT des cheminots envoya à tous ses syndicats un fax d’appel à la reprise et à « trouver de nouvelles formes d’action » contre le plan Juppé. La Fédération CFDT des cheminots pris une position identique.
La Presse a beaucoup dit que les Confédérations avaient évoluées depuis 1986 et la Coordination de Paris-Nord. Les Confédérations ne se sont certes pas opposées frontalement au démarrage de la grève comme ce fut le cas en 1986 avec la Coordination gréviste cheminote. Mais le constat nous paraît indéniable : cette fois-ci encore, la grève s’est construite par la base et la reprise a été organisée par le haut.
À partir du mardi 12 décembre 95, ça commence à parler sérieusement de négociations dans les hautes sphères. Juppé doit ravaler un peu de sa morgue. La première chose qu’on obtient est le retrait – provisoire – du plan de démantèlement de la SNCF. Avec ça, le gouvernement espère faire mollir les cheminots qui sont toujours le moteur de la mobilisation dans toute la France. Mais cela ne suffit pas, même si c’est une concession importante pour les cheminots. Le lendemain mercredi 13, Juppé annonce « un grand sommet social », exactement ce dont raffolent les dirigeants des centrales syndicales, qui se sentent plus dans leur élément autour d’un tapis vert ministériel que dans la rue.
Le vendredi suivant, enfin, le gouvernement cède sur un point clé, les retraites pour les fonctionnaires et assimilés, les 37,5 annuités, sont maintenues. Il retire aussi une mesure de suppression d’abattement d’impôts pour tous les salariés. Samedi 16 décembre 95, pour les centrales syndicales, tout est bouclé malgré une foule immense de manifestants exigeant le retrait total du plan Juppé. Cependant, le lendemain 16 décembre, dernier des « temps forts » de la série décidée par les directions confédérales syndicales, il vient aux manifs encore plus de monde qu’aux précédentes.
Les syndicats disent 100 000 sur Rouen, ce qui paraît peut-être un peu exagéré, mais sans conteste, il s’agit au moins de 80 000 manifestants, c’est à dire 1/5ème de la population de toute l’agglomération rouennaise. Comme c’est un samedi après-midi, tout le monde peut venir sans avoir besoin d’arrêter le travail, occasion pour certains qui pour des raisons diverses n’étaient pas entrés dans la grève, de manifester leur soutien ce samedi aux gréves contre le plan Juppé. Beaucoup sont venus avec toute la famille. Les premiers succès encouragent les gens et annulent l’effet de fatigue qui aurait pu se faire sentir au bout de trois semaines de grève.
Le Comité d’Organisation des cheminots de Rouen s’est souvenu du mardi précédent : il a mis en place un service d’ordre impressionnant avec plus de 300 cheminots avec un brassard rouge encadrant la tête du cortège. Les dirigeants départementaux des centrales syndicales se font siffler par une partie des cheminots qui craignent de se faire manipuler, comme le mardi dernier avec leur manœuvre de dissolution du forum des luttes. Ils devront défiler à une distance respectable de la tête de la manifestation.
La quantité astronomique de personnes présentes donnent l’impression que nous sommes là le peuple entier, c’est-à-dire, si réellement nous sommes en démocratie, que se trouve là la souveraineté en marche. Et le peuple souverain exige d’une seule voix le retrait total du plan Juppé… et de Juppé lui-même !
Malgré tout, les sommets des centrales syndicales, tant sur le plan local que sur le plan national, donnent la consigne de « continuer l’action sous d’autres formes », formule diplomatique, hypocrite et rituelle, pour dire que tout est fini, qu’on doit rentrer au bercail et reprendre le boulot bien gentiment…
– Brochure retranscrite de la mobilisation novembre-décembre 1995 à Rouen
Dans la brochure, y étaient remerciés « les camarades des entreprises du secteur public, de la Santé, de l’Éducation Nationale, de Renault, du secteur privé, les chômeurs et tous ceux qui ont contribué à sa réalisation, ainsi que les camarades qui ont donné les photos, Patrick Adville qui a accepté que les dessins de sa BD Salauds de Grévistes soient utilisés ».
Photo de couverture issue de la brochure réalisée par des acteurs de la mobilisation novembre-décembre 1995 à Rouen.