Léonor Franc, écrivain et professeur, nous avait déjà confiés un dossier critique sur notre illusion de démocratie, puis une réflexion sur notre tolérance à la violence invisible. Aujourd’hui, son interrogation porte sur un paradoxe bien connu : nous avons beau être au courant d’injustices béantes, nous ne protestons pas (toujours) massivement contre ces dernières. Point de vue sur cette zone d’ombre entre savoir et action. 

17 février 2024, rue centrale de ma ville. Je m’apprête à faire quelque chose de tristement exceptionnel : défendre les droits humains. Pas anonymement, pas à visage masqué, pas assis derrière un écran, pas en donnant à une association pour déléguer à d’autres la tâche d’agir…

Information – Réaction.

Il s’avère que, la veille, Alexeï Navalny est mort en prison. Cet homme, malgré certaines positions idéologiques intolérables que je ne peux partager, a fait preuve d’un courage sans faille dans son opposition à la dictature sanguinaire poutinienne. C’est le résultat d’un long et sûr assassinat orchestré par la mafia des dirigeants russes, avec l’étonnant soutien d’une entreprise française : Yves Rocher.

Ce dernier fait est si peu médiatisé que je l’apprends avec plus de dix ans de retard, grâce à André Markowicz. Et il est si surprenant que je vérifie et croise les sources disponibles : tout est vrai. 

Ce qui est pratique dans la rue centrale de ma ville, c’est qu’il y a une boutique Yves Rocher. Alors je m’installe devant le magasin sur une petite estrade improvisée.

J’explique calmement l’affaire aux passants : la filiale russe d’Yves Rocher qui, en 2008, fait appel à une société de transport détenue partiellement par Navalny… Yves Rocher qui porte plainte pour détournement de fonds avant d’admettre n’avoir subi aucun dommage… Les tribunaux russes qui en profitent pour inventer quand même une culpabilité de Navalny, menant à son emprisonnement… Les nombreux observateurs qui estiment qu’Yves Rocher, très actif sur le marché russe, a vraisemblablement attaqué l’opposant à Poutine sur demande du pouvoir, lequel voulait crédibiliser cette attaque en l’internationalisant.

Je mentionne des extraits d’un article du Monde de 2014 : Yves Rocher « n’a pas déclaré publiquement que, puisque il n’y avait pas de préjudice, il n’y avait pas de coupable. Depuis le début de l’affaire, la société a gardé le silence, se contentant de rares communiqués laconiques ».

Le journaliste conclut : « Bruno Leproux, l’ex-directeur général, n’a accordé qu’un seul entretien à une journaliste russe, publié lundi, veille du verdict. Il y fait des réponses extrêmement évasives, mais assure ne pas avoir subi de pressions. Yves Rocher n’a pas renouvelé son contrat. Un an plus tard, il a retrouvé un emploi chez Ile de Beauté, une société russe de parfumerie connue pour ses liens avec les cercles du pouvoir. » 

Je poursuis : non seulement le groupe Yves Rocher a vraisemblablement été complice de la criminalisation artificielle d’un opposant à la corruption russe, mais fait aussi partie des entreprises françaises à avoir maintenu ses activités en Russie, stimulant par là une économie concentrée sur la guerre d’agression en Ukraine.

Les passants sont désormais au courant : acheter chez Yves Rocher, c’est participer, de manière microscopique mais sûre, à l’achat de la balle qui transpercera le soldat défendant la liberté. Chaque jour, des dizaines d’Ukrainiens donnent leur vie pour leurs aspirations démocratiques. Je me dis que les Français, à défaut de donner leur vie, peuvent faire quelques kilomètres ou quelques pas supplémentaires pour changer de boutique de cosmétiques.

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Yves Rocher, 2018, @Benoît Prieur wikidata:Q42790984

Tout ce qui sort de l’ordinaire perturbe

Je pars toutefois pessimiste. L’accueil du public confirme mon intuition. Il y a d’abord de nombreux regards troublés. Nietzsche écrit que tout ce qui sort de l’ordinaire perturbe. Or il est extraordinaire qu’un individu se mette à défendre les droits humains quand il pourrait plutôt jouer au bowling ou s’acheter une pâtisserie. 

Quelques regards paraissent même agacés, si bien que je commence à me demander : me suis-je mis en danger ? Je suis seul. Certaines personnes voient toute protestation comme une immoralité. Un jour, j’ai vu quelqu’un poser une affiche contre la réforme des retraites, lorsqu’un passant lui a sérieusement lancé : « Maoïste ! » Les raccourcis délirants sont monnaie courante. 

Pourquoi préfèrent-ils faire les boutiques plutôt que de me rejoindre, ne serait-ce qu’une demi-heure, pour défendre l’honneur de persécutés ?

Je sens aussi ceux qui sont d’accord avec ma parole mais pas avec mon acte. Je présume que cette action les renvoie à leur inaction. Pourquoi préfèrent-ils faire les boutiques plutôt que de me rejoindre, ne serait-ce qu’une demi-heure, pour défendre l’honneur de persécutés ?

Cette question gênante ne doit pas être posée, alors il faut vite trouver des justifications à l’inaction, que je me permets d’imaginer : « Je suis d’accord mais ce n’est pas une manière de faire », « Ce n’est pas en parlant dans la rue qu’il va changer quoi que ce soit », « C’est aux dirigeants d’Yves Rocher et aux Russes de se remettre en question »…

Pour éviter l’effort d’agir, il y a toujours l’embarras du choix. Bien sûr, une action peut aussi être inhibée par un système répressif et, dans ce cas, on ne peut pas facilement reprocher à l’individu son renoncement. Mais lorsqu’une action est simple, légale, pas chronophage, sans risque de représailles, et que son importance est connue, ne pas l’entreprendre est plus problématique.

De l’indignation à l'(in)action

Je convaincs tout de même certains passants et des citations me reviennent à l’esprit. Une tirée du film Merci Patron !, où le commissaire qui veut étouffer une protestation admet lui-même, en catimini : « Ce sont les minorités agissantes qui font tout ! » Je repense aussi à la théorie morale de Kant : vérifier qu’une action est vertueuse en lui faisant passer le test de son universalisation… En l’occurrence, si tout le monde s’était exprimé devant des boutiques Yves Rocher, l’image de la marque se serait tellement effondrée que le groupe aurait probablement arrêté ses activités en Russie.

A vrai dire, il n’est même pas besoin d’imaginer ces 100% d’agissants. Si les quelque milliers de Français qui connaissent la culpabilité du groupe Yves Rocher avaient agi ainsi, le résultat aurait été le même. 

Mais ils ne l’ont pas fait. D’où la question classique : pourquoi ceux qui savent agissent si rarement selon leur savoir ? Les psychologues étudient cela depuis longtemps et l’appellent le problème de la séparation entre le comportement du sujet et son « attitude » – mot signifiant ici son évaluation plus ou moins favorable de quelque chose.

Résoudre ce problème est important pour saisir comment naissent les comportements et comment les faire naître. Je ne saurais assez vivement recommander la lecture de ces études, bien connues par les publicitaires, les managers et les conseillers en communication, et peu connues par tous ceux qui sont les cibles de ces méthodes de changement comportemental. 

Par ailleurs, ces travaux font repenser la fonction du journalisme et de l’information en général. Marx disait que ne faire que philosopher est misérable. Günther Anders disait que ne faire que s’indigner est misérable… S’ils ont raison, alors il faut trouver des moyens pour que l’information ne mène pas seulement à la réflexion ou l’indignation.

Cela demande forcément un effort, autant pour le journaliste que pour tout citoyen, car les faits et les expériences montrent qu’informer ou s’informer est loin d’être automatiquement un acte. Ainsi, à la question de savoir comment informer celui qui ne sait pas, il serait bon d’ajouter : et comment faire en sorte que celui qui sait agisse ?

@mattias-diesel/Unsplash

C’est un problème d’autant plus urgent qu’il est de moins en moins possible pour l’information d’entraîner un changement social ou politique – de nombreux médias l’ont compris, c’est pourquoi ils préfèrent la manipulation à l’information.

Pour qu’une simple information entraîne un changement collectif, il faudrait notamment la transmettre à ceux qui, jusqu’ici, ne voulaient pas l’entendre. Or on sait que les algorithmes des réseaux sociaux, par lesquels passe la majeure partie des informations, font apparaître les articles que l’internaute a déjà l’habitude d’aimer. Ainsi l’article ne convainc que ceux qui étaient déjà convaincus, et le changement d’opinion publique n’a pas lieu.

Dans l’espace public, informer est agir, car il n’y a pas qu’un discours mais une interpellation, une interruption du quotidien. 

C’est pourquoi s’exprimer dans la rue permet d’outrepasser cette limitation en réinvestissant l’espace véritablement public, celui où un message deviendra connu par ceux qui n’étaient pas censés l’entendre. Dans cet espace, informer est agir, car il n’y a pas qu’un discours mais une interpellation, une interruption du quotidien. 

Mais réanimer un tel espace, si déserté, est difficile. D’ailleurs, je dois enfin avouer une chose. Cet article contient un mensonge. Je ne me suis jamais hissé sur un trottoir pour protester. Je n’ai jamais tenu de discours inopiné devant une boutique à boycotter. Je n’ai jamais adressé la parole aux passants du samedi. Ou pas encore ? Bref, jusqu’à maintenant, j’ai été normal : je n’ai pas défendu les droits humains.

– Léonor Franc


Image d’entête @Evgeny Feldman/WikimediaCommons

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