Pétrole, gaz, terres rares… Les nombreuses ressources naturelles du continent africain attisent l’appétit des multinationales européennes. La firme française Total multiplie ainsi les projets liés aux énergies fossiles dans diverses régions d’Afrique. Les ONG Survie et Les Amis de la Terre publient aujourd’hui un nouveau rapport qui démontre les violations de droits humains et les impacts irréversibles pour l’environnement et la biodiversité engendrés par les projets pétroliers de Total en Ouganda et en Tanzanie. Privées de leurs moyens de subsistance, près de 100 000 personnes vivent dans l’incertitude. Au mépris des risques et des réglementations nationales et internationales, le géant du pétrole continue pourtant de nier la gravité des faits.
C’est sur la rive ougandaise du lac Albert, à la frontière avec la République Démocratique du Congo, qu’ont été découverts en 2006 d’importants gisements de pétrole. Estimées à près de 6,5 milliards de barils de brut, elles sont les quatrièmes réserves les plus importantes d’Afrique sub-saharienne. Dès l’année 2012, le groupe Total, via sa filiale Total E&P Uganda, s’est positionnée sur ces réserves, et le géant français est aujourd’hui le principal opérateur du projet Tilenga, au cœur d’une aire naturelle protégée, qui vise à extraire environ 200 000 barils de pétrole par jour.
Au-delà des 400 puits forés et des 34 plateformes pétrolières prévues, le projet comprend des infrastructures comme une usine de traitement, un système de prélèvement de l’eau du lac Albert ainsi qu’un oléoduc géant baptisé EACOP (East African Crude Oil Pipeline), dont Total est également le principal développeur. D’une longueur de 1 445 km, le pipeline chauffé à 50 degrés, qui devrait coûter plus de 3,2 milliards d’euros, transportera le pétrole jusqu’au port de Tanga, en Tanzanie, d’où il sera exporté via l’océan indien.
Total assigné en justice
Impliquant des déplacements massifs de population et des impacts désastreux sur la biodiversité et les milieux naturels, ces projets ont suscité une vive opposition de la part de nombreux organismes de défense de l’environnement et des populations locales. En juin 2019, les deux associations françaises les Amis de la Terre France et Survie, et les quatre organisations ougandaises AFIEGO, CRED, NAPE/Amis de la Terre Ouganda et NAVODA, ont ainsi mis en demeure le géant pétrolier Total, considérant que celui-ci ne respectait pas ses obligations légales de prévenir les violations des droits humains et les dommages environnementaux dans le cadre de son méga-projet pétrolier en Ouganda et Tanzanie.
Les Amis de la Terre France et Survie publiaient alors un premier rapport d’enquête détaillant les différentes violations en cours et alertant sur les risques imminents de nouvelles dérives. Devant le rejet en bloc de ces accusations par Total, ces associations ont décidé d’assigner la multinationale en justice au mois d’octobre 2019. Première à se baser sur la nouvelle loi française sur le devoir de vigilance, cette action en justice a subi un revers en janvier 2020. Mais les associations contestent l’interprétation du tribunal, et une nouvelle audience aura lieu le 28 octobre 2020 à la Cour d’Appel de Versailles.
Des pressions sur la population
Aujourd’hui, un an tout juste après ces alertes appelant à prendre des mesures urgentes pour faire cesser les violations, la situation s’est aggravée en Ouganda, comme le révèle un nouveau rapport des ONG Les Amis de la Terre et Survie, fondé sur une enquête de terrain. Recueillant de nombreux témoignages qui malheureusement concordent tous sur la gravité des violations subies, cette étude insiste sur les déplacements massifs de population engendrés : plus de 31 000 personnes pour le projet Tilenga, et plusieurs dizaines de milliers de personnes pour l’oléoduc, qui traversera 178 villages en Ouganda et 231 en Tanzanie.
Si le rapport publié l’année passée faisait déjà état de pressions subies par les communautés affectées pour les forcer à céder leurs terres, cette nouvelle enquête montre que ces menaces et intimidations se sont multipliées envers les leaders communautaires, les organisations de la société civile ougandaise et tanzanienne et les journalistes qui dénoncent les impacts négatifs du développement pétrolier. Les témoignages recueillis font ainsi apparaître un climat de peur, du fait des liens que Total et ses sous-traitants semblent entretenir avec les forces de sécurité (police et armée). Les arrestations d’opposants au projet se sont elles aussi multipliées récemment, faisant réagir la délégation de l’Union Européenne en Ouganda qui a exprimé ses préoccupations à ce sujet.
Violations de droits humains et insécurité alimentaire
Au total, les violations des droits des personnes concernent aujourd’hui plus de 100 000 habitants d’Ouganda et de Tanzanie. Si la problématique d’accaparement des terres est centrale, de très nombreux droits sont affectés (de propriété, à l’alimentation, à l’éducation, à la santé, à un logement décent, à la liberté d’expression, etc.). Les restrictions imposées aux communautés dans l’usage de leurs terres agricoles est sans doute la violation principale que subissent les populations locales, qui perdent leurs moyens de subsistance avant même de percevoir la moindre compensation. Les personnes affectées vivent ainsi dans une incertitude permanente concernant la date de commencement des travaux de construction et donc de la perte définitive de leurs terres.
Tout développement agricole pouvant être détruit du jour au lendemain, les ménages sont ainsi confrontés à des limitations de ce qu’ils peuvent cultiver, ce qui provoque une insécurité alimentaire dramatique dans des régions où les activités agricoles sont la principale source de revenu des communautés impactées. Du fait de ces pertes importantes de revenus, de nombreuses familles n’arrivent plus à continuer à payer les frais de scolarité de leurs enfants, ni à accéder aux soins, dans un contexte de pandémie internationale et de pénurie alimentaire qui détériorent fortement l’état de santé général des populations affectées.
Un manque de consultation et de consentement préalable
Cette violation du droit de propriété va à l’encontre des différentes normes internationales que le groupe Total s’est engagé à respecter, ainsi que des réglementations ougandaises. Mais les populations locales méconnaissent malheureusement leurs droits fondamentaux, même si Total se targue d’accorder une importance particulière à l’information et à la consultation des populations. La très grande majorité des personnes rencontrées par les enquêteurs des ONG font en effet preuve d’une méconnaissance des processus d’acquisition des terres, des dates de début du projet et de versement effectif des compensations, de leurs droits ainsi que des risques globaux d’impacts négatifs des projets pétroliers.
Ces derniers sont pourtant considérables, et pourraient à terme affecter plus largement l’ensemble des populations locales de la région. Sur les 34 plateformes pétrolières prévues, un tiers est en effet situé à l’intérieur même du Parc National des Murchison Falls. De par leur proximité avec cette aire naturelle, protégée depuis 1926, l’ensemble des puits, même ceux se trouvant à l’extérieur du parc, auront inévitablement un impact désastreux sur sa biodiversité, tout comme les pipelines et les routes construites dans le parc, qui verront passer d’innombrables trajets de poids lourds. Ajoutons encore à cela le système de pompage de l’eau du lac Albert, source du Nil, dont plus de 9 millions de litres cubes seront prélevés chaque année pour maintenir la pression des réservoirs.
Des dégâts environnementaux irréversibles
Pour acheminer tout ce pétrole vers l’océan indien, l’oléoduc EACOP traversera ensuite une région riche en biodiversité, passant par plusieurs zones protégées, des corridors fauniques ainsi que de nombreux lacs et cours d’eau en Ouganda et en Tanzanie. Contribuant à la déforestation, il affectera ainsi le bassin du lac Victoria, le deuxième plus grand lac d’eau douce au monde, dont des millions de personnes de la région dépendent pour leur subsistance. Loin de vouloir limiter son impact, Total a choisi, sur la majeure partie du tracé de l’oléoduc, le mode de construction le moins cher et le plus impactant, c’est-à-dire la méthode en tranchée à ciel ouvert.
Résultat : le méga-projet pétrolier menace non seulement la biodiversité du Parc des Murchison Falls et d’autres écosystèmes particulièrement riches, mais aussi les cours d’eau, les lacs Albert et Victoria, les sols dont les paysans dépendent pour l’agriculture, et l’air qu’ils respirent. Et ces nombreux risques irréversibles pour l’environnement n’incluent même les risques inhérents à toute activité pétrolière : fuites, fumées, rejet d’eaux usées et surtout réchauffement climatique. A lui seul, ce dernier facteur devrait conduire à l’abandon du projet, l’état actuel du climat exigeant de renoncer à l’exploitation de nouveaux gisements, d’après les travaux du GIEC.
Malgré les risques et les oppositions, le projet avance sans frein
L’étendue des risques pour l’environnement, la biodiversité et le climat, tout comme la gravité des violations des droits humains exigent de toute évidence de renoncer d’urgence à l’exploitation des gisements. Pourtant, malgré une mobilisation croissante, la multinationale Totale, bien consciente de ces enjeux, est décidée à mener à bien ce projet et à accélérer leur développement, l’entreprise ayant annoncé que les décisions finales d’investissement pourraient être prises dans les prochains mois. Une vaste campagne sur les « bénéfices » qu’apporteraient la production de pétrole à l’Ouganda est ainsi en place jusqu’en novembre. En totale contradiction avec ses discours en faveur des droits humains et de l’écologie, la France, par le biais de son ambassadeur en Ouganda, participe activement à cette campagne.
Le soutien apporté aux multinationales, quelles que ce soient les conséquences de leurs activités, demeure donc manifestement une priorité pour l’Etat français, alors qu’un nouveau rapport d’Oxfam France dénonce l’évasion fiscale pratiquée par Total en Ouganda : « Oxfam estime que le gouvernement ougandais passera à côté de 287 millions de dollars sur les 25 ans d’exploitation du projet (pour une seule des quatre zones d’explorations du projet) ». Le géant du pétrole échappe à ses responsabilités et ses obligations légales depuis trop longtemps. Au vu des coûts humains, climatiques et environnementaux inacceptables du méga-projet, les associations Survie et Les Amis de la Terre considèrent qu’il doit tout simplement être mis à l’arrêt, et qu’une réparation doit être apportée aux communautés affectées. Pour que cette impunité cesse, il est possible de soutenir leur action en justice contre Total, dont l’audience en appel est prévue le 28 octobre.
Raphaël D.