Dans un contexte juridique agité pour les plateformes de livraison mondialisées telles que Uber, Foodora ou Deliveroo, le projet de loi « avenir professionnel » défendu par le député Aurélien Taché (LRM) met en lumière la position de la majorité EnMarche à propos de cette question sensible et laisse craindre un net recul des droits des travailleurs du secteur. Le point.
Tandis que les procès entre les coursiers et les plateformes de livraison s’accumulent, que les enquêtes de l’Inspection du travail se multiplient, le gouvernement entend légiférer sur les travailleurs ubérisés avec la loi « avenir professionnel ». Un amendement défendu par le député Aurélien Taché (LRM) entend offrir une porte de sortie légale aux plateformes pour éviter la requalification du statut de ses collaborateurs en salarié et pourrait bien mettre le feu au poudre. En d’autres termes, « légaliser » indirectement le travail des faux-indépendants dont la force de travail est cooptée par l’entreprise mais sans la redistribution des richesses exigées par les règles du salariat.
« Cet amendement est une imbécillité » estime sans détour maître Kevin Mention, avocat en charge de nombreux dossiers opposant des coursiers à leur(s) ancienne(s) plateforme(s). L’amendement en question, vise à modifier la septième partie du code du travail (chap II, Titre IV, Livre III). Il entend empêcher toute possibilité de requalification du statut des coursiers auto-entrepreneurs en salariés, en échange d’un charte de protection sociale que chaque plateforme pourra rédiger à son goût… Les observateurs doutent pourtant que ces multinationales, qui ont battis des fortunes sur le labeur de petits indépendants, puissent volontairement établir une charte de travail significativement protectrice.
Ces chartes internes à l’entreprise devront établir « les modalités permettant d’assurer aux travailleurs un revenu d’activité décent« , « des mesures de prévention des risques professionnels auxquels les travailleurs peuvent être exposés » ou encore « les garanties applicables en cas de rupture de relations contractuelles entre la plateforme et les travailleurs » peut-on lire sur le site de l’Assemblée nationale. Ce sont au total sept éléments, vagues et peu contraignants, que les plateformes devront inclure à leurs chartes interne en échange d’une tranquillité sans précédent sur le plan juridique. « Ce système pourra donner moins de raisons à un juge de requalifier un travailleur indépendant en salarié » se réjouissait d’ailleurs Aurélien Taché dans les colonnes de Marianne.
Un texte qui provoque la colère des syndicats
Le ton est nettement moins euphorique du côté des syndicats de coursiers qui dénoncent un texte allant à contre-sens des revendications défendues depuis plusieurs années. Pour Arthur Hay, secrétaire général du syndicat des coursiers de la Gironde, « cet amendement inscrit dans la loi un nouveau type de travailleur qui n’est ni un véritable indépendant, ni un salarié » alors que le combat des coursiers devant les tribunaux vise justement à prouver le lien de subordination manifeste existant entre les coursiers et les plateformes. « Aurélien Taché et Muriel Pénicaud entendent clairement protéger les plateformes. Car pour eux, elles créent de l’emploi. D’une part c’est faux, car l’emploi sous-entend un rapport salariale entre l’employeur et l’employé, d’autre part c’est injuste, car désormais, nous ne pourrons plus nous retourner contre les plateformes en cas de licenciement abusif. Elles pourront à l’avenir nous dévorer tout cru, et ce, avec l’aval du gouvernement ». Les craintes du syndicaliste sont fondées et l’on ne compte plus le nombre de licenciements annoncés par voie de mail pour des raisons aussi divers que futiles : retard, non-port de l’uniforme, tentative de grève …etc.
Pour le volet protection, censé contrebalancer ce cadeau du gouvernement aux plateformes de livraison, le compte n’y est pas tout-à-fait. En effet, de nombreux éléments devant être présents dans la charte figuraient déjà dans les contrats de collaboration, et à la lecture de ce projet de loi, rien ne devrait vraiment chambouler l’organisation de ces entreprises. Ainsi, l’inscription dans une charte du « caractère non-exclusif de la relation entre les travailleurs et la plateforme » alinéa 1, n’a rien de révolutionnaire, puisqu’une grande partie des coursiers travaillent déjà pour plusieurs plateformes à la fois.
L’alinéa 6 ne l’est pas davantage puisqu’il dispose que soit inscrit dans la charte « Les modalités selon lesquelles les travailleurs sont informés de tout changement relatif aux conditions d’exercice de leur activité professionnelle », ce que les plateformes faisaient déjà avec brio quand il s’agissait de communiquer les régulières baisses de rémunération. Enfin, pour ce qui est du « revenu d’activité décent » mentionné à l’alinéa 2, les publicités de Deliveroor, Foodora ou encore Stuart faisant miroiter des salaires « attractifs » tandis que nombre de leurs collaborateurs admettent vivre dans la précarité, laissent songeur quant à leur conception d’un revenu décent.
On rétorquera que ce revenu décent sera validé par l’État. Mais l’esprit de cette loi semble être en parfaite entente avec les plateforme et comme le soulignait Arthur Hay, « il n’existe aucune définition précise de ce qu’est un revenu décent « . Emmanuel Macron, lors d’une visite à la rédaction de Mediapart pendant sa campagne, affirmait d’ailleurs, que de « travailler 70 heures pour un SMIC était mieux que de ne pas travailler du tout ». La conception présidentielle du travail semble donc parfaitement coller à la philosophie des plateformes de livraison et de transport ; elle laisse également craindre le pire pour les jeunes cyclistes n’ayant que la livraison comme source de revenu. Un chantage à l’emploi que Jerôme Pimot, chef de file de la contestation contre Deliveroo, qualifie volontiers de « pacte faustien »
Si le gouvernement, avec cet amendement, compte s’assoir sur des mannes fiscales importantes, notamment en ne réclamant pas aux plateformes les cotisations salariales qu’elles auraient en théorie dus payer ; il pousse la courtoisie plus loin en proposant d’indemniser ces structures en fonction du nombre d’embauche de personnes en situation de chômage. Une aberration pour les syndicats. En effet, on assiste à une inversion du rapport des forces. La multinationale est récompensée par l’État (représentant en principe le peuple souverain) pour exploiter de faux-indépendants, alors que le travailleur devrait être récompensé par un salaire et une protection minimale et juste pour offrir son temps de vie disponible à la multinationale.
Un amendement incohérent selon les avocats.
Pour Me Mention, ce texte est un aveu de culpabilité. « [l’amendement Taché] vise à éviter les requalifications en contrat de travail. Il confirme donc que les requalifications en contrat de travail sont possibles et que les entreprises qui ont recours à des auto-entrepreneur comme Foodora et Deliveroo abusent du statut ». Il présage le pire pour les coursiers dans les années à venir puisque « si la sanction de la requalification disparaît c’est la porte ouverte à tous les abus » avec une maigre possibilité pour le travailleur d’avoir gain de cause en cas de litige.
Une autre incohérence de ce texte est qu’il repose, en partie, sur l’impossibilité d’une requalification en salarié en raison de la non-exclusivité de la relation entre les auto-entrepreneurs et leur plateforme. Or, il est clair pour certaines d’entre-elles, notamment Foodora, que le coursier ne peut pas travailler sur deux plateformes dans un même créneau horaire. La non-exclusivité inclue dans le texte ne change pas de celui qui s’applique pour le salarié. Un salarié aussi bénéficie d’une non-exclusivité avec son employeur, du moment que sa seconde activité n’entrave la tâche de la première. Définir l’auto-entrepreneuriat sur cette base n’a rien de cohérent au regard de la loi.
Le terme « plateforme » est une autre caractéristique qui dérange Me Mention « Je ne crois pas non plus au mot plateforme concernant ces entreprises. Amazon ou Leboncoin sont des plateformes. Elles mettent en relation des particuliers ou professionnels. Deliveroo ou Foodora ne sont pas des plateformes. Ce sont de véritables services de livraison« . Une nuance qui a son importance, puisque dans le cadre d’un service de livraison, les coursiers sont de véritable membres de l’entreprise ; le lien de subordination entre le service et ces livreurs tombe sous le sens.
L’ubérisation de la société, un cheval de Troyes contre le modèle social
Que ce soit Deliveroo, Foodora ou Uber, toutes ces plateformes fonctionnent via des levés de fond en provenance du monde de la finance. Si le retour sur investissement à long terme est un élément qui explique la motivation de ces investisseurs à placer leurs argents dans des entreprises qui, pour le moment, ne réalisent aucun profit, il y a également un autre avantage : la casse du modèle social que provoque ces plateformes dans tous les pays où elles passent. « Face à la cacophonie juridique que provoque les dossiers de coursiers contre les plateformes, la loi crée de nouveaux cadres sémantiques où nous placer. Nous ne sommes désormais plus des salariés ou des indépendants mais des indépendants économiquement dépendants » constate Jérôme Pimot. Une nouvelle forme d’emploi voit le jour, ne bénéficiant ni de tous les avantages de l’indépendant, ni de tous ceux du salariat. Ni vraiment libre. Ni vraiment protégé par la société.
En effet, depuis l’émergence de ce mode d’embauche, le recours à l’auto-entreprenariat s’est largement diffusé et investit progressivement d’autre secteur d’activité. Si certains secteurs de la société se prêtent parfaitement à ce type de statut, ce n’est pas le cas de professions historiquement « salariales » exigeant une sécurité accrue pour le travailleur. On trouve par exemple dans la capitale des chefs cuisiniers, travaillant à leur compte et alternant d’un restaurant à l’autre. Les boîtes d’intérim font également de plus en plus appel à ce type de contrat pour satisfaire leurs entreprises clientes. Ce n’est donc pas qu’un problème de livreur ou de chauffeur, c’est toute la société dans son ensemble qui vit sous la menace du développement de ce nouveau type d’exploitation, offrant au travailleur une liberté toute relative en bradant ses protections sociales les plus élémentaires, notamment en matière d’accès à la retraite.
La réaction des coursiers s’organisent à l’encontre de ce pied de nez du gouvernement, décidé sans concertation avec les principaux syndicats de livreurs. Un communiqué appel d’ailleurs les clients à ne pas commander via quelque plateforme que ce soit lors de la coupe du monde ; il invite aussi les coursiers à ne pas effectuer les livraisons qu’on leur propose. Ambiance.
– T.B. & Mr M
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