Les insectes pollinisateurs, abeilles en tête, sont indispensables au développement de la flore sauvage et des plantes cultivées. Ils sont pourtant gravement menacés dans de nombreuses régions du monde. En France, la loi biodiversité protège ces insectes essentiels en interdisant depuis 2018 les néonicotinoïdes, le type d’insecticide le plus vendu au monde, qui est aussi l’un des plus toxiques. Aujourd’hui, le gouvernement français veut revenir sur cette décision, en admettant une dérogation pour les agriculteurs de la filière de la betterave sucrière, en difficulté suite à des conditions de culture inhabituelles. Un pas en arrière inadmissible, qui fait réagit vivement les défenseurs de l’environnement.
À l’heure actuelle, 75 % de la production mondiale de nourriture dépend des insectes pollinisateurs, qui jouent aussi un rôle crucial dans la reproduction de jusqu’à 90 % des plantes sauvages. Nous ne pouvons pas nous permettre de vivre sans eux. Pourtant, ces insectes disparaissent à une vitesse alarmante. D’après les chiffres de Greenpeace, les populations d’abeilles domestiques auraient ainsi chuté de 25 % en Europe entre 1985 et 2005. Un quart en 20 ans !
Un insecticide particulièrement toxique
Les causes de ce désastre sont multiples et interconnectées. Outre le dérèglement climatique, l’apparition de nouveaux virus, d’agents pathogènes et de parasites et la disparition de leurs habitats naturels en raison des monocultures industrielles, on trouve bien entendu les traitements phytosanitaires. Parmi ceux-ci, les plus vendus au monde appartiennent à la classe des néonicotinoïdes, qui sont jusqu’à cent fois plus toxiques que d’autres insecticides. Ces pesticides, dits systémiques, sont particulièrement dangereux car ils pénètrent dans l’ensemble de la plante.
Face à cette menace, les défenseurs de l’environnement n’ont eu de cesse de se mobiliser, ce qui a finalement abouti à l’adoption de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages par l’Assemblée nationale en juillet 2016. Résultat : les néonicotinoïdes sont interdits en France depuis l’année 2018, une avancée notable par rapport à d’autres pays européens. Ce progrès est pourtant remis en cause, alors que le Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation Julien Denormandie, fraîchement entré en fonction, vient de déclarer son souhait d’accorder une dérogation permettant à certains agriculteurs d’utiliser à nouveau cet insecticide.
Une dérogation jusqu’en 2023
Le gouvernement prévoit ainsi une modification législative introduisant une dérogation jusqu’en 2023 pour certains néonicotinoïdes, dans le cadre d’un plan de soutien à la filière sucrière. Les betteraviers français en agriculture conventionnelle font en effet face à une crise importante, liée au développement massif du virus de la jaunisse transmis par les pucerons verts. Cette maladie qui touche l’ensemble des régions productrices peut entraîner des pertes de rendements de l’ordre de 30% à 50%. Le gouvernement est donc désireux d’apporter son soutien au secteur, qui concerne 25 000 agriculteurs, faisant de la France le premier producteur de sucre européen.
L’intention peut sembler louable, mais il est dommage que ce soutien s’incarne nécessairement dans le recours à des produits reconnus toxiques, interdits depuis deux ans. Concrètement, l’autorisation concerne l’utilisation des néonicotinoïdes via l’enrobage des semences, tandis que celle par pulvérisation demeurera interdite, afin de limiter les risques de dispersion du produit. Le règlement européen qui encadre l’utilisation de l’insecticide autorise cette dérogation à la condition « qu’une telle mesure s’impose en raison d’un danger qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables ». Or selon le Ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, qui s’est exprimé dans un communiqué, « il n’existe pas aujourd’hui d’alternative pour protéger la betterave des pucerons et de la jaunisse. »
Une décision qui pourrait ouvrir une boîte de Pandore
Une affirmation que ne partage pas l’association Générations Futures, qui juge cette décision d’autant plus inacceptable qu’il existe d’autres produits homologués pour lutter contre le puceron de la betterave, sans parler des filières biologiques qui se passe de tout produit phytosanitaire. « Ces dérogations pour un retour de l’emploi des néonicotinoïdes sur betterave constituent un recul inacceptable qui démontre que ce gouvernement plie aisément sous le poids des lobbies de l’agrochimie et de l’agriculture industrielle », s’insurge François Veillerette, directeur de Générations Futures, scandalisé de voir « la biodiversité (…) sacrifiée sur l’autel d’une agriculture toujours plus industrielle. »
L’association craint également que la position du gouvernement n’ouvre la boîte de Pandore des dérogations à l’interdiction des insecticides. Une crainte qui s’est trouvée confirmée dès le lendemain de cette annonce, date à laquelle les producteurs de maïs ont à leur tour demander une telle dérogation. Ces derniers appuient leur demande sur une recrudescence potentielle l’année prochaine de la mouche de maïs, qui pourraient avoir des conséquences dramatiques. Il est clair que l’octroi d’une dérogation pour un secteur ouvre la porte à de nombreuses autres revendications de ce type, qui risque de fragiliser les acquis de la loi biodiversité, tout en retardant le passage vers des alternatives.
La position du gouvernement démontre donc une nouvelle fois son manque de vision à long terme et de réel engagement en faveur de l’environnement, malgré les discours. Le Ministre Julien Denormandie affirme ainsi qu’« au moment où nous nous sommes donnés comme priorité de retrouver notre souveraineté alimentaire, il nous faut trouver un équilibre durable, c’est tout l’enjeu de la transition agro-écologique. » Ce qu’il ne semble pas avoir compris, c’est que la protection des insectes pollinisateurs, essentiels à la production de nourriture, constitue la première étape à la résilience et la souveraineté alimentaire d’un pays producteur…
Raphaël D.