Nous sommes en octobre 2018. Le gouvernement LREM annonce une énième mesure anti-sociale. Dans toute la France, elle soulève l’indignation. Soudainement, citoyens et citoyennes sentent une irrépressible urgence à recouvrir leur pouvoir civil : les Gilets Jaunes sont nés. L’action, tant locale que nationale, se déploie massivement dans les grandes villes lors de manifestations coup-de-poing, mais aussi au quotidien, au cœur de ronds points essaimés, pour sensibiliser directement les passants. Comme à Chartres, où Agnès, Benoît, Nathalie et Allan s’engagent à corps perdu dans la lutte collective. « Comme tout un peuple, ils découvrent qu’ils ont une voix à faire entendre ». Emmanuel Gras a voulu s’en faire l’écho : dans son documentaire « Un Peuple », il leur rend un espace nécessaire d’expression ; nécessaire, encore aujourd’hui. Immersion en avant-première.

Le 23 février 2022, sortira le film documentaire d’Emmanuel Gras, diffusé par KMBO : « Un Peuple ». Il n’est pas le premier du genre à s’intéresser aux Gilets Jaunes, mais a le mérite de rendre honneur à la complexité hétéroclite du mouvement. Car, en effet, selon l’échelle de lecture, les enjeux liés à cet élan citoyen se transforment : le « Gilet Jaune » est polymorphe, c’était le cœur de sa puissance, comme celui de sa vulnérabilité. 

En son sein, autant d’indignations citoyennes, de récupération politique, d’intérêts économiques, comme de desseins démocratiques, de ras-le-bol individuels, collectifs, de luttes des classes et d’espoirs alternatifs… Autant d’humains concernés.

Et pour cause. Traversés de questionnements, d’aspirations, de doutes et d’espoirs, les personnes qui se sont lancées corps et âmes dans cette aventure politique, parfois quotidiennement – au détriment de leur quotidien -, sont avant tout les représentants d’un Vivant en chemin. Ni à l’arrêt, ni arrivés, il s’agissait pour eux (et encore aujourd’hui) de quérir quelques horizons salutaires, qui colorent de nouveau la vie de toute sa dignité. 

Emmanuel Gras, avec les outils dont il disposait, s’est donné quant à lui pour mission de cueillir ces visages qui hurlèrent soudainement dans le craquement de notre siècle. Et plus précisément ceux d’Agnès, Benoît, Nathalie et Allan qui ont lutté à Chartres. Il les a suivi pendant plusieurs mois, à leur écoute, les regardant vraiment. Portrait d’un projet cinématographique engagé :

 

« Un Peuple ». Quel peuple ?

Le mouvement des Gilets Jaunes – et voilà peut-être ce qui a traversé le plus de conversations à son sujet – est aussi bien uni que diversiforme. Par conséquent, c’est quand on insiste à la catégoriser qu’il nous échappe le plus. Le format filmique, complexe par nature, apparaît ainsi plus propice à saisir toutes les nuances de ce phénomène pluriel. Mais qu’en est-il d’un titre : « Un Peuple » est-il le bon terme ?

UN PEUPLE © Les films Velvet

Emmanuel Gras s’explique, et va plus loin : « J’ai d’abord été frappé du fait que les Gilets jaunes se définissaient comme LE peuple, ce qui leur a été reproché. Le terme « peuple » peut vouloir dire : l’ensemble de la population qui correspond à une nation, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens français. Mais il existe une autre acception du terme, qui désigne les classes populaires.

On peut aussi se dire qu’un peuple est une population qui se reconnaît comme appartenant à un même groupe. De même que les classes sociales n’existent réellement que lorsqu’elles ont conscience d’elles-mêmes, on peut penser que le peuple n’existe que s’il y croit. D’une certaine manière, il se crée lui-même.

En optant pour « Un » peuple, j’opère un décalage. Je ne dis pas que les Gilets jaunes incarnent à eux seuls le peuple, mais j’indique qu’ils forment bien un peuple, qui se reconnaît comme tel.

- Pour une information libre ! -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee

Les Gilets jaunes, quel que soit leur bord politique, quel que soit leur passé, se reconnaissent comme faisant partie d’un tout « Gilets jaunes », ayant des valeurs communes, et partageant la même représentation d’eux-mêmes. Pour beaucoup, c’est devenu comme un tatouage, une identité marquée à vie. Il ne s’agit pas d’un ensemble de citoyens épars se rassemblant juste sur une petite cause. C’est beaucoup plus vaste et profond que cela. Leur solidarité réside dans le fait qu’ils connaissent les mêmes conditions sociales, traversent une expérience de vie, de lutte, d’épreuves et d’espérances communes ». 

UN PEUPLE 7 © Les films Velvet

En somme, si l’ensemble du mouvement n’a pas résonné dans toutes ces vies dont il aurait parfois voulu se faire l’étendard, il reste que nombre de ses participants ont pour la première fois et sincèrement lié leur existence à un destin commun, collectif. C’est d’ailleurs ce qui fut peut-être, à échelle individuelle, le plus beau et le plus dur à vivre, nous montre « Un peuple » : comme un vertige vital entre train-train journalier et saut militant, dont il fallait maintenir en permanence l’équilibre pour ne pas perdre la face.

 

De l’individu au groupe, et du groupe à l’individu.

Le documentaire d’Emmanuel Gras, en choisissant de filmer (de fixer ?) un mouvement en perpétuel transformation, s’est confronté à un paradoxe : « respecter le groupe en tant que tel, qui ne voulait pas de leader et, en même temps, distinguer des individualités, phénomène quasi consubstantiel au cinéma ».

Il y a en effet ce dilemme inhérent aux Gilets Jaunes qui ne sait incarner, et jamais à la fois, que d’absolus individus d’une part, ou qu’un indécomposable groupe d’autre part. Cette tension de la représentativité a joué en interne, comme dans la réalisation du documentaire. Comment montrer un groupe sans individualiser ? A cela, le réalisateur répond en toute conscience :

« M’en tenir à un portrait de groupe en ignorant que ce groupe est fait d’individualités aurait été faux. Je me suis rapidement rendu compte que certain·es faisaient davantage que d’autres pour la vie du groupe : organiser, prendre la parole, etc. Naturellement, j’ai tourné ma caméra vers celles et ceux-là. Et au fur et à mesure, ces personnes sont devenues récurrentes, comme Agnès, Benoît ou Allan. D’autres se sont révélées en cours de tournage.

UN PEUPLE © Les films Velvet

Au début, Nathalie était très discrète puis elle a pris de plus en plus la parole. Je l’ai vue éclore dans le groupe. Et c’est elle qui, par sa gentillesse, est venue vers moi. En tant que réalisateur, je ne suis pas le seul à choisir de filmer tel ou tel. Le choix se fait à deux, avec la personne qui vient se présenter d’une manière ou d’une autre pour exister dans le film. Ce sont des choix réciproques, entre eux et moi, qui ne sont pas rationnels« .

Parmi ces choix, comptait aussi celui, crucial, d’inscrire ou non leur lutte dans une appréhension écologique de l’avenir, trop absente des revendications GJ selon d’aucuns, et inhérente à leurs réclamations sociales pour d’autres. Qu’en était-il pour le réalisateur ?

 

Fin du monde, fin du mois, même combat 

Pendant et après les actions des Gilets Jaunes, beaucoup ont senti un flottement idéologique : le mouvement était-il borné à ses propres intérêts, des revendications purement économiques, ancrées dans le monde individualiste initialement incriminé ? ou charriait-il des idéaux plus solidaires, sociétaux et collectifs, en faveur des plus vulnérables dans leur ensemble ?

UN PEUPLE © Les films Velvet

Cette incertitude a probablement freiné de nombreuses participations, mais c’est aussi ce flou artistique qui aura autorisé une convergence massive : dans le doute, la colère en elle-même contre le système en place a pu faire office de liant propice à réunir des opposants de tous bords.

Le film d’Emmanuel Gras n’a donc pas omis de faire valoir la certitude qu’en son sein le mouvement accueillait bel et bien des citoyens et citoyennes préoccupés par l’avenir écologique de la planète, comme par les injustices sociales. Deux dimensions intrinsèquement liées, comme le rappel l’adage : « L’écologie sans lutte des classes n’est que du jardinage ». 

C’était le cas d’Allan, préoccupé par l’avenir du monde. Emmanuel Gras revient sur son profil : « C’est le seul qui l’exprime. Il n’appartient pas à cette jeunesse éduquée, consciente des problèmes, qu’on trouve dans des organisations telle qu’Extinction rébellion ou qui suivent Greta Thunberg. Mais il ressent bien le danger. Les plus vieux sont pris dans leurs problèmes d’argent, de survie ; lui est vraiment obsédé par le fait qu’on court à la catastrophe ».

UN PEUPLE © Les films Velvet

Et le cinéaste de rappeler également que rien n’était de toute façon figé : des voix initialement porteuses d’intérêts individualistes se voyaient petit à petit basculer vers une conscience plus sociale et solidaire en cours de lutte.

Au début, explique le réalisateur : « les thèmes sociétaux n’apparaissaient quasiment jamais. Il arrivait que la question de l’immigration soit abordée de manière marginale. Dans ce cas, il pouvait être dit qu’il y avait déjà suffisamment de pauvres en France pour ne pas s’occuper des autres. De même que certains Gilets jaunes trouvaient que les chômeurs étaient trop payés par rapport aux salariés. Cela alors que beaucoup de Gilets jaunes étaient ou avaient été chômeurs. Le discours dominant sur les « assistés », les « profiteurs » a largement infusé dans les catégories populaires qui se retrouvent à rejeter ceux qui sont encore plus faibles qu’eux ».

Mais : « …le mouvement a fait évoluer les choses. Beaucoup de Gilets jaunes, très individualistes au départ, se sont rendus compte que d’autres souffraient aussi, qu’il n’y avait pas « qu’eux ». La lutte commune a créé un sentiment de solidarité très fort. Aussi, le mouvement s’est-il très vite tourné vers le haut de la société : les riches, les politiques, les puissants… En un mot, l’élite. Selon leur vision, il y avait d’un côté les riches et de l’autre eux-mêmes, c’est-à-dire les pauvres qui travaillent ».

 

Souvenez-vous donc : en octobre 2018, les mesures antisociales du gouvernement Macron soulevaient une vague de protestations dans toute la France. À Chartres, un groupe se rassemblait quotidiennement. Parmi eux, des femmes et des hommes, dont Agnès, Benoît, Nathalie et Allan qui se sont engagés à corps perdu dans la lutte collective. Comme tout un peuple, ils découvrent qu’ils ont une voix à faire entendre. Le réalisateur Emmanuel Gras en a fait un documentaire, doux, poignant, loin des caricatures, profondément humain : « Un Peuple », le film, distribué par KMBO, sortira ce 23 février 2022.

Suivre l’actualité du film sur leur page Facebook, Instagram ou Twitter et rencontrer le réalisateur lors des avant-premières et dates de diffusion : voir ici les prochaines séances mises à jour.

« Un Peuple », réalisé par Emmanuel Gras, diffusé par KMBO (partenariat Mr Mondialisation)

Collaboration artistique Antarès Bassis
Photographie Emmanuel Gras
Cadrage Pascal Auffray
Étalonnage Gadiel Bendelac
Montage Karen Benainous
Post-production Bénédicte Pollet
Supervision musicale Thibaut Deboaisne
Son Antarès Bassis
Mixage Simon Apostolou
Production Les Films Velvet
Producteur Frédéric Jouve
Productrice associée Marie Lecoq

- Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous -
Donation