Plus de deux mois après avoir dissous l’Assemblée nationale, et après avoir essuyé une large défaite aux élections européennes puis législatives, Emmanuel Macron a choisi un Premier ministre de droite dure, Michel Barnier. Il a ainsi définitivement écarté l’idée de confier le pouvoir à la gauche, pourtant arrivé en tête du scrutin de juillet dernier.

« Coup de force », « déni de démocratie », voire même « coup d’État », les indignations n’ont pas manqué lorsque le chef d’État a annoncé qu’il nommait Michel Barnier à Matignon, et non pas Lucie Castets, proposée par le Nouveau Front Populaire, plus grosse coalition du Palais Bourbon. Il faut dire que la situation est en effet inédite sous la cinquième république et a bien de quoi choquer les esprits. Décryptage d’une situation insolite.

La gauche en tête des élections

Après une déconvenue retentissante aux Européennes, le chef de l’État avait décidé de dissoudre l’Assemblée nationale, semblant offrir sur un plateau le pouvoir au rassemblement national. N’ayant pourtant pas anticipé une alliance des mouvements de gauche derrière la bannière du nouveau Front populaire, couplé à un énorme barrage républicain, le locataire de l’Élysée a eu la mauvaise surprise de voir la victoire revenir à la coalition composée de la France insoumise, du parti communiste, du parti socialiste et des écologistes.

Avec 193 députés, cette union comporte en effet largement plus de forces que celles des soutiens du président (166 députés), du Rassemblement National (143 députés), ou encore des Républicains (47 députés).

Deux mois de confusion

Trois jours seulement après les élections, le président affirmait pourtant déjà que « personne ne l’avait emporté » à l’issue du scrutin, faisant clairement fi du résultat, et appelant la majorité des groupes du Nouveau Front Populaire à abandonner la France Insoumise pour constituer une coalition large autour d’une politique libérale.

Dans le même temps, le NFP revendiquait sa victoire, arguant que dans n’importe quel pays au monde, l’alliance en tête devait forcément former le gouvernement. Après une courte période de flottement, l’union s’est d’ailleurs mise d’accord le 22 juillet sur le nom de Lucie Castets pour les représenter.

Un déni inédit

Néanmoins, dans le même temps, le chef de l’État s’est empressé de balayer cette proposition, estimant que pour diriger le pays il fallait réunir la majorité absolue de l’Assemblée. Toutefois, bien que le NFP ne dispose effectivement pas des 289 parlementaires nécessaires pour asseoir totalement sa domination, il faut cependant noter que ce n’était pas non plus le cas du camp présidentiel en 2022.

En effet, Emmanuel Macron n’était soutenu officiellement que par 250 députés, ce qui ne l’a pourtant pas empêché de former un gouvernement et d’exercer le pouvoir. Situation identique en 1988 quand le parti socialiste n’obtient que 275 élus lors des législatives. Pour autant, dans ces cas précis, ces majorités relatives avaient néanmoins l’avantage d’être de la même couleur que le président qui est chargé de nommer le Premier ministre de son choix depuis 1958.

Un refus de cohabiter

Dans le cas où la coalition majoritaire à l’assemblée n’est pas de la même couleur que le président, il est d’usage que celui-ci désigne un Premier ministre de cohabitation, qui sera chargé de gouverner le pays comme il l’entend, en devant composer avec les circonstances du Palais Bourbon.

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Une situation déjà connue par la France en 1997, puisque, à ce moment, Jacques Chirac avait lui aussi dissous l’Assemblée nationale et avait vu une alliance de gauche emporter la majorité. Logiquement, il avait donc choisi le leader de l’époque du Parti socialiste, Lionel Jospin. La donne inverse s’était également produite en 1993 lorsque François Mitterrand avait dû nommer Édouard Balladur après une large victoire de la droite aux législatives.

Mais plus notables encore, les élections de 1986 avaient offert à la France sa première cohabitation alors que la droite, avec seulement 280 députés, n’avait pas non plus obtenu une majorité absolue. Si elle était plus proche du seuil décisif, il est tout de même intéressant de noter que même sans l’avoir atteint, le président de l’époque, François Mitterrand, n’avait pas rechigné à céder la main à son opposition.

Le mépris des électeurs de gauche

« Emmanuel Macron devient donc le premier président de l’Histoire de la cinquième république à refuser de céder le pouvoir à la coalition la plus nombreuse de l’assemblée ».

Avec la nomination de Michel Barnier, Emmanuel Macron devient donc le premier président de l’Histoire de la cinquième république à refuser de céder le pouvoir à la coalition la plus nombreuse de l’assemblée. De fait, il espère ainsi pouvoir prolonger exactement une politique identique.

On l’a d’ailleurs vu, dans un premier temps et en vain, multiplier les appels du pied en direction des partis de gauche, en dehors de la France Insoumise, continuant à essayer d’ostraciser cette dernière en la plaçant sur le même plan que le Rassemblement National, bien qu’ils soient incomparables. Une tentative qui a semblé séduire les plus à droite de l’alliance, dans la lignée de Raphaël Glucksmann ou Carole Delga, mais qui n’a pas trouvé d’écho chez Olivier Faure, qui dirige toujours le PS.

Conscient que le chef de l’État l’utilisait comme un épouvantail, la France Insoumise a proposé un gouvernement avec Lucie Castets mais sans aucun ministre issu de LFI. En effet, puisque le RN, LR et la Macronie assuraient tous qu’ils allaient censurer un gouvernement qui en comporterait un seul.

La soumission aux marchés financiers

Pourtant, l’expérimenté chef de file de la gauche savait très bien que cet argument n’était en réalité qu’un prétexte ; c’est bien le programme du Nouveau Front Populaire qui pose problème à la droite et à l’extrême droite, et non pas la France Insoumise elle-même. Et le coup de poker de l’ancien député de Marseille semble avoir fonctionné puisqu’à peine quelques heures après cette déclaration, bon nombre de figures politiques ont fait tomber les masques, admettant qu’ils censureraient Lucie Castets, ministres LFI ou non.

Le président lui-même a d’ailleurs fini par le confesser en off : « Si je la nomme, elle ou un représentant du Nouveau Front populaire (NFP), ils abrogeront la réforme des retraites, ils augmenteront le SMIC à 1 600 euros, les marchés financiers paniqueront, et la France plongera ».

Le 26 août dernier, dans un communiqué, Emmanuel Macron a définitivement entériné le fait qu’il ne laisserait pas les clefs à Lucie Castets, arguant qu’elle serait obligatoirement censurée et misant sur la « stabilité institutionnelle ». Par là, il faut surtout comprendre qu’il souhaite que sa politique néolibérale continue.

Plutôt l’extrême droite que la gauche

Le plus ironique est que lorsque tous les sondages donnaient une large victoire du RN aux législatives, la Macronie s’accordait aisément pour dire qu’il faudrait céder le pouvoir à Jordan Bardella, y compris en cas de majorité relative.

De quoi accréditer les rumeurs laissant entendre que le président souhaitait que le RN arrive au pouvoir pour les ridiculiser et qu’il puisse reprendre la main ensuite. Et bien que le chef de l’État place sans cesse l’extrême droite et la gauche sur le même plan, il apparaît ici clairement que la politique prônée par le NFP semble être la seule à vraiment l’effrayer.

Il faut dire que, contrairement à celle du RN, elle marquerait sans aucun doute une véritable rupture et un caillou énorme dans la chaussure des grandes fortunes et des inégalités grandissantes. Pire encore, elle mettrait sans doute fin à ce que le fondateur d’En Marche a mis sept ans à construire, notamment la réforme des retraites.

De ce fait, pour se soustraire à ce coup d’arrêt, il devait inévitablement choisir un Premier ministre très à droite pour satisfaire à la fois Les Républicains, mais aussi le Rassemblement National. En effet, si ce dernier décidait de voter la motion de censure déposée par la gauche, le nouveau gouvernement ne pourrait pas échapper à la déroute. Le président préfère donc garder la main avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête plutôt que laisser la moindre chance au NFP de le contrecarrer.

Un interminable délai de réflexion

Pour dénicher ce profil, il a donc fallu très longtemps à Emmanuel Macron. Son gouvernement « démissionnaire » (comprendre par là le gouvernement Attal) a en effet continué de gouverner le pays comme si de rien n’était pendant plus de cinquante jours.

Ce gouvernement d’intérim a même persisté à exercer son pouvoir, bien au-delà de ses prérogatives, allant jusqu’à évoquer le futur budget de la nation. Gouvernement dont certains membres sont d’ailleurs également députés et ont permis de maintenir Yaël Braun-Pivet à la tête de l’assemblée, il y a quelques semaines. Une situation contre laquelle Mathilde Panot (présidente du groupe LFI) a décidé de déposer un recours.

Finalement, après avoir utilisé l’excuse des Jeux olympiques pour gagner du temps, Emmanuel Macron avait ensuite imposé un « délai de réflexion » où plusieurs noms étaient lancés en pâture dans les médias pour tester les réactions de la droite et de l’extrême droite.

Michel Barnier, à la droite de la droite

Pour terminer, c’est bien Michel Barnier qui a fini par s’imposer dans l’esprit du président. Après avoir testé d’autres profils comme Bernard Cazeneuve, Xavier Bertrand ou encore David Lisnard, il s’est finalement porté sur le nom de l’ancien candidat aux primaires des Républicains en 2022.

Connu pour ses positions très à droite, notamment sur l’immigration, l’homme de 73 ans semble cocher toutes les cases pour satisfaire le RN qui a d’ailleurs déjà assuré qu’il ne voterait pas de motion de censure d’office.

Et maintenant la riposte ?

Pour autant, malgré ce qui s’apparente effectivement à un coup de force, la gauche a décidé de ne pas baisser les bras et compte mettre en œuvre tous les moyens possibles pour obliger le chef de l’État à respecter le résultat des élections.

Ainsi, elle a déjà demandé à la population d’exercer la pression dans la rue, notamment en soutenant les organisations de jeunesses qui ont appelé à manifester le samedi 7 septembre 2024 dans toute la France.

À l’assemblée, la partie n’est pas non plus finie puisque la gauche y possède dans tous les cas un gros contingent capable de sérieusement ennuyer Emmanuel Macron. Une motion de censure sera certainement déposée dans les semaines à venir et pourrait déchoir le gouvernement si le Rassemblement National accepte de la voter. Dans le cas contraire, il risque d’avoir du mal à justifier qu’il se trouve bien dans l’opposition au chef de l’État.

En outre, la France Insoumise a également affirmé qu’elle allait enclencher une procédure de destitution qui peut en théorie démettre Emmanuel Macron de ses fonctions. Elle devra cependant réunir les 2/3 tiers du congrès (députés et sénateurs). Même si elle n’aboutit pas, elle aura au moins le mérite de faire tomber les masques sur les parlementaires qui sont réellement contre la politique libérale d’Emmanuel Macron. Affaire à suivre.

– Simon Verdière


Image d’entête : Michel Barnier @EPP Summit, Brussels, December 2018/Flickr

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