La crise sanitaire que nous traversons aura un impact considérable sur le monde. Certains parlent volontiers de l’« après » coronavirus, tout en évitant soigneusement d’en dire plus, se soustrayant ainsi à tout engagement de changement trop radical pour l’économie triomphante. Le risque est là : malgré le choc, il pourrait y avoir un retour à la normale rapidement, à la mondialisation ultra-libérale telle que nous la connaissons, couplée à un nouveau désastre social et écologique. La pandémie marquerait ainsi le début de l’effondrement, de la convergence des crises sociales, démocratiques et écologiques. Mais pourrait-elle aussi révéler la nécessité cruciale de changement ? La décroissance fictive et temporaire que nous vivons pourrait-elle nous mettre sur la voie d’un nouveau modèle, basé sur la résilience et une décroissance pérenne ? Édito.

Entête : CNS photo/Abir Abdullah, EPA


« La pandémie est un fait total révélant que le système-monde se trouve désormais dans une situation de crise structurelle permanente », analyse l’historien Jérôme Baschet. Dans une tribune au « Monde », il décrit la propagation du virus comme un avant-goût en accéléré des catastrophes qui ne manqueront pas de s’intensifier dans un monde troublé par les effets du dérèglement climatique. De son côté, Philippe Sansonetti, microbiologiste et professeur au Collège de France, estime que la Covid-19 est une « maladie de l’anthropocène ». La pandémie illustre en effet les nombreuses crises que nous traversons, des dynamiques qui puisent souvent leur origine dans un capitalisme prédateur des ressources humaines et environnementales. Ces crises systémiques tendent à se renforcer l’une l’autre, créant une vulnérabilité extrême du système globalisé. En termes simples, les institutions mondialisées ont découvert leur grande vulnérabilité à travers la goutte d’eau de trop : le coronavirus.

Le virus, un révélateur d’inégalités

Le coronavirus aura donc révélé au grand jour et au monde entier le manque cruel de résilience du système de libre marché globalisé dont les institutions sont fondées sur la croissance économique voulue infinie. Celui-ci a accru les risques de pandémie à large échelle, mais aussi son extrême dépendance en ce qui concerne notamment l’accès des États au matériel médical. Pour cause, nombre de fabricants se sont délocalisés pour maximiser les profits, générant une difficulté à faire face rapidement à une situation d’urgence comme nous en connaissons. Quel paradoxe de voir l’Europe incapable de produire de simples masques, important en masse des produits chinois que les fabricants n’hésitent pas à vendre plus de dix fois le prix normal. Mais cette pandémie, née de la consommation d’un animal sauvage menacé d’extinction, pointe aussi les failles d’un système qui a précipité l’effondrement du vivant et le dérèglement climatique.

Le discrédit des gouvernants et des systèmes politiques aux yeux de la population s’accroît également, alors que des mesures radicales sont prises. Les citoyens sont privés de la liberté de se déplacer, de se réunir, le pouvoir des parlements s’est vu réduit au nom de l’urgence. Le recours au suremballage plastique est systématisé dans les grandes surfaces. Le traçage numérique de la population est envisagé comme instrument pour la sortie du confinement. Les droits sociaux des travailleurs sont questionnés. L’austérité est annoncée. Ces mesures – dont les implications vont bien au-delà du coronavirus – sont largement acceptées par la population, personne ne pouvant contester la réalité de l’état d’urgence sanitaire. Pour autant, la période que nous traversons ne doit pas servir de terrain d’essai pour des dispositifs d’exception qui ne sont acceptables que s’ils sont provisoires. Rien ne peut malheureusement garantir que cet état de choc collectif ne soit pas utilisé à des fins strictement politiques. Pour beaucoup, c’est même déjà une évidence.

La pandémie agit aussi et surtout comme un révélateur d’inégalités. Alors que le ministre français de l’Action et des Comptes Publics a lancé une plateforme de dons en appelant à la « solidarité nationale » contre le virus, des entreprises françaises continuent de privilégier leurs actionnaires. Total a par exemple décidé de verser pas moins d’1,8 milliard de dividendes. La question des paradis fiscaux n’est pas questionnée alors que l’urgence est absolue. Pendant ce temps, les hôpitaux publics, mis à genoux par des années d’austérité, manquent de tout : personnel, matériel de base, masques, gants, etc. En première ligne de la crise, ces soignants souvent sous-payés, jouent pourtant leur vie chaque jour.

La relance économique et l’austérité

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Pour toutes ces raisons, la pandémie pourrait marquer un début d’effondrement d’un modèle, compris comme la convergence de ces diverses crises. Nos gouvernants semblent pourtant voir le retour à la croissance comme horizon indépassable pour répondre à cette situation exceptionnelle. Pour eux, une fois de plus, la solution est dans le problème. Afin de sortir de la terrible crise qui ébranlera nos économies, ils prendront donc de nouvelles mesures d’austérité et autres réformes libérales, afin de susciter une relance économique qui poursuivra la destruction des écosystèmes, toute activité économique étant directement ou indirectement prédatrice de ressources. Ralentir ? Proposer une sortie de piste fondée sur la résilience locale ? La lenteur ? Impensable pour les institutions.

Car ces mesures s’inscrivent cependant dans un paradigme qui n’a jamais su proposer de réelles solutions pérennes et équitables pour sortir des crises économiques successives. Au contraire, le modèle a pratiquement besoin de ces crises successives pour se maintenir en vie. Dictées par des considérations court-termistes, elles n’ont fait qu’enfermer les états dans le cercle vicieux de l’austérité : emprunt massif pour financer leurs plans d’aides (aux banques), puis coupes dans les dépenses publiques pour les rembourser. Or, on constate aujourd’hui le désastre humain que peut causer le sous-financement des services publics. Peut-être certains d’entre eux, comme les hôpitaux, se verront-ils renflouer quelques semaines, mais cela ne sera que pour subir de nouvelles coupes budgétaires dans quelques mandats politiques, quand un gouvernement expliquera une nouvelle fois que les mesures d’austérité sont l’unique solution à la crise structurelle du modèle économique global.

Une « décroissance » forcée, fictive et temporaire

Pourtant, une autre voie est possible, dont nous avons quelques avant-goûts aujourd’hui. Les animaux réinvestissent des zones qu’ils ont dû trop souvent déserté sous l’effet de l’activité humaine. La consommation diminue, les déplacements aussi. Les émissions de CO2 baissent par conséquent, tout comme la pollution atmosphérique et sonore. La qualité de l’air est donc en nette augmentation, sauvant potentiellement des milliers de vie selon les estimations. Les gens passent plus de temps en famille, le rapport au temps, à l’espace, au travail change. Et, on l’espère, chacun se questionne sur le sens de ses actes, ses choix. S’il n’y avait pas la pandémie et l’angoisse de l’incertitude, on pourrait croire que la décroissance indispensable aujourd’hui pour préserver l’environnement est en marche. Mais celle-ci n’est que fictive et temporaire.

Malheureusement, cette situation d’exception ne signifie pas encore la fin de la mondialisation ultralibérale, de l’austérité, la redécouverte des services publics, le retour de la biodiversité, ni la régénération durable des écosystèmes. Seuls un changement de paradigme et un nouveau contrat social pourront répondre à ces impératifs et rabattre les cartes de fond en comble. Comment comprendre que l’humanité est en train de changer d’époque et qu’il ne sera plus possible de persister dans nos modes de vie ultra-consuméristes. Le bilan est fatal : les solutions que nous apporterons à cette crise ne pourront plus jamais s’inscrire dans la grille de lecture du vieux monde.

Artiste : Pony Wave

Un autre monde, enfin ?

Si certains, gouvernants en tête, évitent de préciser à quoi ressemblera le monde après le covid-19, une (large?) partie de la population française semble avoir des idées concrètes sur le sujet, si l’on se fie à un sondage Viavoice pour Libération. L’échantillon interrogé soutient dans une large mesure la relocalisation en Europe des filières de production installées en Asie (84%). Ils se prononcent aussi pour réduire l’influence des actionnaires et de la finance sur la vie des entreprises (70%), refonder la construction européenne (70%), ralentir le productivisme et la course à la rentabilité (69%) et renationaliser certains secteurs stratégiques comme le transport, l’énergie et l’eau (68%). Des chiffres plutôt clairs.

Les impératifs sont là depuis longtemps, et les solutions techniques et structurelles se précisent. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus largement partagés parmi la population. Seules les classes dominantes semblent encore fermées à tout changement radical, précisément car il n’est pas dans leur intérêt. Ainsi voit-on fleurir de fausses pistes peintes en vertes par les multinationales : du greenwashing nous faisant croire à tous que nous pouvons maintenir le même niveau de vie avec quelques panneaux solaires sur nos toits et des bouteilles de Coca jetées dans la bonne poubelle. Il sera donc nécessaire de remettre également en cause cette domination ainsi que les formes d’oppression économique. C’est ainsi que nous pourrons revenir à l’essentiel et fonder une organisation de la société basée sur l’empathie et le respect du vivant. La décroissance et la résilience seront au cœur d’un nouveau projet qui feront de l’entraide, de l’autonomie locales et de la sobriété ses valeurs principales.

Ce n’est qu’en adoptant cette stratégie que nous pourrons amoindrir tout au mieux les conséquences de cette pandémie et de la dépression qui la suivra. Et même si nous ne pouvons éviter cette crise-ci, nous avons le devoir de tout mettre en œuvre pour prévenir les prochaines. Elles ne manqueront pas d’arriver, causées par une rupture énergétique, l’épuisement des ressources naturelles ou encore le dérèglement climatique. Au risque que la prochaine crise ne soit fatale, il est urgent de repenser notre rapport au temps, à l’espace, à la consommation, aux autres et à la nature pour préparer dès aujourd’hui un avenir porteur d’espoir et créer une société plus juste, plus durable et plus démocratique.

Raphaël D.

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