Alors que la crise sanitaire a causé l’abandon inattendu du projet de privatisation d’Aéroports de Paris, la question de l’ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques françaises est toujours d’actualité, malgré une opposition générale. Le documentaire « Barrages, l’eau sous haute tension » (actuellement en accès libre car privé de diffusion au cinéma en raison de la pandémie) traite des conséquences désastreuses que pourrait avoir la libéralisation de ce secteur et prône le maintien d’une gestion publique de cet héritage national. Un film signé Nicolas Ubelmann.
Les barrages ne veillent pas seulement à l’équilibre du système d’approvisionnement électrique français et au refroidissement des centrales nucléaires, ils sont également essentiels à d’autres domaines tels que la distribution d’eau potable, l’agriculture, ou encore la pisciculture. On pourrait penser que le dogme libéral n’a pas sa place dans la gestion du bien commun qu’est l’eau et pourtant, la Commission européenne n’est pas de cet avis. En effet, en 2015, Bruxelles a mis la France en demeure pour absence de mise en concurrence de ses concessions hydroélectriques. Alors que des pays tels que l’Allemagne sont parvenus à refuser cette directive pour le moins discutable, Emmanuel Macron, véritable champion de la vente du domaine public, a prévu la privatisation d’un tiers des barrages du pays.
Réalisé en 2019 et diffusé en salle dès le début de l’année 2020, le documentaire « Barrages, l’eau sous haute tension » traite des dangers que représente cette privatisation à marche forcée, au regard non seulement du système électrique sur le territoire français mais également de la gestion globale de l’eau alors que le changement climatique menace d’ores et déjà cette ressource vitale. Pour soutenir le film et sa diffusion, une cagnotte a été mise en place sur le site helloasso. Il est également possible de suivre les informations liées au documentaire via la page Facebook Barrages – Le Film.
Un processus qui défie l’intérêt général
L’approvisionnement électrique s’inscrit dans un système fragile qui nécessite une gestion particulièrement méticuleuse pour rester en équilibre et éviter tout scénario de black-out. Les barrages hydroélectriques constituent en France la 3ème source de production d’électricité et la 1ère source à partir des énergies renouvelables. Leur rôle dans le mix énergétique est d’autant plus essentiel qu’ils constituent le seul mode de stockage d’électricité fiable que nous connaissons à ce jour. Cet emmagasinage d’énergie, de même que la capacité de démarrage et d’arrêt rapide, permet non seulement d’accompagner les fluctuations subites de la consommation, mais aussi de faire face à des aléas pouvant s’abattre sur d’autres moyens de production. Les barrages sont, à ce jour, les seules infrastructures à pouvoir procurer une forte quantité d’énergie instantanément sans recourir aux énergies fossiles. Ainsi, leur rôle est primordial dans le maintien de la stabilité du système électrique sur la totalité du territoire et dans l’ajustement de l’offre à la demande.
Cette quête incessante de la concurrence qui domine l’Europe peut se révéler particulièrement délétère si elle touche au poumon du système électrique. Sans parler du fait qu’il s’agit-là d’un nouveau dépouillement d’infrastructures publiques construites par les générations précédentes, cette ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques pose également un réel problème de sécurité, notamment pour les populations se trouvant en aval des barrages. Comme pour toute infrastructure privatisée, le but sera évidemment de faire du profit alors que ce système est complexe et nécessite une gestion précise, prenant en compte de très nombreuses variables. Les barrages hydroélectriques ont chacun des spécificités, tout en étant étroitement liés entre eux. Plusieurs centaines d’ingénieurs doivent les surveiller régulièrement et effectuer un travail complexe en traitant un grand nombre de données et en tenant compte des particularités de chaque infrastructure. Pour pouvoir être optimale, la gestion doit être globalisée.
Le réchauffement climatique est également un facteur conséquent à prendre en compte dans la gestion des barrages hydrauliques en sachant qu’ils stockent les trois quarts des eaux de surface du territoire français et que cette ressource naturelle va devenir de plus en plus rare au fil des années. Il n’y a qu’une gestion publique de ces infrastructures qui puisse satisfaire l’intérêt général dans un contexte de raréfaction. Des décisions importantes devront être prises à ce sujet et remettre celles-ci aux mains du privé relève de la folie. Il n’y a pas pire moment pour privatiser ces concessions alors que nous courrons tout droit vers une pénurie d’eau mondiale à moyen terme. Il va de soi que l’eau étant un bien commun, privatiser les barrages va à l’encontre de l’intérêt général et place les citoyens dans une situation de danger en cas de pénurie future.
La rentabilité avant la sécurité
Au fil du temps, les équipes d’EDF ont pu accumuler une base de données considérable en ce qui concerne les barrages hydroélectriques français. Cette entreprise dispose ainsi d’un savoir-faire avancé qui permet une gestion appropriée d’un parc qui est hétérogène. Dispatcher la gestion des barrages, en y ajoutant la sous-traitance, risque d’avoir des conséquences néfastes en matière de maintenance. Un manque d’entretien peut s’avérer très dangereux pour les populations avoisinantes avec, dans le pire des cas, un risque de rupture au-dessus d’une vallée habitée en sachant que ce type de catastrophe s’est déjà produite dans d’autres pays. D’autre part, une sécurité optimale nécessite que les barrages soient surveillés en permanence. Ces infrastructures s’usent au fil du temps et peuvent bouger, ce qui nécessite un ajustement constant de leur utilisation. Les observateurs craignent que la productivité et le profit ne se fasse au détriment d’une maintenance très coûteuse.
Le problème avec ce type de privatisation est que chaque exploitant privé suivra son propre intérêt plutôt que l’intérêt général, essayant par tous les moyens de rentabiliser au maximum sa concession et de tirer les coûts de production électrique vers le bas pour rester concurrentiel. Certaines variables telles que la nécessité d’évacuation des sédiments nécessitent que les barrages soient synchronisés. Cependant, dans un contexte de compétitivité souhaitée, il est peu imaginable que des concurrents directs partagent leurs données et leurs expertises pour veiller à l’équilibre commun du système. Au contraire, il paraît probable qu’une prolifération d’exploitants risque de dés-optimiser celui-ci, engendrant au passage des coûts plus élevés pour les usagers.
Briser le dogme de la concurrence
Les investissements ayant été réalisés il y a de nombreuses années grâce au contribuable, les barrages sont aujourd’hui un moyen de production très rentable et constituent l’énergie la moins chère de France. Des groupes d’intérêts privés sont depuis longtemps à l’affût d’une affaire aussi avantageuse. Alors qu’Emmanuel Macron soutenait vouloir négocier avec la Commission européenne au sujet de cette ouverture à la concurrence, il a pourtant proposé la mise en concession de 150 barrages jusqu’ici gérés par EDF, entreprise détenue à plus de 80 % par l’État. Une résistance citoyenne face à la privatisation de l’énergie et, plus globalement, à la libéralisation accélérée de la France, s’est peu à peu créée, donnant lieu à de nombreuses manifestations malheureusement tues depuis la crise sanitaire.
En fin de compte, ce reportage nous alerte sur les imperfections de marché, trop prononcées pour pouvoir garantir la sécurité de l’approvisionnement en électricité pour tous en cas de privatisation de l’hydroélectricité. Par opposition, au motif du changement climatique et de l’intérêt public, la renationalisation de l’énergie devrait faire partie intégrante des grands enjeux actuels. De même, la gestion de l’eau devrait absolument demeurer aux mains de l’État, faute de quoi, nous courrons à un autre désastre sanitaire d’ici la fin du siècle. Un changement de paradigme s’impose.
– Elena M.