Journaliste pour Reporterre, Gaspard d’Allens vient de signer un plaidoyer pour les forêts, invitant à l’humilité et à la mobilisation. Elles sont à la fois oubliées, ignorées, exploitées, privatisées. Et pourtant nous, humains, devons tant à ces « poumons cosmiques » qui attirent la pluie, fertilisent les sols, abritent la vie, purifient l’air et nous procurent de l’oxygène. Si les forêts ont besoin d’être préservées, c’est aussi parce que nous, nous sommes dépendants d’elle.
De quand date votre dernière balade en forêt ? Quelles essences d’arbres sauriez-vous y reconnaître ? Et les chants d’oiseaux, les traces d’animaux, les autres végétaux ? En vérité, nous sommes devenus bien ignorants comme le constate Gaspard d’Allens : « [La forêt] a déjà disparu dans la plupart des esprits. »
Un enfant reconnaîtra plus facilement des dizaines de logos de marque que des végétaux. Non seulement nous ne sommes plus éduqués à les connaître, mais nous en sommes aussi dépossédés. Une ignorance et expropriation organisées en faveur du capitalisme industriel. Car on ne peut plus s’indigner pour ce que l’on ne connait pas.
« Le massif forestier français compte 17 millions d’hectares soit près de 30% du territoire national. La forêt privée en détient 80% alors que les forêts domaniales et celles des collectivités ne comptent que pour 20% » nous disait Jean-Claude Nouard. Et pourtant si la forêt recouvre un tiers du territoire français, elle est devenue un décor plus présent dans notre imaginaire que sous nos yeux. Un lieu interdit aussi : se promener sans autorisation dans une forêt privée peut vous valoir une amende depuis une loi du 2 février 2023. Mais si nous, simples citoyens pris dans le tourbillon de nos vies, nous sommes peu à peu éloignés (volontairement ou non) des forêts, d’autres n’ont pas manqué de jeter sur elles un regard gourmand de profits financiers.
Les forêts aiguisent les appétits marchands. De l’État, en premier lieu, qui privatise l’Office National des Forêts (ONF). Le nombre de fonctionnaires a progressivement diminué et les contractuels de droit privé y ont fait leur entrée, entrainant une perte d’indépendance des employés plus susceptibles de céder aux pressions des propriétaires et des marchands de bois. Le gouvernement se vante de vouloir préserver les forêts face au changement climatique et se déploie en éléments de communication tel le projet d’Emmanuel Macron de « planter un milliard d’arbres d’ici 2030 » qui dissimulent mal les réelles politiques menées : mieux raser des forêts pour les adapter aux besoins du marché, augmenter les coupes rases, augmenter les plantations de résineux, les usines à biomasse. Gérer les forêts comme une entreprise en somme.
Car main dans la main avec l’État, des industriels lorgnent sur les forêts, ne voyant derrière les arbres que l’argent que cette ressource naturelle pourra leur apporter. Les forêts sont un business à rentabiliser, des simples usines à bois. Dans ce secteur, la coopérative forestière Alliance Bois pèse d’un poids considérable : créée en 2010, elle a absorbé 18 coopératives concurrentes et « gère » une superficie d’un million d’hectares. Son fonctionnement soi-disant responsable et durable ? Celui de la sylviculture intensive à base de coupe rase, de monoculture, de pesticides, de dessouchages… Le tout arrosé d’argent public généreusement versé par des autorités publiques vantant ces « entrepreneurs du vivant ».
Une exploitation rendue possible au nom d’une lutte contre le réchauffement climatique dévoyée et instrumentalisée, dans un cynisme dont seul le capitalisme néolibéral est capable. Et ces monocultures industrielles de résineux n’ont de forêts que de nom, l’appellation de plantation d’arbres leur conviendrait mieux. Car il ne suffit pas de planter les mêmes arbres les uns à côté des autres pour faire une forêt.
Une forêt, c’est bien plus que cela. Ce sont des arbres de différentes variétés et âges, des plantes, des mousses, de l’humus, des animaux… Un riche écosystème végétal, animal, minéral, bien plus résilient que ne le seront jamais ces fragiles plantations sujettes aux maladies et aux incendies. Un écosystème qui était d’ailleurs là bien avant l’humanité.
« La forêt a 390 millions d’années, Homo sapiens environ 300 000 ans. Un arbre peut vivre des milliers d’années sans fléchir, un être humain passe difficilement le cap du siècle » rappelle Gaspard d’Allens. De quoi nous rappeler notre place et enjoindre à l’humilité les éco-paternalistes qui, dans leur fantasme de toute-puissance, s’imaginent pouvoir dicter leur bon vouloir aux forêts ou s’ériger en sauveurs. La nature n’a jamais eu besoin des humains pour prospérer, si nous la protégeons, c’est contre d’autres humains et parce que nous, nous avons besoin d’elle pour vivre.
Dans ce chaos, heureusement, des consciences s’éveillent, les actions bourgeonnent. Dans le Tarn, des militants se sont opposés au chantier de l’autoroute A69 en grimpant dans les chênes centenaires pour empêcher leur abattage. Pour s’opposer à ces « écureuils », l’État a d’ailleurs dépensé presque 3 millions d’euros. Sur le plateau des Millevaches, des habitants luttent contre des chantiers forestiers; dans les Pyrénées, c’est contre une mégascierie, dans les Landes se crée un carnaval révolté contre les coupes rases…
Des collectifs se montent pour racheter des milliers d’hectares et les sauver de l’avidité marchande. Le Réseau pour les alternatives forestières promeut une gestion respectueuse du bien commun que sont les forêts à l’opposé de la logique industrielle. L’association Canopée démonte les mensonges de l’industrie et agit sur le plan juridique. De toute part, la lutte s’organise, les graines germent.
« C’est avec les forêts et leur vigueur prodigieuse que l’on façonnera des mondes meilleurs, divers et abondants. […] Ne désertons pas nos bois. Il en va autant de notre survie que de notre joie.» Gaspard d’Allens
– S. Barret
Photo de couverture : Manifestants dans un arbre lors de la manifestation de Berkeley Oak Grove en 2008. Wikimedia.