Nous vivons dans un monde où il est acquis que certaines connaissances scientifiques puissent être privatisées. Or, est-ce si évident que ce savoir soit à la merci de monopoles ? Ne devrait-il pas représenter un bien commun ? Pourquoi mettre l’ensemble des découvertes à disposition de tout un chacun fait-il si peur ? Aidé d’une figure philosophique et d’un activiste contemporain, l’écrivain et professeur Léonor Franc tente de se mesurer à ces questions éminemment politiques. 

Pendant que j’écrivais cet article, j’en ai croisé quelques autres sur le même sujet. Ils étaient tous payants. Est-ce une atteinte à la démocratisation de l’intelligence ? Plus encore, les revues ou établissements éducatifs payants s’opposent-ils à leur propre mission, à savoir le progrès intellectuel et moral de la société ? Peut-on privatiser le savoir et vouloir qu’il progresse ?

Portrait of Spinoza, anonymous, ca. 1665; with the Wikipedia logo, both @Wikimedia Commons

Selon Spinoza, célèbre philosophe hollandais du XVIIème siècle, le savoir va nécessairement de pair avec la volonté de le partager librement. Cela implique que privatiser le savoir, c’est le dénaturer, ou du moins empêcher son plein développement. Est-ce à dire que les journaux, les écoles ou revues scientifiques, s’ils conditionnent leur accès à une importante somme d’argent, freinent la croissance du savoir ? De plus, ce partage de la science n’a-t-il aucune limite ? Par exemple, faut-il révéler la science nucléaire à toutes les armées ?

Aaron Swartz et Spinoza contre la privatisation du savoir

Aaron Swartz (1986-2013) est un hacktiviste en faveur du libre accès au savoir – il a notamment contribué à Wikipedia. En 2011, il est accusé d’avoir téléchargé des millions d’articles scientifiques sur le site JSTOR, où le contenu est très souvent payant. Sur cette librairie digitale, on trouve par exemple l’article « Spinoza and the Unimportance of Belief » par Richard Mason. Il fait 18 pages. Il coûte 34$. Swartz a utilisé un compte invité qu’il détenait grâce au MIT, pour avoir un accès illimité à JSTOR et ainsi diffuser ce savoir au grand public. Résultat : Swartz est menacé de 35 ans de prison par le gouvernement fédéral des Etats-Unis. En 2013, peu avant son procès, il se suicide.

A 17 ans, sur son blog, il citait les mots suivants de Thomas Jefferson : « Dès qu’une idée est divulguée (…), chaque [destinataire] en possède la totalité. Celui qui reçoit mon idée reçoit lui-même un enseignement sans diminuer le mien ; comme celui qui allume sa bougie à la mienne reçoit de la lumière sans me plonger dans l’obscurité. » Spinoza ne pourrait pas être plus d’accord. Dans l’Ethique, il écrit au sujet de la connaissance que « tous peuvent s’en épanouir pareillement » (IV, 37). En effet, la connaissance est un bien très particulier car plusieurs personnes peuvent la partager entièrement. Le professeur transmet son savoir sans le perdre. Il y a partage sans qu’il y ait division.

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De plus, sans division possible, il n’y a pas non plus de différend possible. Seuls les biens convoités et impossibles à partager (par exemple, un poste de président) créent une compétition voire un conflit. A contrario, vouloir obtenir la raison, qui est un bien qu’on peut se partager à l’infini, ne peut que rapprocher les êtres humains dans la paix. Swartz et Spinoza comprennent qu’il y a un lien logique entre savoir et communauté. Ce qui fait passer de l’individu à la communauté apaisée ne peut être que la rationalité. Refuser la privatisation du savoir, c’est donc simplement vouloir que la connaissance garde la valeur de partage qui lui est propre.

Pourquoi rien n’est plus utile pour un individu rationnel qu’un autre individu rationnel

@Wikimedia Commons (cropped)

Spinoza va plus loin que Jefferson. Lorsque je partage mon savoir, non seulement je ne le perds pas mais aussi j’en gagne, à court ou à long terme. En effet, plus j’aide l’autre à devenir rationnel, plus j’augmente les chances qu’il finisse par me faire voir des failles dans mon propre raisonnement et m’aide ainsi à progresser.

Spinoza soutient même que le fait de rencontrer un être rationnel, ou de le faire devenir rationnel, est ce qu’il y a de plus utile au monde. Toujours dans la partie IV de l’Ethique, on lit : « Il n’est donné dans la nature aucune chose singulière qui soit plus utile à l’homme qu’un homme vivant sous la conduite de la Raison. » Puis il justifie : « Car ce qui est à l’homme le plus utile est ce qui s’accorde le plus avec sa nature, c’est-à-dire que c’est l’homme. » (Corollaire 1 de la proposition 35).

Old Man Teaching a Boy to Read, by Antonio de Puga, ca. 1640, @Wikimedia Commons (cropped)

Comment comprendre cet argument ? Partons d’un exemple : un mur a un point commun avec moi, qui est d’être matériel. C’est pourquoi il peut me tomber dessus et me faire mal. Si j’étais immatériel, il ne pourrait pas causer cela sur moi. Mon point commun avec le mur (la matérialité) permet aussi qu’il ait des conséquences qui me sont utiles : puisque je suis matériel, je peux toucher le mur et ainsi le détruire ou le reconstruire pour mon utilité. Donc c’est seulement dans la mesure où une chose a des points communs avec moi qu’elle peut augmenter ou diminuer ma puissance. Or les autres humains sont les êtres qui ont le plus de points communs avec moi, puisque nous appartenons au même genre biologique.

Ainsi, d’une part, les humains sont les êtres qui peuvent me faire le plus mal ; contrairement aux objets ou aux autres animaux, ils ne peuvent pas seulement me frapper ou me tuer, ils peuvent me trahir, m’emprisonner, etc. D’autre part, les humains sont aussi ceux qui peuvent m’aider le plus. Pour que cela arrive, il faut que l’autre comprenne qu’il a lui aussi besoin de ma puissance pour augmenter la sienne. Alors chacun aide l’autre pour s’aider soi-même, et s’aide soi-même pour aider les autres. Un cercle vertueux s’active. Spinoza écrit : « Nous nous efforcerons, sous la conduite de la Raison, de faire que les hommes vivent sous la conduite de la Raison. » (IV, 37).

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De plus, Spinoza est conscient du fait que l’être humain est un animal social. En tant que partie de l’humanité, il porte l’humanité en lui. D’où la possibilité de phénomènes tels que le conformisme ou l’empathie. L’homme a donc tendance à aimer ce que les autres aiment, ou est joyeux lorsqu’il peut fréquenter des hommes qui aiment la même chose que lui.

C’est donc une autre raison (en quelque sorte infra-rationnelle) pour laquelle le savant devrait partager son savoir le plus largement possible. Plus il partagera ses connaissances, plus il motivera ses pairs à faire de même, c’est-à-dire enseigner, et il en sera heureux. Evidemment, il ne s’agit pas de forcer les autres à suivre notre goût personnel, ce qui serait « odieux » (IV, 37, scolie). Ici, il s’agit de rejoindre une activité qui n’est pas personnelle, car le savoir comme le théorème de Pythagore n’est pas une opinion ou un goût. Au contraire, ce qui est à partager possède une nature et un horizon universels : c’est l’activité de la raison émancipatrice du genre humain.

Que veulent ceux qui sont favorables à la privatisation du savoir, si ce n’est pas la science elle-même ?

« L’information, c’est le pouvoir »

Swartz a aussi rédigé le Manifeste de la guérilla pour le libre accès qui commence par ces mots : « L’information, c’est le pouvoir. » Evidemment, il entend par là l’information vraie, donc le savoir. Encore une fois, Spinoza aurait pu écrire la même chose, dans la lignée de Bacon et de Descartes. C’est en étudiant un virus que les chercheurs en médecine ou en informatique ont l’espoir de trouver finalement un antivirus. La connaissance permet l’action. C’est pourquoi toute l’Ethique considère que la rationalité peut permettre de se libérer des passions, c’est-à-dire devenir actif.

Alors on comprend facilement quel est l’intérêt de ceux qui tiennent à privatiser le savoir. Pour citer la suite immédiate du Manifeste : « Comme pour tout pouvoir, il y a ceux qui veulent le garder pour eux. » Les personnes qui alimentent les institutions les plus sélectives de la connaissance, et qui tiennent à cet entre-soi, ne veulent pas simplement apprendre : elles veulent obtenir une connaissance que d’autres ne pourront pas se permettre d’avoir. Leur projet relève donc autant d’une logique d’apprentissage que d’une logique de domination sociale.

Si je suis en possession d’un savoir, pourquoi je ne le garderais pas pour moi afin de dominer les autres ?

L’inégalité socio-économique dans l’accès à la connaissance est facilement critiquable pour celui qui est du mauvais côté de l’inégalité. Mais, pour celui qui possède le savoir, pourquoi ne choisirait-il pas la domination, quand bien même cela ralentirait le développement de la rationalité collective ? Il est clair qu’il sera plus puissant s’il empêche les autres d’accéder au savoir car il pourra davantage les manipuler, ou devenir riche en les obligeant à payer pour accéder à la science.

Toutefois, imaginons une caste qui empêche les masses d’accéder au savoir afin de mieux les contrôler. Cette caste a acquis un pouvoir social, pouvoir relatif, c’est-à-dire que c’est l’impuissance des autres qui fait sa puissance. Mais cela ne va pas aider la caste à trouver un vaccin en cas de pandémie, ou une nouvelle technologie permettant de dévier un astéroïde en route vers la Terre. Pour trouver cela, c’est-à-dire une puissance qui ne consiste pas simplement à avoir des privilèges mais qui consiste à renforcer l’humanité, il faudrait que cette caste soit intelligente et progresse dans son intelligence. Or, cela a été vu : cette caste sait peut-être réfléchir, mais elle n’est pas aussi savante que si elle avait permis à des milliards d’humains d’accéder à la rationalité afin de l’aider dans ses recherches.

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En cas de problèmes à résoudre pour sauver l’humanité, la caste « savante » se trouve alors dans une impasse : elle peut forcer les masses ignorantes à travailler, elle peut les forcer à la louer, à lui obéir, mais elle ne peut pas les forcer à devenir intelligentes.

Premièrement parce que, si le peuple devient intelligent, il risquerait de mieux connaître l’injustice qui le frappe et donc renverser le régime. Deuxièmement, parce qu’il faudrait que le peuple soit déjà libre pour pouvoir penser absolument librement, discuter ensemble librement, et augmenter ainsi ses chances de découvrir la technologie salvatrice.

On voit par là que, pour Spinoza, si je permets à l’autre d’accéder à la connaissance, ce n’est pas de la charité, du pur altruisme, mais ça m’est utile : ce qui est rationnellement utile à l’autre sera aussi utile pour moi. « Quand chaque homme cherche le plus ce qui lui est utile à lui-même, alors les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. » (IV, 35, corollaire 2)

On comprend aussi que Spinoza ne critique pas la quête de pouvoir par le savoir, au contraire : il montre que l’être humain a tout intérêt à partager son savoir pour être plus puissant, car le partage du savoir finit par être autant bénéfique à celui qui l’a reçu qu’à celui qui l’a donné. Celui qui veut exclure les autres de l’accès à l’intelligence n’est pas seulement nuisible pour autrui mais aussi pour lui-même : il est donc irrationnel.

Enfin, Spinoza critique par là l’idée de mettre au pouvoir un « dictateur éclairé ». En effet, il deviendrait difficile de défendre un système politique où le savoir serait roi sans être équitablement partagé. Si un dictateur est vraiment éclairé, alors il comprend qu’il est nécessaire de donner aux autres les moyens d’être éclairés à leur tour (IV, 35). Dès lors, le dictateur va être amené à abolir lui-même la dictature, si jamais les masses désormais éclairées ne s’en chargent pas avant lui.

N’y a-t-il pas des risques à diffuser tous les savoirs à tous et gratuitement ?

Nuclear explosion rising fireball of atomic mushroom cloud in desert weapon test. @by Rochak Shukla on Freepik (modified)

Le premier problème est de savoir s’il faut que tous les médias et cours diffusant du savoir soient gratuits. Evidemment, il faut que ceux-ci gagnent assez d’argent pour continuer leur mission. Si, grâce à leur enseignement, ils gagnent plus que ce dont ils ont besoin pour vivre et pour continuer leur quête de rationalité, ce surplus doit être réinjecté dans l’accès au savoir, en accordant des bourses à ceux qui ne bénéficient pas encore de cet accès, par exemple. Au début du Traité de la Réforme de l’entendement, Spinoza explique d’ailleurs que l’argent est compatible avec la vie morale s’il n’est pas recherché pour lui-même.

Deuxièmement, dois-je révéler au monde entier tous les savoirs sans exception ? Si je suis soldat, dois-je révéler ma position à l’ennemi ? Evidemment que non. Spinoza parle de partager des connaissances, or ma position n’est pas une connaissance mais juste un fait dans le monde. Une connaissance, chez Spinoza, c’est une connaissance des causes d’un fait. Cela pourrait être intéressant de la partager à l’ennemi : je lui fais comprendre pourquoi je fais la guerre, pourquoi cette guerre a commencé. En retour, il m’explique les causes de son engagement dans la guerre également. C’est un premier pas dans la diplomatie, la compréhension mutuelle et l’arrêt de la guerre.

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Mais un dernier problème surgit : mon ennemi pourrait refuser de me dévoiler son savoir des causes de la guerre, et utiliser contre moi le savoir que je viens de lui confier. Comme tout savoir vrai est un pouvoir, je viens de lui donner un pouvoir pour agir sur moi. Ce qui rend cet exemple compliqué, c’est qu’il s’agit de déterminer comment diffuser la connaissance rationnelle dans un contexte qui est fortement irrationnel, car la guerre est un contexte de domination, de compétition pour l’obtention d’un bien considéré comme non partageable tel un territoire.

Mon ennemi serait assez rationnel pour comprendre ce que je viens de lui révéler, pour comprendre que ce savoir peut être immédiatement converti en pouvoir, mais pas assez rationnel pour comprendre la nécessité du partage de la rationalité, et donc de la coopération.

Je vais me permettre de faire une hypothèse pour résoudre ce problème : parmi les connaissances que l’on diffuse aux autres, il faudrait prioriser celle démontrant qu’il est rationnel de partager son savoir. C’est pour ça que ce présent article est en accès libre. Quant à la question de déterminer comment concrètement cette coopération pourrait progressivement se mettre en place, une partie de la réponse réside peut-être dans le « dilemme du prisonnier ». Mais c’est une affaire qui nous fait quitter Spinoza.

– Léonor Franc

Poursuivre la réflexion avec cette excellente vidéo de DataGueule : 


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Image d’entête : Aaron Swartz @Flickr/Daniel J. Sieradski

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