Comprendre les mécanismes du monopole bourgeois pour mieux les déconstruire est un combat primordial à mener sur le terrain des idées. Savoir opérer un décryptage permet de faire les bons choix stratégiques et d’occuper l’espace public le plus efficacement possible. Analyse.

Le débat qui a animé les écologistes en avril dernier – suite à la participation du journaliste Hugo Clément à un débat organisé par le magazine d’extrême droite Valeurs Actuelles – tournait autour de la question suivante : « Faut-il débattre avec l’extrême droite ? » Une question à laquelle nous répondons par une autre : Quand allons-nous arrêter de légitimer ce courant idéologique fasciste

Qui contrôle la sphère publique ?

Avant tout, prenons un peu de hauteur et tentons de cerner, sur la base des travaux sociologiques de l’espace public, les contours des influences d’opinion, des manipulations verbales et des inégalités d’exposition et de temps de parole. À ce titre, la publication d’Isabelle Aubert dans la revue Participations permet de faire le point et, mieux encore, d’offrir un début de réflexion sur la manière de faire participer – le plus équitablement possible – l’ensemble de la population, y compris les groupes minoritaires et/ou marginalisés, dans un processus démocratique de prise de décisions politiques. Les réflexions d’Isabelle Aubert nous guiderons tout au long de l’analyse développée dans cet article.

Le père de la sociologie de l’espace public, Jürgen Habermas, nous guidera également. C’est lui qui a initialement défini la sphère publique comme un espace rassemblant des personnes privées en un public : un idéal de démocratie où la bourgeoisie, par sa supposée haute capacité intellectuelle, est légitimée comme public le mieux placé dans la conduite rationnelle. Il occuperait alors l’espace de délibération et agirait dans l’intérêt général (principe de publicité de Kant). Emmanuel Macron ne fait finalement qu’incarner cette supposée supériorité bourgeoise en imposant la réforme des retraites par « sens des responsabilités générales », et surtout en délégitiment l’expression retentissante de la « masse ». Le mépris étatique n’est que la conséquence du mythe de l’expertise politique de la sphère bourgeoise.

Le contrôle de la sphère publique par la police. Protestations contre la loi sécurité globale en décembre 2020. Photo de Koshu Kunii sur Unsplash

Cette vision optimiste de la bonté humaine des bourgeois·es devant l’exercice opportuniste du pouvoir écarte non seulement le vécu et la politisation des classes les plus pauvres et des minorités, mais permet surtout à la classe bourgeoise de tirer profit d’un tout : économie, nature, animaux, conditions de vie des plus démuni·es rendus invisibles. Ce profit total, le gouvernement Macron l’exerce dans toute sa splendeur. En effet, le profit des un·es implique le préjudice des autres, car il provient obligatoirement de l’exploitation d’une ressource extérieure à l’individu, qu’elle soit humaine ou non-humaine. On use, abîme, méprise ou même écrase les plus faibles pour satisfaire ses propres intérêts de classe.

C’est ce type de réflexion qui a amené les sociologues Oskar Negt et Alexander Kluge à introduire la notion d’espace public oppositionnel, permettant de faire exister dans le champ scientifique la capacité de résistance des classes populaires. De son côté, la philosophe Nancy Fraser considère qu’une opposition à la culture hégémonique bourgeoise s’exprime au sein des contre-publics subalternes (autrement dit dominés), alors que les critiques féministes ont permis d’éclairer cette hétérogénéité de la sphère publique, et par la même de dénoncer l’exclusion du débat public des groupes victimes de discrimination. En résumé, la classe bourgeoise n’est pas la seule à s’exprimer. Son monopole de la parole est non seulement illégitime mais surtout dangereux pour la démocratie.

Il y a un enjeu fort à ce que les classes dominées s’expriment dans l’espace public. Photo de Koshu Kunii sur Unsplash

Diagnostic d’une démocratie défaillante 

Est-il seulement possible de s’approcher d’un idéal égalitaire de l’exercice de la démocratie ? Pour Isabelle Aubert, celui-ci n’est réalisable que dans le « face à face du dialogue » : une réciprocité inconcevable à l’échelle de la société. Il existe donc une « asymétrie » entre celles et ceux qui prennent la parole et leurs auditeur·ices : une inégalité décuplée à l’ère médiatique où journalistes et personnalités politiques diffusent davantage leurs opinions.

Nous pourrions alors nous dire qu’à défaut de pouvoir partager les temps de parole, la représentativité par un public d’expert·es diplômé·es est la meilleure solution pour instaurer un système démocratique. Or jusqu’ici les élu·es n’incarnent nullement les intérêts des publics les plus défavorisé·es, mais ceux de la classe bourgeoise : selon une étude de Recto Versoi en novembre 2018 sur le parcours académique de tous les ministres français·es du 21ème siècle, 94% sont diplômé·es d’études supérieurs, parmi lesquelles des formations prestigieuses telles que l’ENA, Sciences Po Paris ou HEC.

De son côté le rapport de l’Observatoire des inégalités révèle que les enfants de cadres supérieurs sont trois fois plus nombreux à l’Université que les enfants d’ouvriers sur l’année 2019-2020. De plus, Le Monde affirme que les ministres du gouvernement d’Elisabeth Borne détiennent un patrimoine moyen de 1,9 million d’euros. Ce sont ces gens là qui tranchent du temps de travail imposé aux Français·es et du maintien ou non de leurs droits sociaux.

En plus d’une inégalité du temps de parole, Isabelle Aubert considère qu’il existe aussi une inégalité d’influence : « un individu peut susciter l’adhésion d’un groupe entier sous l’effet de motifs rationnels » comme l’expertise, mais aussi sous l’effet de motifs irrationnels tel que le charisme.

Or l’éloquence, la prestance ou la beauté sont une imbrication de pratiques et de prédispositions génétiques et sociales, elles octroient un pouvoir d’influence à certains individus sur la base de leur personnalité plutôt que sur leurs capacités à répondre aux préoccupations politiques des citoyens. 

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Enfin, la philosophe ajoute que les informations et les savoirs sont inégalement répartis dans la société : les médias et les détenteurs du pouvoir d’influence choisissent les thèmes principaux du débat public, ce qui explique la cristallisation des sujets autour de l’immigration et la lenteur de l’insertion des questions écologiques dans les débats politiques malgré l’urgence absolue. Dans ce contexte, le citoyen se retrouve dans une situation de dépendance par rapport à la diffusion d’information par les médias, qui cherchent à mobiliser davantage les émotions que la raison par une exposition excessive et continue aux flux d’informations.

Pour ISabelle Aubert, on est donc loin « de l’idéal démocratique de la participation de tous à la résolution des problèmes collectifs ».

Résistance et impuissance du peuple

Les plus pauvres sont-ils condamnés à subir – quoi qu’elles et ils fassent – l’hyper domination des classes bourgeoises ? Isabelle Aubert estime que ponctuellement, le « traitement des problèmes s’impose provisoirement  »depuis le bas » aux canaux institutionnels » et que les autorités publiques n’ont d’autres choix que d’accorder une attention particulière aux mobilisations citoyennes.

Pour Habermas (La transformation structurelle de l’espace public, 1997, p. 165-169), cette maîtrise du pouvoir communicationel garantit aux dirigeants une forte légitimité. Au contraire, le mépris de l’expression démocratique peut conduire à la formation de mouvements de résistance et geler les prises de décisions politiques du pouvoir en place. 

Photo de ev sur Unsplash

En l’état, le gouvernement Macron assume la voie du conflit (sur la réforme des retraites comme sur les projets destructeurs combattus par les Soulèvements de la Terre), qui conduirait – dans un régime non autoritaire – son programme politique dans l’impasse.

Or, le pouvoir ne semble pas résigner à mener sa politique néolibérale en choisissant la seule voie pour continuer à exercer sa politique envers et contre tous : la montée de l’autoritarisme ; entre passages en force à l’Assemblée Nationale (douze 49.3 utilisées par E. Borne en moins d’un an de gouvernance), renforcements des dispositifs sécuritaire (jusqu’à l’installation de grilles surmontées de piques – entre autres – lors de la finale de la coupe de France de football 2023) et escalade de la répression policière (200 manifestant·es blessés lors de la marche pacifique du 1er mai 2023 – selon l’Observatoire des Street Medics).

Si les crises, par le biais des révoltes populaires, constituent « les derniers sursauts d’espaces publics moribonds » selon Isabelle Aubert, elles n’empêchent pas les prises de décision anti-démocratiques. Même si E. Macron revenait à la raison en retirant sa réforme des retraites, le déséquilibre perdurerait en défaveur des travailleur.ses. Plus inquiétant encore, la soumission acceptée et intégrée par les contre-publics subalternes pourrait conduire à l’apathie couplée de désespoir, toujours selon la philosophe : « il n’est pas certain que l’expérience de la crise de légitimité mobilise des populations qui, ayant intériorisé la discrimination, se considèrent exclues quoi qu’il arrive ni mette en lumière de façon systématique des situations devenues invisibles au quotidien ». N’aurions-nous guère d’autres choix que d’entamer un processus révolutionnaire ? 

Racisme et bourgeoisie font bon ménage

Revenons à notre problématique initiale : faut-il débattre avec l’extrême droite ? Jusqu’ici, nous avons uniquement évoqué le monopole bourgeois dans l’espace public, fruit de son extrême domination. Quel rapport avec le fascisme nous diriez-vous ? En réalité, le discours d’extrême droite a besoin d’envahir l’espace public civil-bourgeois pour diffuser ses idées.

Source : BootEXE (Wikimedia Commons)

En effet, nous avons démontré que la sphère bourgeoise était détentrice du monopole de la parole et de l’influence d’opinions, notamment par son omniprésence dans les médias et les hautes sphères de la société. Ainsi, si les discours d’extrême droite parviennent à se propager, c’est bel et bien parce que la bourgeoisie accueille, s’accommode et même s’imprègne des idées fascistes.

Quelques exemples pour illustrer de manière absolument non exhaustive ce phénomène : le gouvernement reprenant les éléments de langage de l’extrême-droite (« ensauvagement », « ultra-gauche », « éco-terroristes », termes régulièrement employés par le ministre de l’intérieur G. Darmanin) ou encore la surexposition médiatique du personnage ouvertement raciste Eric Zemmour (selon la chercheuse du CNRS Claire Sécail, l’émission TPMP a accordé 44,7% de temps d’antenne de l’élection présidentielle de 2022 au leader de Reconquête, sur la période septembre à décembre 2021).

Mais ce n’est pas seulement la sphère bourgeoise qui « s’extrême-droitise » puisque l’essence du fascisme est elle-même bourgeoise malgré ses airs anti-système (seule manière d’exister électoralement en tant qu’opposition), comme les deux faces d’une même pièce. Prenons le cas analogue italien où l’extrême-droite est arrivée au pouvoir en 2022 : la présidente du conseil des ministres Georgia Meloni a annoncé une restriction des aides sociales ce 1er mai 2023 par la suppression du revenu de citoyenneté et donc d’un salaire minimum pour les revenus très modestes en « capacité » de travailler.

La responsabilité politique de Hugo Clément

Certain·es diront alors que le journaliste Hugo Clément a bien fait d’aller au front combattre l’extrême-droite sur son terrain, lors d’une conférence de Valeurs Actuelles, pour y parler d’écologie. Afin de remettre les pendules à l’heure, il convient de faire un détour par la sociologie du racisme.

Les sociologues et politiques italien.nes Laura Balbo et Luigi Manconi considèrent dans leur livre Razzismi. Un vocabulario (Racismes. Un vocabulaire), que le racisme se diffuse de manière protéiforme. L’une de ses manifestations est la discrimination systémique par certaines organisations, qui consiste à élaborer de toutes pièces des messages racistes et les systémiser. Pour se réaliser, ces discours doivent circuler dans les sphères soumises au stress telles que les classes ouvrières.

C’est ensuite la rencontre entre ces organisations diffusant le racisme et un acteur politique (tels que E. Zemmour ou J. Bardella) qui permettent d’effectuer un « saut qualitifatif », c’est-à-dire diffuser plus largement le fantasme de la supériorité blanche dans l’arène publique. En somme, l’extrême droite n’a pas besoin d’arriver au pouvoir pour que la haine envers les immigré·es augmente.

Source : Jeanne Menjoulet (Flickr) – Manif du 1er mai 2023

Hugo Clément a pour ainsi dire une responsabilité importante dans l’influence d’opinion : sa popularité, son charisme et son hyperactivité sur les réseaux sociaux en font un leader massivement suivi et écouté qui dispose d’un pouvoir d’influence certain (plus d’un million d’abonné.es sur Instagram). Sa position lui confère une responsabilité trop décisive pour le laisser agir impunément, quand bien même croit-il agir de manière juste et dans l’intérêt général. L’idée n’est donc pas ici de repousser le journaliste en tant qu’ennemi public ni même de le piquer dans son égo, mais simplement de réfléchir sainement et raisonnablement aux stratégies que les écologistes se doivent d’adopter.

Au bout de notre analyse sociologique, nous arrivons à la conclusion que le racisme se diffuse sur la base fantasmée d’une supériorité ethnique et ne répond pas à une urgence sociale absolue, elle crée au contraire les conditions de la misère sociale. Il se diffuse d’ailleurs avant tout dans la sphère bourgeoise, sa conquête des classes populaires est en réalité une manipulation opportuniste de la misère provoquée par le néolibéralisme, fondée sur la mobilisation des émotions d’un public vulnérable et méprisé.

Ainsi, le racisme ne peut pas être débattu, mais seulement combattu. Le face-à-face, s’il doit se faire avec des représentants de l’extrême-droite, ne peut être que conflictuel. Aucune forme de légitimation des organisations fascistes n’est acceptable, ni même de négociation ou de collaboration. Hugo Clément sait pertinemment qu’en étant l’invité d’un journal et d’un parti d’extrême-droite, il est l’objet d’une récupération malsaine, il offre la possibilité aux fascistes de s’approprier le combat écologiste, comme s’il était compatible avec l’exclusion des étrangers.

La brêche qu’offre Hugo Clément aux partis d’extrême droite est celle de la récupération du public écologiste en opposition au public des racisé.es, des étrangers, des banlieusards mais aussi des prolétaires : la désunion dans toute sa splendeur.

– Benjamin Remtoula (Fsociété)


Photo de couverture : Portrait groupé de la bourgeoisie bitéroise (les parents de Gustave Fayet), Auguste Barthélémy Glaize, 1850. Institut du Grenat

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