Alors que l’austérité budgétaire et l’inflation s’abattent sur tous les États libéraux du monde, le prix des logements ne cesse d’exploser, plongeant de plus en plus de personnes dans la rue. Et pourtant, ce mécanisme n’a rien d’une fatalité. Dans certains endroits, et en particulier en Finlande, les collectivités ont même réussi à largement endiguer ce fléau.
En constante augmentation depuis des années dans le monde, le sans-abrisme progresse dans la plupart des pays. En Europe, près de 900 000 personnes subissent d’ailleurs cette situation. Toutefois, grâce à leur méthode du « logement d’abord », certains États ont démontré que cette question relevait avant tout d’une volonté politique.
Un marché sans pitié
Lorsqu’on laisse faire la « main du marché » comme le réclament les défenseurs du capitalisme et du néolibéralisme, elle se montre inévitablement sans merci envers les plus démunis.
Ainsi, lorsqu’il n’existe aucun filet de protection, nombre de personnes peuvent se retrouver dans la rue du jour au lendemain, suivant les aléas de la vie. Les multiples crises économiques dues à notre modèle de société, avec en point d’orgue celle de 2008, ont privé des milliers de gens de domicile.
L’autrice Victoria Berni-André rappelle pourtant, dans son essai Vivant·es et dignes, que : « L’accès à un habitat digne est un besoin essentiel, a fortiori dans un contexte où les canicules, les sécheresses, les inondations, les tempêtes s’intensifient. Se loger est d’ailleurs un droit fondamental à valeur constitutionnelle sur le territoire français. Il découle du préambule de la Constitution de 1946. […] Depuis l’entrée en vigueur de la loi sur le droit au logement opposable (DALO) en 2008, une personne qui estime que ce droit n’est pas appliqué peut saisir les tribunaux et faire condamner l’autorité chargée de faire respecter ce droit.
Pour autant, en 2020, le mal-logement concernait près de 15 millions de personnes en France, soit plus de 20 % de la population. Près d’un quart sont sans domicile et vivent en chambre d’hôtel, bidonville ou hébergement contraint chez des tiers sans liens de parenté. Les trois-quarts restants sont en foyer, en situation de précarité énergétique, de reste-à-vivre faible, de surpeuplement ou d’impayés. Alors que la fondation Abbé Pierre annonçait environ 300 000 personnes à la rue en 2020, une enquête de l’Insee de novembre 2021, dénombrait dix fois plus de logements vacants en France – auxquels s’ajoutent 3 678 000 résidences secondaires ou logements occasionnels.
Le logement est devenu un terrain de jeu pour la classe possédante qui tire profit du besoin vital de se loger et maintient en précarité des millions d’individus. Quand certain·es s’enrichissent grâce à des plus-values colossales, d’autres voient leurs biens financés et obtiennent une rente grâce à la confiscation de l’argent des travailleureuses. Ces modèles d’enrichissement individuel, symboles de réussite, sont banalisés et encouragés, même dans certains milieux écologistes. »
Les pauvres toujours pointés du doigt
Pendant longtemps, il existait une idée répandue selon laquelle les sans-abri devaient leur situation à des maladies mentales. Au cours du XXe siècle, nombre d’entre eux se sont d’ailleurs fait hospitaliser dans des instituts psychiatriques aux États-Unis.
Ainsi, les individus étaient perçus comme incapables de s’adapter au modèle capitaliste et donc comme des personnes souffrantes. Comme si le fait de ne pas rentrer dans le culte de la compétitivité, l’individualisme et de l’argent relevait d’une pathologie. La situation actuelle, et notamment l’état de la planète et le calvaire des classes populaires, semble pourtant démontrer, à l’inverse, que c’est bien le système lui-même qui est malade. La criminalisation des plus pauvres se poursuit d’ailleurs dans la plupart des pays du monde. On l’a même fortement constaté en France sous le mandat d’Emmanuel Macron.
Une montagne de poncifs
C’est avec cette mentalité que sont traités la plupart des sans-abri de la planète. Selon cette doxa méritocratique, ils seraient responsables leur situation. Le député Renaissance Sylvain Maillard osait d’ailleurs déclarer en 2018 que « l’immense majorité » d’entre eux « dormaient dans la rue par choix ».
Fainéants, alcooliques, drogués, assistés, fous, les poncifs sur les SDF sont nombreux et ne reposent pas sur grand-chose de réel. C’est pourtant en s’appuyant sur eux que de multiples gouvernements ont refusé de mettre en place des politiques sérieuses d’aides à ces personnes en difficulté.
Ainsi, il est demandé aux sans-abri (et aux pauvres en général) de prouver leur bonne volonté. L’accès aux aides sociales et à un toit est alors régulièrement conditionné (à l’inverse des aides aux grandes entreprises).
Dans cette optique, l’habitation est perçue comme une récompense ultime. Le sans-abri doit démontrer sa capacité à reprendre sa vie en main, à trouver du travail, bref à se conformer au modèle dominant. Et c’est de cette manière qu’il obtiendra un logement. Nicolas Framont pose alors la question:
« Est-il acceptable qu’une minorité de la population s’enri- chisse de la galère à se loger de la majorité des autres, et ce, de façon exponentielle dans le temps ? On nous bassine toute la journée avec le travail et le mérite, mais est-ce légitime que le fait d’hériter d’un appar- tement dans une grande ville vous enrichisse à ce point et vous permettre d’exiger des centaines voire des milliers d’euros d’autrui sous prétexte que “ce sont les prix du marché”? »
Le droit à la dignité
À contre-courant de cette mentalité, le Dr Sam Tsemberis et les membres de l’association Pathways to housing ont décidé d’expérimenter une autre méthode à New York, au début des années 90, celle du « logement d’abord ».
Ainsi, offrir un toit aux sans-abri n’était plus ici une récompense à une série de mises à l’épreuve. Il s’agissait, au contraire, de la première étape d’un processus de réinsertion dans la vie collective. Alors réservée à des personnes souffrant de troubles psychiques, cette façon de faire s’est tout de suite avérée bien plus efficace que la manière « classique ».
De cette expérimentation ont découlé des considérations plus philosophiques sur la dignité de tous. La politique du « logement d’abord » place en effet l’habitat comme un véritable droit humain qui devrait être dû à tous, peu importe sa situation.
Plus loin encore, il s’agit d’un devoir de solidarité d’offrir un toit à chacun d’entre nous, en particulier à ceux à qui la vie n’a pas fait de cadeaux. Une réalité d’autant plus prégnante que les conditions économiques actuelles pourraient potentiellement plonger dans la pauvreté des millions de citoyens.
Des résultats spectaculaires en Finlande
Après l’expérimentation new-yorkaise, le modèle du « logement d’abord » s’est en tout cas rapidement répandu dans plusieurs endroits du monde avec des répercussions très positives. Il a ainsi été testé à certains degrés dans plusieurs pays comme le Canada, le Japon, la Belgique et même la France. Et malgré des résultats souvent satisfaisants, il n’a jamais été développé de manière sérieuse et à grande échelle dans ces nations.
Il existe néanmoins une exception avec la Finlande qui a réussi à étendre ce procédé sur tout le territoire. Après avoir commencé à travailler avec les ONG et les municipalités dès le début des années 80 sur ce problème, l’État scandinave a décidé d’épouser massivement la méthode du « logement d’abord » depuis 2007.
De ce fait, dans le pays, l’habitat est actuellement perçu comme un véritable droit humain. Devenue l’une des priorités de la nation, cette politique a permis de diviser par cinq le nombre de sans-abri depuis les années 80. À cette époque, plus de 20 000 personnes n’avaient pas de toit, ce chiffre est aujourd’hui tombé à 4 000.
Une politique qui engendre même des économies
Avec à cette technique, la Finlande est devenue l’unique nation de l’UE où le nombre de sans-abri régresse. Pour réussir cet exploit, le pays met à contribution ses communes. Celles qui proposent des logements dans le cadre de ce programme versent 150 € par jour et par personne aidée. Les bénéficiaires peuvent alors payer un loyer de façon ordinaire grâce à des allocations.
D’un point de vue plus trivial, certains observateurs peu solidaires pourraient s’insurger sur les sommes déboursées pour le processus. Et pourtant, le pays scandinave affirme faire des économies. En effet, épargner la rue aux citoyens diminue les frais médicaux, de sécurité ou d’hébergement d’urgences. Un gain estimé entre 9600 € et 15 000 € par personne et par an.
Des chiffres qui pourraient convaincre les plus fervents défenseurs du capitalisme, peu intéressés par la dignité humaine. Pourtant, en France (qui compte pas moins de 330 000 SDF), l’inaction reste bien de mise. Et ce, même si Emmanuel Macron avait promis d’éradiquer ce fléau dès les premiers mois de son mandat.
– Simon Verdière