Ecrivain et professeur de philosophie, Léonor Franc publie son dernier livre aux éditions Skhedia : Les crimes des gens ordinaires. Essai sur la violence ignorée. Un ouvrage qui pose la question qui fâche : sommes-nous complices de notre soumission et, pire, des crimes de nos dirigeants ? Extrait.
Habitué de notre média, Léonor Franc y aborde régulièrement des sujet de philosophie politique tels que Pourquoi nous faisons semblant de vivre en démocratie ou encore « La fin du monde a déjà eu lieu », etc.
Aujourd’hui, après La tyrannie repose autant sur l’oppression que sur l’indifférence, il nous confie – dans un souci de libre circulation du savoir – un second extrait de son dernier ouvrage. L’occasion d’ouvrir un débat intéressant sur le rôle moral du sujet vis-à-vis de sa condition politique.
Les sujets qui ne désobéissent pas sont complices des crimes que le tyran commet
Objection : C’est le lavage de cerveau qui empêche l’individu de se révolter, tout autant que la menace de la répression par la force. Or, est-ce seulement possible pour quelqu’un d’échapper à la propagande dans une dictature ? Est-il responsable de ne pas s’en libérer ?
Réponse : Il faut distinguer deux cas. Premièrement, le cas de l’individu qui a vu la propagande s’installer peu à peu. Si celui-ci n’a rien fait pour empêcher la progression de cette propagande, il a bien une part de responsabilité dans les crimes que cette propagande permet et permettra. En effet, cet individu possédait la lucidité nécessaire pour comprendre qu’on commençait à mentir au peuple, et il a pourtant laissé ces mensonges se propager.
Plus encore, il s’est peut-être lui-même laissé séduire par ces mensonges, car croire en la propagande présente certains bénéfices pour lui. En effet, le tyrannisé peut accepter de croire en la propagande parce qu’il comprend qu’on lui offre un bon moyen de donner un sens aux injustices qu’il subit – et ainsi de les masquer. Le propagandiste justifie l’injustice et ainsi tend à la faire oublier, ce qui intéresse le tyrannisé, car oublier une injustice est beaucoup plus facile et moins dangereux que la combattre. Cet individu « lavé du cerveau » ne subirait donc pas totalement la propagande mais, au moins en partie, y consentirait en y voyant une aide pour oublier son malheur.
Le second cas possible est celui de l’individu qui, depuis sa naissance, a été immergé dans la propagande d’Etat. Il ne sait pas qu’il est tyrannisé et il demeure dans l’incapacité de le savoir. Puisque tout un système politico-médiatique lui a toujours fait croire qu’il était libre, on ne peut pas le blâmer pour sa soumission. Mais ce cas requiert une réponse plus développée.
Avant de proposer cette réponse à l’objection, j’aimerais faire une simple remarque. En rappelant le pouvoir immense de la propagande, on tente de disculper celui qui ne se rebelle pas, car il subirait un déterminisme de type psychique. Son cerveau serait comme guidé à distance de telle sorte qu’il ne pourrait pas ne pas se soumettre. Tel est le concept de déterminisme ou de nécessité en philosophie. Toutefois, lorsqu’une personne résiste à l’oppresseur, son action n’a pas été moins causée, moins façonnée par son passé et son environnement que chez l’individu soumis. Elle aussi est entièrement déterminée. Plus précisément, on peut supposer que le geste courageux de cette personne est le résultat d’une influence sociale depuis sa tendre enfance (particulièrement dans sa famille) qui lui a inculqué les valeurs de liberté et de rébellion.
Pourtant, dans le cas de la personne qui se révolte, on entend toujours dire qu’elle est responsable de ses actions, qu’elle les a librement choisies – on les appelle même héroïques. Deux poids, deux mesures : quand une personne agit de manière louable, on est enclin à la considérer comme entièrement responsable de sa bonne action – et cette personne elle-même est souvent la plus encline à avoir ce réflexe d’auto-attribution. Par contre, lorsque cette même personne manque de courage, elle s’empresse de faire remarquer toutes sortes de circonstances atténuantes et déresponsabilisantes – en l’occurrence, ce serait de la faute de la propagande.
De deux choses l’une : soit l’individu soumis et l’individu courageux sont tout autant déterminés par leur environnement (et, dans ce cas, ils ne méritent ni blâme ni louange), soit les deux sont responsables de leur (in)action. Nous montrerons maintenant qu’ils sont tous deux responsables et reparlerons un peu plus tard du versant déterministe.
Venons-en donc à la difficile démonstration de la responsabilité politique de l’individu qui a été pourtant immergé, dès sa naissance, dans la propagande. Il s’agit ici d’observer qu’une propagande totalement efficace ne peut pas exister (même en Corée du Nord) et qu’ainsi il existe toujours, dans les quelques failles de cette propagande, des opportunités de lucidité que le tyrannisé est responsable de saisir ou de ne pas utiliser. Est-ce possible de défendre cette thèse si contre-intuitive lorsqu’on connaît les mécanismes puissants de propagande dans un régime totalitaire ?
« La propagande, quant à elle, peut être forte, mais jamais autant que la vérité »
Répondre par l’affirmative pourrait suivre ce cheminement-ci : il faudrait que l’efficacité de la propagande soit totale, et cela en permanence, pour qu’il n’y ait aucune possibilité pour le sujet de remettre en question ce qui lui est dit, or ce n’est jamais le cas. En témoigne le fait qu’une propagande a toujours besoin d’être répétée dans le temps. « E = mc2 » n’a pas besoin d’être répété toutes les semaines à la communauté scientifique pour qu’elle y adhère. La propagande, quant à elle, peut être forte, mais jamais autant que la vérité, c’est pourquoi la propagande a besoin d’être répétée toutes les semaines, même tous les jours si possible, pour être crue.
Le fait que la propagande doive constamment être rappelée et réalimentée montre les limites de sa puissance – et montre ainsi la marge de liberté, aussi infime soit-elle, qu’elle laisse nécessairement aux sujets. Si le régime nord-coréen juge nécessaire de répéter chaque semaine, d’une façon ou d’une autre, que leur leader est un surhomme, c’est parce que ce régime connaît le risque que cette propagande cesse de fonctionner. Les propagandistes savent qu’à tout moment la vérité (ou, s’ils sont eux-mêmes lavés du cerveau, une « fausse information ») peut ressurgir. 2 et 2 font 4, encore une fois, est une vérité : par conséquent, elle n’a pas besoin d’être répétée pour qu’on l’accepte. Il suffit qu’on l’ait comprise. La vérité peut être comprise et ainsi peut demeurer dans l’âme. A l’inverse, « Les leçons qu’on fait entrer de force dans l’âme n’y demeurent pas », pour citer la République de Platon.
Evidemment, la propagande n’entre jamais sur le terrain des vérités aussi simples et indiscutables qu’une addition, c’est l’une des raisons pour lesquelles elle peut fonctionner. Elle veut plutôt créer et maintenir certains jugements de valeur, comme l’idée que tel autre pays est le mal absolu. Pour que la personne lavée du cerveau ait une chance de contrer cette propagande, pour qu’elle ait une chance de se rendre compte qu’on lui martèle une affirmation fausse, il faudrait qu’elle puisse accéder, par l’exercice de la raison, à des vérités morales certaines. L’existence de telles vérités prescriptives est, malheureusement, bien moins sûre que l’existence des vérités descriptives comme la loi de la gravité.
Toutefois, il existe bel et bien la philosophie morale : une discipline qui argumente au sujet de la morale et non pas l’impose. Certes, cette discipline n’a pas abouti à des consensus stables comme dans les autres sciences, et donc n’est pas autant capable de contrer une propagande. Toutefois, cette discipline exige une rigueur logique qui empêche la propagande de dire tout et n’importe quoi. Un professeur de philosophie n’impose pas à un élève de croire en l’impératif catégorique de Kant, par exemple. Une idée morale de Kant, contrairement à l’idée que tel dictateur aurait toujours raison, est compréhensible, et donc n’a pas besoin d’être sans cesse répétée. Le professeur de philosophie explique rationnellement les arguments qui soutiennent cette thèse, que l’élève peut ainsi comprendre, quand bien même certains arguments adverses peuvent fragiliser la position de Kant. L’important est que l’élève, s’il est en désaccord avec Kant, n’accorde sa confiance qu’à d’autres arguments. De cette manière, il y a au moins une valeur que la philosophie morale ne cesse de montrer, de manière performative et avec certitude cette fois, c’est la valeur de l’esprit critique, ennemi juré du propagandiste.
Reprenons notre idée principale : le sujet tyrannisé n’est jamais assez lavé du cerveau pour qu’il n’ait aucune chance de devenir conscient qu’il subit un endoctrinement. Aux rares moments où il le remarque, donc, il accepte ou refuse (librement) de replonger dans l’endoctrinement souvent rassurant. Mais le propagandiste ne fait-il pas en sorte de répéter assez régulièrement la propagande de telle sorte que la probabilité du doute pour le sujet tombe vraiment à zéro ? Ce zéro, synonyme de soumission totale, est-il accessible ? Cela ne semble pas être le cas.
En effet, il y a beaucoup d’éléments de propagande qui n’arrivent pas à préparer le sujet à interpréter ce qui arrive et ce qui va arriver d’une façon favorable aux dirigeants. Souvent, la propagande arrive en réaction à un événement imprévu capable de fragiliser le régime : famine, krach financier… Alors la propagande doit s’adapter à cet événement. Par conséquent, avant que le propagandiste diffuse son travail, il existe un délai au cours duquel les sujets ont pu commencer à interroger la légitimité du régime.
Mais, se révolter contre un système de propagande totalitaire, c’est très souvent s’exposer à de terribles représailles. C’est une nouvelle question qu’il faut alors affronter : désobéir au tyran est-il un acte trop exigeant moralement pour être attendu de la part du sujet ?
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Photo d’entête @CDD20/Pixabay