De plus en plus formatés pour répondre aux exigences des médias de masse détenus par de grandes fortunes, les journalistes sont sélectionnés pour se comporter de cette manière dès l’école. Les ultra-riches n’hésitent maintenant plus à investir directement dans des établissements privés spécialisés dans le domaine, comme l’ESJ Paris, le plus vieil institut de France qui vient d’être racheté par un groupe de milliardaires.

La nouvelle a fait beaucoup de bruit lorsque l’on a appris que l’ESJ Paris, une école de journalisme parisienne, avait été vendue à des propriétaires de médias mainstream parmi lesquels on retrouve Vincent Bolloré, Bernard Arnault,  l’ancien patron du MEDEF Pierre Gattaz, Rodolphe Saadé ou encore Marie-Hélène Dassault. Une pratique qui n’est pourtant pas nouvelle, et qui démontre à quel point détenir les organismes de formations de ceux qui font l’information en France est un enjeu brûlant.

Des journalistes triés sur le volet

Lorsque l’on fait observer aux célèbres journalistes de plateaux que leurs médias sont inféodés aux milliardaires, ils répondent bien souvent que ces commentaires sont scandaleux, puisqu’ils mettraient en doute leur indépendance. L’animateur Jean-Marc Morandini jurait ainsi avoir une « liberté de parole totale » et « n’avoir jamais reçu le moindre coup de fil ».

De même, Léa Salamé, l’une des journalistes du paysage audiovisuel français les plus engagées contre la gauche de rupture, se vantait également de n’avoir « jamais reçu une injonction, ni une remarque, ni un texto de l’un de ses patrons ». Dans la même interview, datée de décembre 2015, elle assurait n’avoir « aucune connivence » avec les politiciens, expliquant que sa génération avait dit « ça suffit » à ces pratiques et qu’elle n’avait « aucun ami dans ce milieu ».

En réalité, les grands patrons de presse n’ont pas besoin d’envoyer des directives ni d’exercer une contrainte sur leurs employés. Dès le départ, ceux-ci sont sélectionnés pour leur correspondance idéologique avec la ligne éditoriale du média. Et c’est bien celle-ci qui est dictée par les propriétaires.

Les médias verrouillés par les grands patrons

Ainsi, quand Vincent Bolloré a racheté I-télé (devenu CNEWS), Europe 1, ou le JDD, il en a profondément transformé la ligne éditoriale. Et pour ce faire, il a procédé à une vaste purge des employés.

De fait, quand Ruth El Krief, Christophe Barbier ou tout autre chroniqueur de plateau défendent avec ardeur le capitalisme et le néolibéralisme, ce n’est pas parce que leurs patrons l’ont exigé. Mais bien parce que ces individus ont été engagés et formés à mettre sincèrement en avant ces opinions.

Évidemment, les sommes colossales reçues par certains journalistes peuvent effectivement aider une figure médiatique à pencher du côté de la droite plutôt que de la gauche. À ce titre, l’exemple de Cyril Hanouna est probablement le plus probant. L’animateur qui défend aujourd’hui des positions d’extrême-droite était pourtant politiquement beaucoup plus modéré avant l’arrivée de Vincent Bolloré.

Un manque évident de pluralisme

Pour autant, dans la plupart des médias, les journalistes sont d’abord embauchés pour leurs opinions correspondantes à la ligne éditoriale. Personne n’aurait l’idée de recruter quelqu’un de gauche au Figaro, pas plus que quelqu’un de droite à l’Humanité.

Le préjugé affirmant qu’il existerait un journalisme neutre et objectif ne repose en outre sur rien. Chaque individu a sa grille de lecture du monde et chaque média sélectionne et analyse les informations qu’il traite depuis sa ligne éditoriale.

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À ce titre, le principal déboire des médias en France n’est donc sans doute pas l’engagement de leurs journalistes ; il s’agit d’ailleurs d’une fatalité. Toutefois, il est beaucoup plus dérangeant que l’immense majorité des lignes éditoriales du pays penchent vers la droite, et même, de plus en plus, vers l’extrême-droite.

Et si les écoles faisaient partie du problème ?

Évidemment, si autant de magazines, chaînes ou radio suivent une direction favorable au capitalisme et à la bourgeoisie, c’est précisément parce que ceux-ci sont détenus par de riches familles qui y ont tout intérêt.

De surcroît, les instituts de journalisme, dans lesquelles on entre sur concours, tendent à former des esprits en adéquation avec l’orientation des grands médias. D’abord, parce que les écoles aiment pouvoir dire que le taux de recrutement de leurs étudiants est élevé.

Or, si un aspirant reporter sortait trop du rang, ses chances d’être engagé dans un média mainstream se trouveraient fortement réduites. Ce constat est d’autant plus vrai que la presse indépendante, comme Mr Mondialisation, dispose bien souvent de très peu de moyens et embauche donc très peu.

Les journalistes remplacés par des communicants ?

Dans les écoles, on s’applique alors à former des étudiants parfaitement compatibles avec ce que souhaitent les milliardaires. Dès la sélection, la sociologie des individus admis fait aussi que l’on aura peu de personnalité en rupture avec la société telle qu’elle est. Ainsi, en 2011, les parents des élèves acceptés dans ces écoles étaient presque quatre fois plus diplômés à hauteur de bac +4 que le la population générale.


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De ce fait, les profils de vrais journalistes d’enquête, qui essayent à dénicher les faits, se font donc de plus en plus rares. À la place, on va plus se concentrer sur la forme et sur la façon de communiquer. Léa Salamé, encore elle, confessait même à la radio que son « obsession » n’était « pas d’aller chercher, déceler la vérité, mais qu’il y ait un moment ».

Ainsi, un journaliste n’est plus considéré comme quelqu’un qui veut informer les gens, mais plutôt comme une simple courroie de transmission du message des propriétaires de médias. Certaines formations, y compris parmi celles reconnues par la profession, comme celle de Lannion ou de Marseille comportent d’ailleurs le mot « communication » dans leurs intitulés. Un détail qui en dit long sur ce que l’on attend réellement de ce métier aujourd’hui.

Les milliardaires vont-ils en remettre une couche ?

Pour autant, afin d’être certains que les futurs journalistes répondent à leurs souhaits, les grandes fortunes pourraient également s’atteler à augmenter leurs contrôles sur les instituts. Le rachat de l’ESJ Paris par une alliance d’ultra-riches va bien dans ce sens.

Mais il n’est pas une première, puisqu’il existe plusieurs dizaines d’écoles privées du même domaine dans le pays. En 2013, une autre d’entre elles, le CFPJ, avait fait polémique pour ses modes de financement, notamment liés à la famille Mulliez (Groupe Auchan). En outre, parmi les formations privées, quatre font partie des quatorze reconnues par la profession (deux à Paris, une à Toulouse et une à Lille).

L’État lui aussi responsable

En plus des milliardaires, les gouvernements successifs ont également une responsabilité dans la situation actuelle. On le voit d’ailleurs bien sur le service public, où le parti pris des salariés n’a rien a envier aux chaînes privées. Et ce n’est pas un hasard puisque les dirigeants de ces services sont désignés par le pouvoir lui-même.

Or, c’est de même l’État qui a la main sur la nature de l’enseignement en France. C’est lui qui permet, en outre, à ce que de nombreux instituts de journalismes du pays coûtent plusieurs milliers d’euros d’inscription, verrouillant ainsi l’accès à l’immense majorité des élèves les plus modestes. De plus, le fait que des écoles privées soient reconnues par la profession peut aussi laisser songeur tant l’influence de leur mécène peut engendrer des conflits d’intérêts.

Pour un journalisme du peuple

Enfin, on pourrait remettre en question les sélections arbitraires, au bon vouloir d’un jury, qui ont également de quoi poser problème. À l’inverse, l’entrée dans ces écoles, comme dans n’importe quelle formation supérieure, pourrait plutôt se faire de droit, grâce à l’obtention d’un baccalauréat ou d’une licence.

Et s’il y a plus de candidats que peuvent en accueillir les établissements, on pourrait alors songer à simplement augmenter le nombre de places. Un étudiant qui n’aura pas le niveau ne validera tout bonnement pas ses années, mais il n’existe aucune raison de lui en refuser l’accès s’il dispose du diplôme nécessaire.

À l’inverse de ce que l’on observe aujourd’hui, les écoles de journalisme ne devraient-elles pas être investies par des personnes issues des classes populaires qui connaîtraient la réalité du terrain des milieux où évolue la majorité de la population ? Une chose est certaine, tant que l’information ne sera pas libérée des puissances de l’argent, aucune démocratie digne de ce nom, ne pourra advenir.

– Simon Verdière


Photo de couverture : Montage Mr Mondialisation x Wikimedia

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