Alors que les alternatives végétales à la viande séduisent de plus en plus de Français, une autre révolution s’opère loin des grandes villes et des start-ups food-tech. À Lasseube, petit village niché au cœur du Béarn, Patrick Girard, ancien entrepreneur dans l’audiovisuel, s’est lancé dans la fabrication artisanale de tofu bio. Rencontre avec un artisan du changement, pour qui la transition alimentaire rime avec autonomie, enracinement local… et tofu fumé au piment d’Espelette.

En France, 27 % des Français consomment des alternatives végétales à la viande au moins une fois par mois, selon une étude du Good Food Institute, et parmi eux, un sur quatre prévoit d’augmenter cette consommation dans les années à venir.

Ces alternatives aux produits d’origine animale se multiplient dans les grandes enseignes, mais pas seulement : bien que les artisans producteurs de tofu artisanal soient encore peu nombreux en France et éparpillés un peu partout sur l’hexagone, le réseau ne cesse de croitre. 

Mr Mondialisation : Patrick Girard, qui êtes-vous et pourquoi le tofu ? 

Patrick Girard : Je m’appelle Patrick Girard, j’ai 58 ans, je suis né à Bordeaux, mais j’ai vécu en Béarn toute ma vie, à l’exception de mes études que j’ai faites à Paris, d’abord en fac d’histoire, puis en école de cinéma. J’ai ensuite monté mon entreprise dans l’audiovisuel, qui perdure depuis 20 ans. Aujourd’hui, je suis producteur de tofu artisanal biologique en Béarn, dans le petit village de Lasseube. 

Très honnêtement, je n’ai pas d’attachement particulier à la nourriture. En revanche, j’ai appris, il y a peu, qu’enfant, j’ai été biberonné au lait de soja. En fait, j’avais pas mal d’allergies vraiment invalidantes et ma mère, infirmière, a fait quelques recherches sur le sujet, ce qui m’a permis de passer le cap de l’enfance et de me développer normalement. Maintenant, je produis mon propre lait de soja pour en faire du tofu, c’est ma matière de base tout au long de la journée. Drôle de coïncidence ! 

Avec mon épouse et les enfants, nous avions entamé un cheminement idéologique et écologique : on cultivait notre jardin qui nous permettait d’être autonomes en légumes, et on limitait notre consommation de viande, jusqu’à devenir végétarien, puis végétalien. On a alors voulu tester le tofu, qui était une alternative en plein boom d’après les études de marché que nous avions pu consulter et réaliser. 

Avec mon épouse, qui était professeure des écoles, on a voulu se rapprocher et faire un projet commun, qui nous permettait aussi de travailler depuis la maison. Passé un certain âge, le fait de faire beaucoup de route tous les jours, de poursuivre la clientèle, m’avaient lassé. On a eu envie d’un changement radical, on a d’abord pensé au maraîchage, mais passé 40 ans, le retour à la terre peut sembler un peu abrupt. 

Mr Mondialisation : qu’est-ce qui vous a poussé à devenir végétalien ?  

Patrick Girard : Oh… plein de choses, il n’y a pas qu’une seule raison ! Le bien-être animal d’abord, puis le fait que les ressources planétaires sont finies nous a encouragés, avec ma famille, à lancer une dynamique concrète de transition, à changer les choses à notre niveau, à être véritablement en accord avec ce que l’on fait

Finalement, c’était une question de bien-être social et écologique global dans lequel on voulait s’insérer individuellement. 

Toute la famille est devenue végane, notre ainé a d’abord été convaincu par le bien-être animal, puis on s’est motivés les uns les autres. Ensuite, les petits-enfants sont arrivés et ils ont alors été végan depuis le ventre de leur mère. Toute la famille a emboité le pas, même la grand-mère est devenue végétalienne, et tout le monde est en parfaite santé. Ça nous incite à continuer ! 

Il n’y a pas de carence, pas de problème avec le tofu ou avec un régime végan, bien au contraire. Pour la grand-mère, ses rhumatismes ont disparu, tout comme sa maladie de peau. 

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Mr Mondialisation : Comment vous-êtes vous lancés ? 

Patrick Girard : Je me suis rapproché d’autres producteurs de tofu, j’ai fait un stage de deux semaines, puis, lorsque nous avons monté notre entreprise, je lui ai posé toutes les questions concernant l’installation. C’est toujours bien de pouvoir s’appuyer sur d’autres personnes qui font le même métier que nous quand on se lance !  

En termes de subventions, nous avons pu recevoir une aide de la région en tant qu’artisan, et non en tant qu’agriculteur puisque je ne fais que transformer le soja. Ensuite, on avait quelques fonds propres, qui nous ont servis pour le gros du chantier, à savoir la construction de l’atelier de production qu’on a voulue le plus écologique possible.

On a commencé l’activité en 2022 et nous n’avons jamais été dans le rouge, car notre objectif de départ était simple : on voulait que la production subvienne aux besoins de matières premières. On a fait le choix de ne pas investir des centaines de milliers d’euros, même si les études économiques que nous avions faites prouvaient que ça valait le coup. Pour l’instant, on est toujours en progression, ce qui est encourageant. L’entreprise tourne bien depuis deux ans environ.

Avec toutes autorisations – Kelly Sikema

Mr Mondialisation : Comment produisez-vous votre tofu ? 

Patrick Girard : En Béarn, on est bien placé en termes de production de soja bio, on a commencé avec un voisin qui en produisait. Depuis, on a dû diversifier, toujours en Béarn, car notre volume de vente a augmenté. À cela, nous ajoutons du sel de Salies-de-Béarn [ndlr : qui est assez réputé dans le sud-ouest de la France] et du piment d’Espelette, qui viennent eux-aussi du coin, comme leurs noms l’indiquent. 

Le soja, c’est une légumineuse, comme les lentilles et les haricots, donc on les fait tremper, une nuit, ils gonflent, on les passe dans une machine que j’appelle le moulin, qui sépare les drêches [ndlr : tout ce qui enveloppe la graine, et que l’on appelle l’okara] du soja, à quoi on ajoute de l’eau, ce qui produit du lait de soja. Je vais ensuite le faire chauffer pour qu’il coagule, caille comme un fromage, puis je le presse pour en faire une pâte qui devient le tofu. 

On essaie de recycler la totalité des déchets de la production, comme l’okara, que je donne à un voisin qui l’épand sur son champ par centaines de kilos.

Mr Mondialisation : N’avez-vous pas été confrontés à des remarques négatives ou des critiques ? 

Patrick Girard : Nous faisons des animations chez des revendeurs, et bien-sûr, nous sommes exposés à toute sorte de réactions, mais elles ne sont jamais agressives. Nous rencontrons plutôt des étonnés, qui nous demandent pourquoi s’être lancés là-dedans. Une fois qu’on explique la démarche et le process de fabrication, ils deviennent parfois curieux au point d’acheter nos tofus. 

En fait, les gens sont plutôt désinformés sur le sujet, ou ont des idées préconçues et font des amalgames sur plusieurs choses. Il suffit de leur expliquer. 

Certains nous assènent qu’ils ne savent pas comment le cuisiner, mais en fait, dès qu’on commence à avoir ce type d’alimentation, on fait comme on faisait avant, c’est-à-dire que l’on cuisine de façon complexe ou pas du tout : rapidement, on peut faire une poêlée de légumes avec du tofu, on peut le snacker, et si on veut vraiment aller vite, on fait du tofu frit à la friteuse pour les copains… On facilite aussi les choses pour nos clients avec notre gamme de quatre tofus : nature, fumé à froid de façon traditionnelle, au piment d’Espelette, et aux herbes.  [ndlr : Voici 5 recettes pour découvrir le tofu artisanal]

Mr Mondialisation :  Quels sont vos circuits de vente ? 

Patrick Girard : On travaille avec des restaurateurs, des circuits bio, des épiceries coopératives… 

Certains disent que les alternatives végétales ne se vendent qu’en ville, mais ce n’est pas vrai. 

On n’a pas de grandes villes autour de nous, on fonctionne plutôt sur des circuits avec des petites épiceries, on a la chance d’être proche du pays basque, qui est maillé de pas mal d’alternatives et d’épiceries coopératives, et de magasins de producteurs, qui pour beaucoup, acceptent de revendre nos produits.  

Il y a un magasin de producteurs en plein milieu du pays basque, à saint Jean-Pied-de-Port, une ville très agricole, qui pourtant le vend très bien. À l’inverse, on ne cartonne pas forcément dans les grandes villes, comme Pau ou Bordeaux. Les restaurateurs aussi nous en achètent beaucoup, comme le jardin et Xuxu à Biarritz, le bistrot de l’Atalante à Bayonne, Les amants du marché et Grignote à Pau, la cueillette de l’Aragnon… 

Le fait d’exister et d’arriver à en vivre dans le sud-ouest, fief de toutes les viandes et riche de denrées agricoles, c’est pour nous le signe qu’on a réussi à convaincre, la preuve qu’une alternative est possible. 

Lors de nos animations dans les commerces, on a pris pour habitude de faire goûter, et les gens se rendent compte que oui, finalement, ce n’est pas juste un ersatz de cuisine, que non ce n’est pas pour remplacer la viande, c’est plutôt pour qu’il y ait autre chose que de la viande et du fromage dans le frigo. Que les gens varient leurs alimentations, c’est déjà un bon début. C’est aussi plus digeste, moins gras, avec un apport en protéine similaire. 

Mr Mondialisation : L’argument des phytoestrogènes est souvent avancé pour décrédibiliser les alternatives végétales à base de tofu, qu’en pensez-vous ? 

Patrick Girard :  Je ne me positionne pas, car je ne suis ni nutritionniste, ni chercheur, ni médecin. On en cultive et en consomme depuis des années et on est en bonne santé. 

Surtout, si on regarde ce qu’il y a dans les produits industriels, on trouve du soja. Toutes les bêtes sont nourries avec le soja, et pas le meilleur (OGM), qui est sans doute produit à des milliers de km, et qui lui, est source de déforestation. Je préfère travailler le soja, que d’autres produits qui ont pignon sur rue, qui sont surement beaucoup plus dangereux pour l’environnement et la santé. Pour moi, derrière cet argument, il y a du lobbying. 

Maureen Damman


Photo de couverture de Ewan Girard.

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