Dans le livre Pierre Bourdieu, l’insoumission en héritage et sous la direction d’Edouard Louis, Annie Ernaux nous livre en quelques pages son analyse de l’œuvre de Bourdieu La distinction, qu’elle qualifie de « totale et révolutionnaire ». En quoi ? Relecture.
Les travaux du sociologue Pierre Bourdieu permettent en effet de redéfinir l’affirmation d’appartenance à une classe sociale par son aspect éminemment relationnel (c.-à-d. via nos rapports aux autres classes, par comparaison, distinction, opposition…), et non seulement par la quantité de capital économique. Résumé du regard avisé d’Annie Ernaux sur ce principe, et des pistes de réflexion qui en découlent.
L’importance de la transmission des savoirs
Écrivaine reconnue et primée, Annie Ernaux prévient dès les premières pages de son compte rendu qu’elle n’est pas formée à la sociologie, qu’elle ne connaît pas personnellement Bourdieu et n’a pas suivi ses séminaires ; elle dit alors avoir conscience du risque de simplifier la pensée complexe du sociologue.
Malgré tout, et bien que ses écrits soient avant tout autobiographiques, l’approche de l’écrivaine attire l’attention des chercheuses et chercheurs les plus sérieux, notamment pour sa capacité à dépeindre avec justesse son milieu social et son époque.

Cela pose la question de la transmission du savoir et de la légitimité à le faire. Forcément, la prudence est essentielle et le savoir scientifique ne saurait être inventé ou partagé sans sources fiables et solides. Cela dit, la vulgarisation des travaux d’expert.es est essentielle.
En effet, les travaux scientifiques peuvent être difficiles à lire. Ils ne sont pas destinés au grand public mais plutôt au champ scientifique auquel ils appartiennent. Annie Ernaux reconnaît la difficulté à lire l’œuvre de Bourdieu : les phrases de ce dernier sont longues afin de respecter la rigueur épistémologique, et il tient à rappeler tous les présupposés lors d’une démonstration, refusant « le coup de force de l’imposition gratuite d’une pensée ».
Ainsi, la transmission de ce savoir, vulgarisé après démonstration, est nécessaire. Cela vaut pour Annie Ernaux, déjà reconnue pour ses talents d’écrivaine et de compréhension du monde social, mais également à tous niveaux d’expertises : il est essentiel de transmettre nos savoirs à celles et ceux pour qui nous sommes audibles, tout en gardant à l’esprit que des erreurs de compréhension sont possibles et que toute information reçue doit ensuite être vérifiée.
En outre, la première étape pour lutter contre la domination bourgeoise, c’est d’embrasser sa propre légitimité à diffuser ses savoirs en tant que dominé.e.
L’espace social : champ de lutte en transformation

D’après Annie Ernaux, l’œuvre La distinction de Pierre Bourdieu marque un tournant dans la compréhension sociologique des classes sociales, le capital économique n’étant plus le seul indicateur d’appartenance. Pour Bourdieu, une classe sociale ne se définit pas par ses propriétés mais par les rapports qu’elle entretient avec les autres classes.
Au-delà du capital économique, les capitaux culturel, social ou encore symbolique ont une importance particulière dans l’imaginaire des individus. Ainsi, les biens et les consommations « peuvent se convertir en signes de distinction ou de vulgarité dès qu’ils sont perçus relationnellement, sous le regard de l’autre ».
Bien que l’appartenance à chacune des classes ne soit pas basée sur le mérite et révèle de profondes inégalités, Bourdieu voit l’espace social comme étant sans cesse en transformation : un champ de luttes où les participants doivent accroître leurs avantages sur ceux qui les suivent, ou encore « menacer dans leur différence ceux qui les précèdent ». Une compétition permanente en somme qui incite à creuser les inégalités pour conserver ou atteindre son statut de dominant.
Ces rapports de classe sont en réalité ancrés dans le corps, ils produisent l’action, les jugements et les stratégies inconscientes. C’est la notion d’habitus, transmis au sein des divers milieux sociaux, qui explique en partie comment un individu reste enfermé dans sa classe sociale.
Annie Ernaux illustre ce principe en citant l’écrivain italien Ferdinando Camon :
“être pauvre ne veut pas dire être sous le sou ou avoir faim ou froid, être pauvre veut dire être fils de pauvres” depuis des générations.
La transmission de savoirs permet alors d’apprendre à vivre ou survivre pauvrement.
La nécessité en opposition à la distinction
Au bout de ses analyses et observations, Pierre Bourdieu parvient à classer un ensemble de goûts et de pratiques « unissant les individus qui sont le produit de conditions sociales semblables », en trois grandes catégories :
- “Le sens de la distinction” qui caractérise la classe dominante
- “La bonne volonté culturelle” de la classe moyenne
- “Le choix de la nécessité” de la classe populaire
La classe dominante d’abord, s’attache à prendre ses distances par rapport au réel, à l’esthétiser, à consommer de la culture, ou encore à définir les “goûts de luxe”, non pas pour leur prix mais pour marquer leur distance à la consommation par nécessité :
“le pouvoir économique c’est d’abord le pouvoir de mettre la nécessité à distance” d’après Bourdieu.

Socialement, la classe dominante donne de l’importance à la place du corps dans l’espace physique. Par exemple, les sports qui supposent la proximité des corps et la promiscuité sont évités. Le discours politique dominant est quant à lui « abstrait et généralisant, il est la mise en forme de réalités qui deviennent méconnaissables, dépourvues de leur poids de peine et de souffrances », d’après les mots d’Annie Ernaux. En d’autres termes, la distinction est une forme d’élévation de soi par la distance de l’affect et l’humiliation des plus démunis.
La classe moyenne, ensuite, se retrouve enfermée entre sa condition objectivement dominée (par rapport à la classe dominante) et son désir de participer aux valeurs dominantes : comme « hantée par l’apparence qu’elle livre à autrui et le jugement d’autrui sur elle » selon les propos de l’écrivaine. Ceux-ci se traduisent selon elle par « une insécurité en matière de manières et de goûts artistiques ».
Bien sûr, Bourdieu ne simplifie pas la réalité en trois classes sociales distinctes, à l’intérieur desquelles il identifie en fait plusieurs fractions. A l’intérieur de la classe moyenne, il discerne les nouveaux petits-bourgeois citadins comme étant davantage intéressés par la psychanalyse et l’expression dans une quête de plaisir, qu’il définit comme une sorte « d’accouchement sans douleur du corps propre ».
Enfin, la classe populaire et dominée se distingue malgré elle par son adaptation à la nécessité économique et culturelle : des “goûts simples”, un certain pragmatisme dans sa consommation (obtenir un maximum d’effet avec le moindre coût). Bourdieu parle d’une consommation passive de la culture et d’un rapport passif au travail. Il note une séparation nette entre la théorie, le travail intellectuel des dominants et la pratique, le travail manuel des démunis. Les individus de la classe populaire ne sont que des exécutants.
Bourdieu ajoute que les valeurs populaires se dressent contre un monde bourgeois et intellectuel dont les manières apparaissent confusément comme féminisées : selon lui, la force physique étant la seule richesse des démunis, ce sont les valeurs de virilité et le mépris de l’homosexualité qui prennent le dessus.
A cette distinction oppositionnelle s’ajoute désormais la dépossession écologique des pauvres : les privilégiés se sont appropriés l’écologie en fonction de leur ethos alors qu’ils consomment et polluent paradoxalement bien plus. Les plus pauvres se méfient donc des valeurs qu’ils défendent, notamment par une restriction économique subie, mais aussi grâce à leurs connaissances manuelles bien supérieures, leur permettant de réparer plutôt que de jeter.
Au fond, ils ne détestent pas l’écologie, ni le féminisme, ni l’homosexualité, ils détestent la bourgeoisie et leur propension à s’approprier (sans réellement les soutenir) des luttes sociales dans un objectif de distinction sociale plutôt que de progressisme.

Bourdieu explique cela par le principe de conformité (l’inverse de la distinction) : comme un rappel à la solidarité de condition, et une mise en garde contre l’ambition de ressembler à ceux dont les moyens sont supérieurs. De plus, ils ne retrouvent pas leur réalité dans le discours politique : ils sont voués au silence ou au mieux représentés par des porte-paroles des classes dominantes.
Conclusion
Annie Ernaux reconnaît, au-delà du travail gigantesque et de la rigueur scientifique de Pierre Bourdieu, des sentiments de douleur et de révolte vis-à-vis de toutes formes de domination, sans les exprimer personnellement. Selon elle, ses travaux sont empreints d’une sensibilité à l’injustice et d’une profonde humanité, d’une lucidité et d’une colère qui l’engage du côté des dominés.
“La distinction” de Bourdieu est une œuvre totale et révolutionnaire selon l’écrivaine, qui propose une nouvelle vision de la société et de l’être dans le monde où tout est lutte et transformation.
Sur le plan politique, le sociologue permet de comprendre concrètement par quels moyens les visions dominantes s’imposent et imposent leur pouvoir. Il donne des instruments de liberté qui poussent les dominés à intervenir et à s’opposer à l’ordre établi, des moyens de lutte à ceux qui subissent la violence symbolique sans pour autant les bercer d’illusions :
“Tout ce qu’on a vécu solitairement, la gêne, la honte de ne pas savoir comment parler, comment se comporter, tout ce qu’on s’impute à soi-même comme un manque de caractère ou de personnalité, cesse d’être un stigmate individuel” à la lecture de Bourdieu – Annie Ernaux.
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– Benjamin Remtoula (Fsociété)
Crédit photo de couverture : Thierry ehrmann, Flickr.












