Le nord-ouest de l’Argentine est particulièrement riche en ressources naturelles, dont le lithium. Pour en faciliter l’exploitation au bénéfice d’entreprises transnationales, le gouvernement a adopté une réforme constitutionnelle qui a cristallisé l’opposition populaire. Décryptage.
Des mouvements sociaux, unissant communautés indigènes, intellectuels, paysans et travailleurs, sont nés pour réclamer une hausse des salaires et la protection de leurs terres et de l’accès à l’eau dont l’industrie minière fait une forte consommation.
Origine d’une révolte sociale
Qu’est-ce qui relie le salaire des professeurs et l’exploitation du lithium ? Si le lien ne saute pas à priori aux yeux, depuis trois mois, les deux sujets font cause commune dans le nord-ouest argentin. Dans cette zone richissime en ressources naturelles et notamment en lithium dont l’Argentine détient la troisième plus grande réserve mondiale, les professeurs revendiquent des salaires qui leur permettent de vivre décemment et de réaliser leur travail dans de bonnes conditions. Dans la province de Jujuy, le salaire d’un professeur du secondaire ayant 10 années d’ancienneté avoisine 200 euros par mois, dans un contexte où l’inflation interannuelle dépasse les 100%.
Si la mobilisation est partie de Salta où les professeurs auto-convoqués ont bloqué jours et nuits la route nationale 51 menant aux mines de lithium, c’est à Jujuy qu’elle s’est inscrite dans un mouvement plus vaste, voyant apparaître dans toute la province des barrages routiers. En cause, la réforme constitutionnelle du gouverneur radical Gerardo Morales, adoptée conjointement avec le parti péroniste dans un temps record (deux semaines après que son contenu ait été rendu public) et cristallisant à son encontre une opposition générale avançant derrière le slogan « À bas la réforme, plus haut les salaires ».
En première ligne des mobilisations, les communautés originaires craignent pour leurs droits territoriaux et leurs ressources en eau. Le nouveau texte prévoit en effet de réserver pour le développement productif des terres qu’elles occupent depuis des siècles et de faciliter plus encore aux entreprises transnationales l’exploitation des ressources naturelles comme le lithium, dont le mode d’extraction épuise les ressources en eau.
« Le peu de quantité d’eau douce que nous avons, ils veulent l’utiliser pour extraire le lithium et le peu d’eau douce qu’il reste termine contaminée », SE lamente Iber de la communauté San Francisco de Alfasito, l’une des 33 communautés de Salinas Grandes, Le plus grand désert de sel du pays.
La « constitution lithium »
Cette situation a conduit un groupe d’intellectuels à qualifier le nouveau texte de « constitution du lithium », alors que trois projets miniers sont déjà en cours d’exploitation en Argentine dont l’un d’entre eux à Jujuy et une quarantaine en phase pilote de prospection.
Plus de soixante articles de la loi fondamentale provinciale ont été modifiés mais un point a été particulièrement décisif pour rallier des secteurs jusque-là désunis : le nouvel article 67 alinéa 4. Prohibant les barrages routiers, les occupations d’édifices publics « ou toute autre action pouvant affecter la libre circulation des personnes », la disposition avait tout pour déplaire à une pluralité de secteurs qui ont dénoncé ensemble une criminalisation de la protestation sociale.
« C’est la première fois que l’on se mobilise autant avec les communautés indigènes. Avant, on était solidaires les uns des autres mais chacun organisait les actions dans son coin », déclare Diego Marchaca, membre de la direction du Cedem, le syndicat antibureaucratique des professeurs du secondaire et tertiaire de Jujuy.
Les professeurs et les communautés autochtones ne sont pas seuls dans la lutte. Des travailleurs de tous horizons sont mobilisés. Cecilia est productrice de fleurs dans le village de Maimara et elle passe le plus clair de son temps au barrage de Purmamarca, considéré comme l’épicentre de la lutte et où se croisent les routes nationales 9 et 52 qui mènent respectivement en Bolivie et au Chili : « On se bat pour l’eau. Car sinon demain on ne se rappellera même pas qu’il y avait un fleuve ici ».
Le barrage de Perico, un des plus stratégiques car il coupe la province en deux, offre un parfait panorama de l’hétérogénéité des protestataires, réunissant des professeurs, petits producteurs, paysans, membres de communautés, voisins, vagabonds, etc.
Une réponse répressive du gouvernement
En dépit de la mobilisation historique, la réforme constitutionnelle a été approuvée le 16 juin, est entrée en vigueur cinq jours plus tard et la principale réponse du gouvernement aura été la répression et la judiciarisation.
Entre le 16 et le 20 juin, la répression policière a frappé les localités d’Abra Pampa, Purmamarca et San Salvador de Jujuy, avec un lourd bilan de 170 blessés la dernière journée. Melina était présente à Purmamarca la journée du 17 quand des policiers en uniforme et en civils ont réprimé à trois reprises, le matin, l’après-midi puis le soir, faisant plus de vingt blessés graves.
« Un adolescent a perdu un œil. Quant aux autres, la plupart ont été blessés au dos car ils se retournaient pour éviter de prendre les balles en caoutchouc dans les yeux. » Melina, opposante à la constitution lithium
Le lendemain, les différents secteurs mobilisés mais aussi des personnes venues d’ailleurs, qualifiées par le gouvernement de « touristes piqueteros », témoigneront leur indignation au barrage saccagé la veille dans une immense foule nocturne jonchée de policiers infiltrés. D’après Melina, ces derniers « font partie des services d’intelligence, ils viennent recueillir des informations, estimer le nombre de personnes, identifier les leaders, etc. »
Quelques jours plus tard, le glas sonnera de nouveau, au barrage de Périco cette fois, où la police brûlera sans vergogne les drapeaux des manifestants.
Les épisodes de répression implique chaque fois des arrestations et des détentions arbitraires (une centaine au total) qui s’accompagnent d’abus divers comme celui d’ouvrir le téléphone des détenus contre leur gré. Sont concernés les manifestants mais aussi les défenseurs de droits humains à l’instar de l’avocat Alberto Najar, mis en détention provisoire pour avoir conseillé des communautés sur un barrage. Le pouvoir provincial ne rechignera pas non plus à envoyer la police aux domiciles des manifestants ou dans les universités, bafouant les principes constitutionnels de l’inviolabilité du domicile et de l’autonomie universitaire.
Une mobilisation juridique et institutionnelle
Propulsées à la connaissance du grand public par le biais de réseaux sociaux enflammés, les abus commis ont très vite été condamnés par les organismes de droits humains du pays comme ANDHES, le Centre d’études légales et sociales (CELS) ou encore l’association HIJOS qui n’a pas hésité à comparer les violations observées avec celles de la dictature militaire.
Ces mêmes organismes ont aussi permis à la bataille dans la rue d’être portée devant les tribunaux. Au niveau local, l’association ANDHES a intenté un recours en amparo dans l’intérêt collectif des communautés de la province, demandant la nullité de la réforme pour non-respect du droit à la consultation préalable, libre et informée des peuples originaires prévu dans la convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), ratifiée par l’Argentine. Des procédures judiciaires sont également en cours aux niveaux national, inter-américain et international.
« Une communauté a par exemple subi des pressions pour donner son accord à la réforme alors qu’au départ elle avait été convoquée par le gouvernement au sujet d’une épidémie de dengue », a témoigné l’avocate Florencia Vallino, directrice d’ANDHES.
Afin de contourner la politique de mano dura (main ferme) du gouvernement provincial, les 400 communautés autochtones de Jujuy sont venues à Buenos Aires pour faire entendre leurs revendications devant la Cour suprême de la Nation et le Congrès. C’est la troisième fois dans l’histoire du pays que les communautés du Nord voyagent ainsi jusqu’à la capitale.
Le risque électoral d’une politique ultralibérale
Le signal envoyé est fort mais le déplacement du rapport de force de la province à l’État central pose toutefois des questions. Le gouvernement national est celui-même qui a toujours œuvré pour lever les barrières aux investissements des entreprises étrangères. En outre, bien qu’en Argentine la constitution prévoit que les ressources naturelles appartiennent aux provinces, c’est le gouvernement national qui perçoit la majorité des recettes fiscales liées à leur exploitation.
D’après la sociologue Maristella Svampa, Jujuy est le laboratoire de ce qui attend l’Argentine si l’un des candidats de droite aux élections présidentielles d’octobre l’emporte. Alors que les primaires viennent de mettre en tête Javier Milei, un candidat non seulement clownesque mais aussi le plus libéral à l’intérieur d’une offre électorale déjà très à droite, ce scénario s’éloigne peu à peu de la fiction.
La séquence politique qui vient de traverser le Nord-Ouest argentin restera malgré tout une référence en termes de lutte populaire. L’alliance conjoncturelle des communautés autochtones avec les professeurs et plus largement avec une partie des travailleurs a été capable de faire trembler un pouvoir provincial de Jujuy aux logiques féodales pourtant aguerries, une source d’espoir quand pas loin de la moitié du pays vit toujours sous le seuil de pauvreté (En mai 2023, le taux de pauvreté en Argentine était de 46% selon une étude de l’université Torcuato di Tella).
– David Zana
Photo de couverture © David Zana