Ce 26 avril 2019, le Brésil découvre une nouvelle mesure radicale de son nouveau président : couper les investissements de l’État aux facultés de philosophie et de sociologies. Annoncé laconiquement via Twitter, relayé par son ministre de l’Éducation, le chef de file de l’extrême droite brésilienne n’en est pas à son coup d’essai dans ses attaques frontales contre les intellectuels brésiliens. Depuis son accès à la présidence le 1er janvier 2019, Jair Bolsonaro alterne entre déclarations-chocs et rétropédalages…

C’est une fois encore en passant par Twitter, à l’image de son homologue politique Donald Trump, que Jair Bolsonaro a choisi de s’exprimer sur sa nouvelle mesure pour « redresser l’économie du pays ». Ainsi, le ministre de l’Éducation Abraham Weintraub étudie la possibilité de décentraliser les investissements dans les facultés de sciences humaines, et plus particulièrement celles de philosophie et de sociologie. L’argent ainsi récolté serait redistribué dans les facultés de médecine, de médecine vétérinaire et d’ingénierie, considérées comme plus « rentables » pour le pays, selon lui.

Un second Tweet précise l’idée de la démarche. Selon le président brésilien, le rôle du gouvernement est de respecter l’argent du contribuable en apprenant aux jeunes à lire, à écrire et à compter, afin de faire d’eux des personnes générant des revenus pour améliorer le bien-être de la famille, ce qui améliore la société tout entière. Selon lui, l’étude de sciences humaines ne permettrait donc pas de construire une société meilleure. Le ministre de l’Éducation, dans une allocution suivant les déclarations du président, a rappelé qu’il serait toujours possible de les étudier, mais dans le secteur privé sur ses fonds personnels. Dans un pays où les inégalités ne cessent d’augmenter, cela entraînerait une baisse importante des effectifs dans ces disciplines.

Cesar Fermino sur FREEIMAGES

S’attaquer aux sociologues : rien de neuf sous le soleil

Abraham Weintraub, l’actuel ministre de l’éducation, s’en prenait déjà aux facultés de sociologie et de philosophie avant l’investiture de Bolsonaro. En septembre 2018, il déclarait que les facultés du Nordeste, région pauvre et fidèle aux idées de l’ancien président Lula, devaient arrêter d’offrir ces disciplines et devaient se concentrer sur l’agronomie grâce, notamment, à la technologie d’Israël. Les 5 premiers mois de la présidence de Jair Bolsonaro ont déjà effacé le climat de lune de miel post-élections. Habitué des propos misogynes, racistes ou homophobes, l’ancien capitaine a déclaré que le nazisme émanait d’un mouvement de gauche après avoir visité le musée de l’Holocauste à Jérusalem, ou encore que le régime militaire brésilien ne fut pas une dictature. Il s’est aussi attaqué au carnaval, institution chère au cœur de tous les Brésiliens, en publiant une vidéo obscène sur son compte Twitter.

Ses mesures politiques sont tout aussi expéditives que ses propos sur les réseaux sociaux. Mais derrière des propos d’apparence légère ou provocante, il y a un véritable plan économique mené au profit des industriels et des multinationales. Par exemple, en accordant au Ministère de l’Agriculture le droit de délimiter le territoire réservé aux peuples indigènes, il espère exploiter les ressources minières de ces territoires et assimiler les cultures ancestrales. Il a aussi nommé ministre de l’Économie un ex « Chicago boy », groupe d’économistes formés à l’Université de Chicago et ayant travaillé pour la dictature chilienne d’Augusto Pinochet, du nom de Paulo Guedes, afin d’alimenter son programme libéral. Un plan politique qui aura entraîné une privatisation des aéroports et des voies de chemin de fer. Dans une économie mondiale dominée par les marchés, tout corollaire avec la politique d’un autre pays n’est peut-être pas totalement dû au hasard.

Dans ce cas, les disciplines des sciences humaines posent un véritable problème aux décideurs politiques. Notamment en perpétuant la création d’intellectuels capables de comprendre les rouages systémiques des autorités politiques des institutions modernes. Dans notre article « Comment et pourquoi le pouvoir s’attaque à la sociologie » (2016), nous avions déjà évoqué les motifs idéologiques qui poussent des gouvernements menant une politique libérale (radicale ou non) à s’attaquer de front à ces disciplines. En tentant d’expliquer rationnellement l’origine de la barbarie, des inégalités où de la violence institutionnelle, la sociologie politique est perçue comme un ennemi tout désigné des institutions libérales. Il est donc historiquement d’usage pour les régimes flirtant avec la dictature (à gauche comme à droite) de s’en prendre à l’existence des penseurs des systèmes humains. Et comment y parvenir mieux qu’en bloquant l’accès à ces études ? Mais comme le décrivait simplement Frédéric Lebaron, président de l’Association française de sociologie, refuser à un sociologue de comprendre l’origine des actions humaines, c’est un peu comme « refuser des explications géologiques aux tremblements de terre » !

Matheus Alves sur FREEIMAGES

Gouverner par des Tweets

La question de l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, élu à la majorité par un système de vote démocratique, peut alors se poser. La réponse reste complexe et ne se limite pas un « recul de la démocratie » ou à une « Trumpisation » de la politique à l’échelle mondiale. La première raison se trouve dans la situation économique difficile dans laquelle le Brésil se trouve actuellement. Les progrès économiques réalisés durant les années Lula n’ont pas été accompagnés de réformes structurelles et reposaient sur le boom des matières premières, et se sont effondrés sous la présidence de Dilma Rousseff. Les Brésiliens qui ont voté pour Bolsonaro aimeraient voir se concrétiser dans leur vie de tous les jours la 8e place du Brésil au rang des économies mondiales, cédant aux promesses de résurgence économique de l’extrême droite.

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La corruption systémique est aussi un enjeu crucial du Brésil. Depuis la dictature militaire de 1964 à 1985, il est possible de dégager des schémas de corruption entre hauts fonctionnaires de l’exécutif, parlementaires, hauts cadres des entreprises publiques et chefs de grandes entreprises privées. Durant les années de gouvernance du Parti des Travailleurs (PT) mené par Lula puis Dilma Roussef, la corruption a semblé d’autant plus forte que ses membres étaient surtout d’anciens ouvriers, des professeurs ou encore des cadres supérieurs. Paradoxe : leur enrichissement à semblé d’autant plus scandaleux à la population que celui de leurs prédécesseurs, déjà riches avant d’accéder au pouvoir. De plus, le PT est idéologiquement proche du régime chaviste au Venezuela. Même si l’Europe ne parle de la crise vénézuélienne que depuis peu, l’Amérique latine voit ses effets depuis de nombreuses années. Les électeurs brésiliens s’inquiètent, d’autant plus que nombre d’entre eux subissent quotidiennement des violences de toutes sortes, cristallisés par les taux extrêmement élevés de meurtres, ouvrant une brèche pour les politiques autoritaires. Ajouter à cela le fait que d’autres candidats modérés et progressistes n’ont pas réussi à percer dans les médias durant leur campagne présidentielle (pas assez de Tweets provocateurs?), et un personnage comme Jair Bolsonaro a pu accéder en toute facilité au plus haut niveau de pouvoir.

Le chef de file de l’extrême droite brésilienne a donc décidé de mener une politique radicale, mais n’a cessé de balancer entre ses convictions personnelles et devoirs de président. Son entourage plus modéré lui a conseillé de ne pas déménager l’ambassade brésilienne de Tel-Aviv à Jérusalem pour éviter les foudres du monde arabe, grand consommateur de viandes du Brésil. Lorsqu’il a accusé la Chine de vouloir « acheter le Brésil », il a dû se rendre à l’évidence que son premier partenaire commercial lui était essentiel. Ses idées sur la politique internationale ont de nouveau été mises au placard lorsque les cadres militaires l’ont dissuadé de participer à une coopération militaire planifiée par les États-Unis. À l’intérieur même des politiques brésiliennes, Jair Bolsonaro a dû calmer son jeu. Après avoir accusé de tous les maux la Chambre de députés et certains partis politiques, il s’est résolu à les recevoir pour discuter de la réforme des retraites. Cette réforme phare pour relancer l’économie s’est pourtant retrouvée compromise à cause de son agressivité. D’une façon générale, les tweets réguliers du président sont rarement transformés en action. Tout est dans la communication. Sa promesse d’assouplir le port d’arme à feux, par exemple, n’a pas encore été mise en œuvre, malgré ses multiples promesses de la faire passer par un décret pour éviter la bureaucratie.

Felipe Daniel Reis sur FREEIMAGES

Un futur en demi-teinte

L’arrêt des investissements de l’état brésilien dans les facultés de sciences humaines a été vivement critiqué, notamment par l’Association Nationale de Post-Graduation en Philosophie (Anpof). Dans leur communiqué, elle dénonce l’ignorance du président sur l’apport de la philosophie et de la sociologie à la société, et à quel point la formation scolaire et universitaire et la recherche académique est fondamentale pour le futur du Brésil. Des professeurs et des universités à travers le monde ont témoigné leur indignation face à la mesure, pour laquelle rien n’a encore été mis en place. Mais Pedro, un étudiant brésilien du Rio Grande do Sul, la région la plus au sud du pays, n’est pas surpris de cette déclaration : « cela ne surprend personne. […] Déjà abandonné et dévalué, le développement des sciences humaines ne sera pas, encore une fois, encouragé par le gouvernement fédéral ». Car il faut bien comprendre que l’abandon des sciences humaines, au Brésil comme ailleurs dans le monde, ne date pas d’hier. Il souligne qu’il y a bien longtemps que ces domaines sont traités avec mépris au Brésil, malgré leur importance incontestable dans le développement du pays. Il enchaîne : « Bien sûr, des réductions d’investissement encore plus importantes dans ces domaines sont préoccupantes. Cependant, cette attitude dérogatoire n’est pas exclusive au gouvernement actuel ».

L’élection de Bolsonaro apparaît comme une réponse radicale et précipitée à un ras-le-bol politique et surtout par rejet du parti de Lula qui a remporté l’élection présidentielle quatre fois de suite. Sans autre alternative politique médiatiquement présente, le choix offert à la population fut binaire. Les discours simples, populistes et empreints de préjugés n’ont pas fait reculer des Brésiliens désillusionnés qui ont été très nombreux à ne pas voter ou à voter blanc, même au deuxième tour, sans succès.

Aujourd’hui, le rétablissement de l’ordre et la relance de l’économie ne sont pas encore au rendez-vous, mais le gouvernement Bolsonaro a prévu plusieurs mesures phares pour suivre ses promesses politiques. Pedro croit cependant en un redressement économique de son pays : « Si Paulo Guedes, ministre de l’Économie, est capable de mettre en pratique les propositions économiques présentées lors de la campagne électorale, l’amélioration de l’économie nationale sera sans précédent ». Reste à savoir à quel prix ? Celui du sacrifice des richesses de l’Amazonie ? des déplacements de populations ? de nouveaux incidents industriels ? d’une augmentation des pollutions ?


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