Depuis les attentats de Paris et le glissement sécuritaire qui encadre l’État d’urgence, la sociologie n’est pas en odeur de sainteté dans les discours politiques de droite comme de la « gauche » institutionnelle d’ailleurs. Si elle ne l’a jamais vraiment été, l’étau se resserre contre une rare discipline scientifique qui offre les outils intellectuels de compréhension du monde dans toute sa complexité. Une discipline essentielle dans la lutte contre les « systèmes » et institutions qui soumettent les Hommes à de quelconques structures fussent-elles religieuses, économiques ou politiques. Comment et pourquoi le pouvoir s’attaque à la sociologie ?

Les observateurs attentifs l’auront remarqué, depuis quelques temps, dans les discours des puissants, relayés par de trop nombreux médias mainstream, la sociologie politique est le nouvel ennemi désigné. La cause ? En tentant d’expliquer rationnellement l’origine de la barbarie, la sociologie prendrait soi-disant la défense des terroristes. Certains allant jusqu’à parler de « culture de l’excuse » pour chercher à camoufler l’importance de comprendre des phonèmes complexes qui génèrent, par exemple, le terrorisme ou des oppressions de classe.

Victime d’oser la rationalité au détriment de l’affect et de la réactance, « le sociologue » se risque à regarder plus loin que l’émotion collective en observant le terrorisme comme un objet d’étude, un fait social, pas juste comme étant l’action isolée de fanatiques. « Aucune explication ne doit être recherchée » n’ont cessé de marteler le gouvernement d’Emmanuel Valls autant que leurs opposants politiques de droite après les attentats de Paris. Mais pourquoi soudainement tenter de faire passer les chercheurs en géopolitique ou en sciences humaines pour des alliés de Daesh ? Quel danger la recherche sociale représente-t-elle pour les autorités ?

TheyLive-shepardStreet-Art : Shepard Fairey

La sociologie, une arme intellectuelle indispensable

Usul publie un court-métrage intitulé La pensée 68 : sociologie et culture de l’excuse (à découvrir ci-dessous). Il s’y attarde à définir le rôle de la sociologie en société, en quoi elle est infiniment nécessaire et surtout pourquoi elle gène les puissants au-delà du spectre de l’origine du terrorisme. Quoi qu’on puisse penser du youtubeur, il y expose brillamment comment la politique politicienne, à travers des discours aussi séduisants que méthodologiquement creux, ont réussi à transmettre à une part de la population l’idée que l’explication sociologique se résumerait à une tentative d’excuse des faits étudiés, dont le terrorisme. Une vision caricaturale, totalement déconnectée de la réalité des champs d’étude. Ainsi, le chercheur qui voue sa vie à comprendre les mécanismes complexes des sociétés humaines s’est vu soudainement réduit à un partisan, malgré lui, du terrorisme.

Une propagande qui s’explique soit par une profonde incompréhension de ce qu’est la sociologie, soit par un bashing idéologique parfaitement conscient envers une science qui déshabille la société sous toutes les coutures et, forcément, en y incluant les structures des pouvoirs. Pourtant, refuser à un sociologue de comprendre l’origine des actes, c’est un peu comme « refuser des explications géologiques aux tremblements de terre », s’est indigné Frédéric Lebaron, président de l’Association française de sociologie. De même, est-ce qu’un chercheur qui tente de comprendre comment est apparu Ebola pour mieux le combattre se fait l’allié des virus ? Et pourtant, les attaques contre les sciences humaines sont plus virulentes que jamais.

La sociologie, c’est avant tout l’étude de la société et des phénomènes sociaux qui la régissent. Elle étudie notamment les mécanismes « invisibles » (ou méconnus car complexes) qui influencent les actions des individus dans leur groupe social, au travail, à l’école ou plus largement dans un contexte politique d’une nation. Ainsi, la sociologie n’a pas pour vocation à améliorer le monde ni même de faire de la politique mais d’offrir des outils rationnels et scientifiquement valides de compréhension du monde. La société peut effectivement tirer projet – ou instrumentaliser – des conclusions sociologues. Par conséquent, la sociologie se positionne à l’extrême opposé de tous les discours animés par l’émotion ou l’idéologie, et non par la raison. C’est en toute logique que ces sociologues critiques deviennent « les premiers empêcheurs de tourner en rond » d’un gouvernement où la morale (et non l’éthique) semble dicter des décisions politiques de plus en plus conservatrices. Logique intarissable dans dans une époque troublée où la politique se confond avec le marketing de la start-up nation. Le personnage politique cherche à séduire son électorat par des phrases toutes faites là où le chercheur en science sociale expose des phénomènes complexes fondé sur l’observation et l’analyse.

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Cette atteinte organisée à une discipline scientifique, déjà sous le feu des critiques des penseurs de droite et d’extrême droite depuis des décennies, est signe que la sociologie met souvent le doigt où ça fait mal. Notamment, dans le cas précis du terrorisme systémique ou de phénomènes communautaires, en replaçant certaines figures politiques devant les conséquences funestes de leurs décisions passées et plus globalement de nos politiques étrangères et des manœuvres militaro-industrielles occidentales dans les pays arabes ou orientaux. La cause de cette guerre contre le savoir se trouve peut-être ici… Les conclusions des chercheurs pointent parfois un modèle de société que d’autres cherchent à défendre ardemment dans leurs ambitions politiques.

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Fuite devant les responsabilités, ce déni de l’explication sociologique devant les phénomènes est non seulement un non-sens total, mais il tente également de replacer l’individu dans sa position de passivité, le privant d’un outil intellectuel indispensable dans la compréhension des systèmes de pouvoirs et des mécanismes d’oppression. Car, en effet, sans recul sur la société et les structures qui la composent, les individus répondent sans introspection possible aux éléments basiques qui leur sont offerts : buzz, faits divers, évènements chocs, politique people, polémiques identitaires, etc… Et qui donne aujourd’hui à manger à nos cerveaux disponibles ? « Pour bien combattre un adversaire, il faut le connaître. C’est le moyen de mobiliser les esprits et de donner une efficacité à l’action publique » rappelle Marcel Gauchet sur France Inter.

Luttez ! Ouvrez vos livres de sociologie

En résumé, si les institutions voulaient créer des individus vraiment libres, capable de changer le monde, la sociologie serait largement enseignée à l’école. Bien au contraire, tout semble fait pour limiter le développement des sciences humaines au nom de l’austérité. Peut-être doit-on comprendre que des individus instruits, bien trop capables de comprendre les mécanismes complexes qui régissent l’establishment, même à l’intérieur de structures démocratiques, risqueraient à terme d’ébranler celui-ci. Et c’est précisément des décennies d’études sociologiques qui nous permettent, Bourdieu merci, d’avoir pleinement conscience des mécanismes d’auto-défense des institutions, allant parfois jusqu’à user de la violence pour faire taire toute menace intellectuelle.

Alors n’attendez-plus, entrez en résistance, ouvrez vos livres de sociologie !


Sources : socio.umontreal.ca / lemonde.fr / Image à la une : Street-Art attribué à Banksy

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