Depuis près de 50 ans, les algues vertes prolifèrent chaque année sur le littoral breton. Ces échouages massifs ont des conséquences environnementales et sanitaires désastreuses, liées à la décomposition des algues qui rejette des gaz toxiques. Si le lien entre cette pollution et l’agriculture industrielle est bien établi, le plan de lutte du gouvernement n’a consisté qu’en des mesures d’optimisation environnementale, sans action sur les racines du problème. Au lieu de faire évoluer durablement les pratiques agricoles, l’Etat continue à faciliter l’installation de fermes-usines en Bretagne, un territoire déjà saturé d’élevages industriels, au mépris des risques sur l’environnement et la santé.
Chaque année, des pans entiers du littoral breton sont recouverts d’algues vertes. L’été 2020 n’a pas fait exception à la règle, avec une hausse d’au moins 15% par rapport aux moyennes calculées depuis 2002, d’après les estimations du centre d’étude et de valorisation des algues (Ceva). Naturellement présentes dans l’écosystème marin breton, ces algues prolifèrent chaque année à l’approche de la période estivale, créant de véritables marées vertes. Depuis sa première apparition en 1971, ce phénomène n’a cessé de prendre de l’ampleur.
L’agriculture industrielle en cause
Entre-temps, les causes de la prolifération des algues vertes ont pu être précisément établies. Comme le révèle un rapport de l’ONG Greenpeace, trois raisons principales l’expliquent : le peu de profondeur et la clarté de la mer, qui rend la photosynthèse plus efficace, le faible courant qui ne permet pas de disperser les algues au large, et la saturation des eaux bretonnes en nitrates, qui fournissent des nutriments dont elles se nourrissent. Avant l’apparition des marées vertes, dans les années 1960, le taux moyen de nitrate était de 5 mg/litre. Un chiffre qui a grimpé pour atteindre les 33 mg/litre à l’heure actuelle, après avoir culminé autour de 50 mg/litre dans les années 2000.
Cette concentration alarmante, l’une des plus élevées d’Europe, a une explication simple : le développement de l’agriculture industrielle dans la région. Les nitrates sont en effet présents dans les engrais utilisés pour fertiliser les sols et dans les déjections animales issues des très nombreux élevages intensifs de Bretagne. Ne couvrant que 7% de la surface agricole française, la région concentre 50% des élevages de porcs et de volaille du pays, ainsi que 30% des élevages bovins. Favorisé entre autres par la Politique agricole commune (PAC), l’industrialisation de l’agriculture bretonne est un processus ininterrompu depuis l’après-guerre : les élevages y sont de moins en moins nombreux, mais de plus en plus étendus et peuplés.
Un gaz mortel dégagé par la décomposition
Après de fortes disparités d’année en année qui s’expliquent par la pluviosité, la houle ou encore la luminosité au printemps, ce phénomène est en augmentation en 2020, et pose de sérieux problèmes. « Comme toute prolifération d’une espèce particulière, une marée verte perturbe la biodiversité locale », explique Philippe Menesguen, auteur d’un livre à ce sujet. « On observe une diminution, voire une suppression, des bivalves enfouis, avec une remontée près de la surface des espèces les plus résistantes ». La décomposition des importants volumes échoués génère en effet des gaz et des liquides très nocifs pour la faune et la flore.
Dès qu’elles s’amoncellent et qu’une croûte se forme au soleil, la fermentation des algues après 24 ou 48 heures dégage du sulfure d’hydrogène (H2S). A concentration élevée, ce gaz peut s’avérer mortel en quelques minutes en cas d’inhalation par l’homme ou par les animaux. Depuis plusieurs décennies, de nombreux décès ont ainsi été constatés, le premier accident aux circonstances suspectes remontant à l’année 1989. Le drame le plus marquant demeure celui lié à Thierry Morfoisse, un employé chargé de transporter des algues vertes, retrouvé mort sur son lieu de travail en juillet 2009. Le lien entre son activité et le décès ne sera reconnu qu’en 2018. Un joggeur a également perdu la vie en 2016, à l’endroit même où 36 sangliers avaient été retrouvés morts des suites d’une intoxication trois ans auparavant.
Un scandale volontiers minimisé
Les lourdes implications sanitaires et environnementales des marées vertes ont poussé certains à investiguer en profondeur le phénomène. Vendue à plus de 30.000 exemplaires, la bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite, d’Inès Léraud et de Pierre Van Hove, retrace ainsi plusieurs années d’enquête sur le terrain et dénonce la mise à l’écart des experts, les mensonges de certains élus et la pression des lobbies de l’agro-industrie. Les auteurs, qui dénoncent une véritable omerta depuis des décennies, montrent comment des pièces compromettantes ont été retirées des dossiers ou comment des demandes d’autopsie ont été refusées par les autorités. On ne touche visiblement pas au juteux business des élevages industriels.
Dans une région qui tire également ses revenus du tourisme, les autorités auraient en effet tout intérêt à éviter que l’affaire ne s’ébruite, et à minimiser les dommages occasionnés. Une enquête que vient compléter l’ouvrage Algues vertes, un scandale d’Etat, d’Yves Marie Le Lay, président de l’association La Sauvegarde du Trégor. Publié au mois d’octobre dernier, ce livre tente de rassembler toutes les informations sur le sujet, insistant sur la lourde menace que font peser les marées vertes, tant sur l’environnement que sur la santé publique. Pour espérer maîtriser les proliférations d’algues dans les baies bretonnes, réduire les flux de nitrates est aujourd’hui le seul levier disponible.
L’élevage industriel toujours encouragé par l’État
Pour tenter d’y parvenir, les autorités ont mis en œuvre un Plan de lutte, censé s’arrêter en 2021 mais finalement prolongé de deux à trois ans, qui s’articule autour de trois axes : le ramassage systématique des algues vertes échouées sur les plages afin d’éviter leur décomposition ; l’interdiction d’accès aux zones concernées en cas d’impossibilité de ramassage ; et diverses actions impliquant les agriculteurs et l’ensemble des autres acteurs locaux. Si la concertation entre ces derniers constitue une réelle avancée, les mesures concrètes qui sont mises en place relèvent malheureusement plus de l’optimisation que d’une volonté réelle d’agir sur les causes du problème.
L’accroissement de la part de l’herbe dans les systèmes fourragers, le traitement des excédents d’azotes et l’amélioration des successions culturales constituent des objectifs souhaitables repris par le plan de lutte, mais ils ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Une rupture adaptée à l’urgence de la situation nécessiterait en effet de changer durablement les systèmes de production agricole. Aux antipodes de cette ambition, l’État français continue d’assouplir les contraintes préalables à l’agrandissement ou à la création d’élevages de grande taille en introduisant un nouveau régime dans la catégorisation des Installations Classées pour la Protection de l’environnement (ICPE).
Les autorités publiques semblent donc une nouvelle fois faire prévaloir les intérêts économiques sur les intérêts sanitaires et environnementaux. Pour protéger la Bretagne de ces marées vertes toxiques, une réglementation plus stricte des pollutions agricoles devrait pourtant être mise en place par l’État français, en plus du soutien à une évolution radicale du système agricole. Mettre un terme à l’industrialisation de l’agriculture – pour cette raison et tant d’autres – et engager une réelle transition écologique demeure en effet la solution la plus efficace pour préserver les écosystèmes et la santé des citoyens.
Raphaël D.