À l’heure où la résilience alimentaire locale s’impose comme une nécessité absolue pour lutter contre les ravages de la mondialisation, les agriculteurs doivent se réapproprier leurs moyens de production, à commencer par les semences. Au cœur du processus de production de nourriture, les graines n’appartiennent en effet plus à ceux qui nous nourrissent. La logique capitaliste de marchandisation du monde et de standardisation des produits a mené à la négociation du vivant et à la chute de la biodiversité cultivée. Pour faire le point sur ce vaste sujet et explorer les solutions qui se mettent en place, le podcast Les champs des Possibles a consacré un épisode à la privatisation des semences.

L’alimentation et l’agriculture constituent certains des leviers d’actions les plus efficaces pour contribuer à l’évolution des modes de production, alors que les suites de la pandémie remettent une nouvelle fois en cause notre système agro-alimentaire mondialisé. Lancé dans le courant du mois de mai, le podcast Les champs des Possibles s’intéresse ainsi à l’agriculture d’aujourd’hui et de demain. Entre témoignages de ceux qui s’engagent à cultiver mieux et localement, focus sur des enjeux-clés de notre modèle agro-alimentaire et techniques concrètes qui permettent à une nouvelle agriculture de voir le jour, Les champs des Possibles fournit des clés pour reprendre le contrôle de notre assiette et redonner vie à nos terres.

Disponible gratuitement sur les plateformes d’écoute classiques, le podcast est également à écouter sur Imago TV, le « Netflix » des transitions. Ce site de streaming gratuit a pour vocation d’apporter une visibilité et une crédibilité aux contenus vidéo et audio de créateurs indépendants et engagés. C’est ainsi qu’Imago compte lancer très prochainement un label indépendant de podcast, qui comprendra notamment Les champs des Possibles.

À l’origine, une biodiversité cultivée

« En entamant ma transition alimentaire, j’ai réalisé que l’accès à l’information était souvent difficile. J’ai voulu remédier à cela à mon échelle en proposant d’explorer de nombreux sujets liés à notre système agro-alimentaire » explique Lou Aendekerk, à l’origine du projet. « Concernant les semences par exemple, les sources sont variées et parfois contradictoires alors qu’il s’agit d’un sujet fondamental. J’ai donc voulu proposer deux épisodes complets autour de ce thème », poursuit-elle. Dans le premier d’entre eux, dédié à la privatisation des semences, elle dresse un historique de la situation, précise les différents cadres juridiques qui interviennent et présente les solutions qui voient le jour.

Deux épisodes du podcast Les champs des Possibles sont consacrés à la problématique des semences.

Depuis que l’agriculture existe, les semences sont conservées et reproduites chaque année par les paysans. Les plantes les plus autonomes, les plus productives et les plus belles étaient ainsi sélectionnées par les agriculteurs eux-mêmes pour fournir les meilleures graines à semer à la saison suivante. Ce processus, appelé sélection massale, a permis d’adapter les récoltes aux différents terroirs et de créer d’innombrables variétés locales, représentatives d’une large biodiversité cultivée et d’un savoir-faire ancestral.

Des règlements européens pour privatiser les semences

Après la seconde guerre mondiale, le marché commun européen qui émerge s’accommode mal de ces particularismes locaux. Une définition commune des variétés va être recommandé pour faciliter la libre circulation des marchandises et les échanges commerciaux. Surtout, l’idée dominante de ces réglementations sera de prioriser sur la croissance de la production. Divers règlements européens s’imposent donc peu à peu aux États afin de privatiser les semences et de les commercialiser. L’Union européenne a surtout mobilisé deux outils juridiques pour y parvenir : le brevet, qui protège surtout les OGM, et le Certificat d’Obtention Végétale (COV). Ils assurent à leur détenteur une exclusivité de commercialisation sur la semence ainsi protégée et/ou un droit de « royalties » dans le cas où d’autres personnes commercialisent ou se servent de ces semences.

Le COV protège une variété qui remplit plusieurs critères : la distinction, l’homogénéité, la stabilité ainsi qu’une valeur agronomique satisfaisante, ou en d’autres termes, une productivité élevée. Dans la pratique, cela va favoriser les variétés adaptées à la mécanisation basée sur les énergies fossiles et au recours massif aux engrais et pesticides chimiques qui permettent d’augmenter artificiellement les rendements. Le marché des semences est ainsi réservé aux variétés standardisées dépendantes du paquet technologique issu de la pétrochimie qui est vendu aux agriculteurs. Les grilles de la prison se sont peu à peu refermées sur les professionnels.

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Une législation pensée pour l’industrie

Seules les semences présentes dans le Catalogue des variétés, qui détiennent donc un COV, peuvent en effet être commercialisées. Or, les paysans ont toujours cherché à garder une grande diversité afin de permettre à leurs semences de s’adapter chaque année à la variabilité des terroirs, des climats et des conditions de culture. Mais en instaurant ces différents critères, le COV rejette cette diversité et par la même occasion les semences paysannes. Les agriculteurs perdent ainsi le droit de commercialiser leurs propres productions de semences.

Ces réglementations ont manifestement été pensées pour le développement d’une filière industrielle. C’est ainsi qu’après de multiples rachats qui ont renforcé leur oligopole, les quatre premières multinationales de l’agrochimie (Bayer/Monsanto, Dow-Dupont, ChemChina-Syngenta et BASF) détenaient en 2019 plus de 60 % du marché mondial des semences commerciales. Au niveau de notre assiette, cela signifie d’après la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) que 75% des aliments de la planète proviennent d’à peine 12 espèces végétales et 5 animales.

La reproduction des semences rendues inintéressantes

Après avoir accaparé le marché des semences à coup de brevets et d’enregistrement de nouvelles variétés, les multinationales semencières ont pu mettre au point certains procédés biologiques qui permettent de stériliser directement leurs graines et de rendre inintéressante la reproduction des semences par les paysans. C’est le cas des OGM Terminator (qui ont provoqué un tel scandale que les multinationales ont momentanément renoncé à les commercialiser) et des semences hybrides. Aussi appelée F1, ces dernières représentent aujourd’hui l’écrasante majorité des graines plantées chez nous. Par un procédé complexe, ces semences permettent un accroissement des productions de la plante et une homogénéisation qui rend la mécanisation plus aisée.

Les semences, à la base de l’agriculture, n’appartiennent plus aux paysans – Pixabay

Mais cette « épuration » se fait au détriment des facteurs de fertilité et de la qualité nutritionnelle. L’agriculteur ne peut plus utiliser une partie de sa récolte comme semences, les graines issues de la culture de cette deuxième génération donnant une récolte catastrophique. S’il on peut penser que l’augmentation du rendement peut tout de même constituer une bonne affaire pour le paysan, c’est sans compter qu’il sera contraint de racheter ces semences commerciales chaque année et d’acheter la totalité du paquet technologique vendu par la même industrie s’il veut s’assurer ce rendement, mettant le doigt dans un engrenage d’endettement massif. Un cercle vicieux, couplé à celui de la mécanisation et des prix tirés vers le bas, qui pousse certains agriculteurs à la banqueroute, voire au suicide.

La lutte pour la libre circulation des semences

Aujourd’hui, les semences dites « libres », qui ne figurent pas dans ce fameux catalogue, sont interdites à la commercialisation. Il faut toutefois noter que ce terme de commercialisation recouvre en droit toute forme d’échange de semences (vente, don, troc) réalisés « en vue d’une exploitation commerciale ». Si l’on s’en tient au texte de loi, on pourrait donc penser qu’il n’est pas interdit de vendre des semences libres à des personnes qui ne les exploiteront pas commercialement, tels que les jardiniers amateurs. C’est sans compter sur l’interprétation jurisprudentielle des cours européennes et françaises qui incluent dans cette notion d’exploitation commerciale les jardiniers amateurs.

La privatisation des semences, qui a mené la disparition irréversible de 75% de la biodiversité cultivée d’après la FAO, fait donc réagir de nombreux paysans et adhérents à la cause qui militent pour la libre circulation des graines. Grâce à cette lutte, quelques évolutions de la législation voient le jour. Le nouveau règlement européen sur l’agriculture bio prévoit par exemple qu’en janvier 2021, les semenciers bio pourront commercialiser leurs semences paysannes. S’il s’agit d’un progrès notable pour l’Union européenne, elle entend conserver un certain contrôle sur les semences et il faudra donc suivre la suite de la procédure avec attention. En France, la loi relative à la transparence de l’information sur les produits agricoles et alimentaires promulguée le 10 juin dernier a consacré un article à la possibilité de vendre des semences de variétés du domaine public non-inscrites au Catalogue officiel à des amateurs. Bien que sur le plan du texte, cela ne fait que confirmer le règlement européen, il s’agit en pratique d’une première victoire car la France marque son engagement envers une interprétation plus favorable à la libération des semences paysannes. La Commission européenne s’oppose cependant déjà à cette avancée.

Désobéissance civile et semences paysannes

Face à la lenteur du monde politique à prendre des mesures efficaces, certains paysans s’organisent et pratiquent la désobéissance civile. Ils vendent, échanges ou donnent des semences paysannes, malgré les interdictions. Ils contribuent ainsi à préserver des variétés plus anciennes et à offrir au consommateur plus de goût et de diversité dans son assiette. Le deuxième épisode consacré aux semences du podcast Les champs des possibles consiste ainsi en une interview d’un semencier professionnel qui commercialise des semences paysannes et partage ses conseils pratiques pour commencer à récolter ses propres graines !

Ces paysans militants, à la base de l’agriculture de demain, contribuent à faire bouger les lignes dans le monde entier. En effet, si la situation en Europe est encore largement problématique, la privatisation des semences a des impacts encore plus ravageurs dans des parties du globe où la sécurité alimentaire n’est pas acquise. Ce commerce du vivant prive certaines populations de nourriture, menace la survie des agriculteurs et détruit encore davantage une biodiversité en danger. Dans ces pays aussi, des paysans se sont relevés pour reprendre le pouvoir de leurs semences et de leur nourriture. Ces exemples inspirants, tout comme les initiatives telles que Les champs des Possibles qui accompagnent la transition, permettent d’espérer une évolution des modes de production alimentaire pour un modèle agricole plus local, plus résilient et plus durable.

En savoir plus : Podcast les champs des Possibles

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