Dans notre système démocratique républicain, la Constitution a pour but de protéger les citoyens des abus des représentants. Et dans ce cadre, il apparaît normal qu’un contre-pouvoir puisse contrôler que ce fondement suprême soit bien respecté. Pour autant, notre Cinquième République est conçue d’une telle manière que la réalité est très loin de cet idéal.

On parle bien peu d’eux, mais la réforme des retraites initiée par Emmanuel Macron les a remis sur le devant de la scène. Et une nouvelle fois, les « Sages », comme on les appelle bien curieusement, n’ont fait que défendre le gouvernement en place.

Grande manifestation du 6 avril 2023 contre la retraite à 64 ans, des Invalides à la place d’Italie à Paris. Source : Flickr

Une composition qui pose question

Bien sûr, on pourrait largement s’attarder sur le fait que notre actuelle Constitution n’a pas été écrite par le peuple et qu’elle a été validée par un corps électoral dont la plupart des composants sont aujourd’hui décédés. Par là, on pourrait sans doute déjà remettre en cause sa légitimité.

Mais on peut également s’offusquer sur la manière dont a été construit l’organe censé veiller au respect du fondement de notre Cinquième République : Le Conseil constitutionnel. Il faut d’abord savoir que ses neuf membres sont nommés par les présidents de la République, de l’Assemblée nationale, et du Sénat pour une durée de neuf ans. Tous les trois ans, un tiers du Conseil est renouvelé. Nicolas Sarkozy et François Hollande, en tant qu’anciens chefs de l’État, auraient de même le droit d’y siéger, mais ne le font pas.

Or, ceux qui choisissent les « sages » sont aussi ceux qui fabriquent la loi.

Il apparaît pourtant absurde que des individus en capacité de créer des règles anticonstitutionnelles soient également ceux qui nomment les personnes chargées de vérifier la validité de leurs propositions. C’est un peu comme si une équipe sportive désignait elle-même l’arbitre d’un match.

Salle des délibérés du Conseil Constitutionnel (Paris) . Cette salle était auparavant le salon de travail de la princesse Clotilde de Savoie, épouse du prince Jérôme Napoléon. Source : Wikicommons

Quatre membres sur neuf choisis par la Macronie

Évidemment, en procédant de cette manière, les « Sages » ne peuvent être qu’idéologiquement proches du gouvernement, d’autant plus que les présidents de la République, de l’Assemblée et du Sénat sont tous d’obédience néolibérale depuis plusieurs décennies.

Ainsi, trois des membres actuels ont été nommés par Gérard Larcher, président Les Républicains (LR) du Sénat depuis 2014. Quatre autres ont été désignés par Emmanuel Macron et Richard Ferrand (Renaissance, ex La République en marche (LREM)). Enfin, les deux derniers ont émergé durant le quinquennat Hollande. Cette paire-là sera d’ailleurs remplacée en 2025 par deux individus choisis par la Macronie, ce qui portera le Conseil à six personnes sur neuf qui devront leur poste à un partisan de Renaissance, le parti présidentiel.

Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi cette institution a validé la réforme des retraites alors qu’elle a clairement été installée en violant la constitution, comme l’expliquaient 65 enseignants-chercheurs dans une tribune au Monde. Les plus naïfs pourront sans doute rétorquer qu’être désigné par quelqu’un ne signifie pas pour autant qu’on lui jure fidélité ni qu’on épouse les mêmes idées que lui. Et pourtant…

L’idéologie dominante comme ligne directrice des « sages »

Pourtant, quand on se penche de plus près sur le parcours des membres, il y a de quoi s’inquiéter, et même s’insurger. Laurent Fabius, président de l’institution, ancien premier ministre, notamment impliqué dans l’affaire du sang contaminé, est bien connu pour son « social libéralisme ». Certains ont également remarqué que son fils, Victor Fabius, travaille pour le cabinet McKinsey avec qui le gouvernement collabore étroitement et à l’origine d’un scandale.

Michel Pinault, sortie de la prestigieuse école de commerce HEC et diplômé de l’ENA, s’est illustré par sa pratique du pantouflage dans les années 90 puisqu’il est passé du Conseil d’État au géant de l’assurance Axa. Le genre d’entreprise qui doit se réjouir de cette réforme des retraites qui favorisera les fonds de pensions privées.

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Corinne Luquiens demeure une totale inconnue pour le grand public. Elle a fait l’essentiel de sa carrière à l’Assemblée nationale à des postes administratifs jusqu’à obtenir sa place actuelle. Jacques Mézard est un fidèle d’Emmanuel Macron. Soutien de la première heure, il a d’abord écrit le volet agriculture de son programme avant d’en devenir le ministre.

François Pillet a longtemps œuvré dans le monde politique avant d’atterrir au Conseil. Maire, puis sénateur apparenté LR, il a notamment appuyé la candidature de François Fillon en 2017. Le même Fillon qui défendait, quant à lui, le report de l’âge de départ à la retraite à 65 ans…

Alain Juppé n’est sans doute plus à présenter tant il traîne un nombre incalculable de casseroles. Condamné pour « prise illégale d’intérêts » dans l’affaire des emplois fictifs du RPR, lui aussi proposait la retraite à 65 ans dans son programme pour les présidentielles de 2017.

Jacqueline Gourault a également une longue carrière politique derrière elle. Élue du MoDem, parti affilié à la majorité, elle a été ministre de Macron pendant presque cinq ans avant que ce dernier ne la nomme au Conseil constitutionnel.

François Seners doit sa place à Gérard Larcher qui l’a nommé en 2022. Il faut dire qu’il n’était autre que son directeur de cabinet entre 2014 et 2017. Auparavant, il avait également travaillé avec Rachida Dati et François Fillon.

Véronique Malbec est surtout connue pour avoir été liée à une polémique ahurissante concernant Richard Ferrand. C’est en effet l’ancien président de LREM qui l’a désignée à ce poste. Seulement, elle était aussi la responsable hiérarchique du procureur qui a classé sans suite l’affaire des Mutuelles de Bretagne qui impliquait directement Ferrand. Un simple hasard sans doute…

Une institution impliquée dans plusieurs scandales

Pour ceux qui seraient encore convaincus de l’impartialité de ce Conseil et de leur point de vue neutre sur la réforme des retraites, notons donc pourtant que cinq membres sur neuf ont déjà publiquement déclaré leur volonté d’un report de l’âge légal de départ ou ont, tout au moins, soutenu des personnalités qui avaient ce souhait.

Et pour donner du corps à cette connivence entre cette structure et les gouvernements successifs, qui défendent tous la même politique antisociale depuis des lustres, on peut également rappeler que ce n’est pas la première fois qu’une telle polémique se déclenche.

Rappelons ainsi qu’en 1995, le Conseil a bafoué le droit pour pouvoir valider les comptes de campagne frauduleux de Jacques Chirac. Les « Sages » sont aussi régulièrement accusés d’être perméables aux lobbies qui tentent très souvent de les influencer pour qu’ils censurent des lois défavorables à leurs intérêts. Marianne révélait que c’était particulièrement le cas du MEDEF.

Plus ironique encore, les garants de notre texte suprême n’ont même pas été capables d’appliquer la Constitution en ce qui concerne leur salaire. Au début du XXIe siècle, on les soumet à l’impôt sur le revenu auquel ils n’étaient pas assujettis jusqu’alors. Pour compenser cette « perte », le gouvernement décide alors de leur accorder une rallonge. Sauf qu’il n’en avait pas l’autorisation puisque la 5e République stipule que ce pouvoir appartient au parlement. Ce qui n’a pas empêché les « Sages » d’en bénéficier pendant plus de vingt ans avant que quelqu’un ne s’aperçoive de quelque chose !

Une constitution par et pour le peuple

On l’aura compris, le Conseil constitutionnel n’a rien de représentatif ni de populaire. Il symbolise à l’inverse un entre-soi et des petits arrangements entre amis qui pourraient dégoûter n’importe qui de la politique. Placer l’avenir des Français entre les mains d’un groupe de presque 72 ans de moyenne d’âge a d’ailleurs de quoi interloquer. Comme nous l’avons dit, la Constitution devrait au contraire nous protéger des abus des gouvernements.

Dans cette optique, il demeure primordial que le Conseil constitutionnel soit composé de véritables représentants du peuple. Il est donc absurde qu’ils soient désignés par des politiciens professionnels. À l’inverse, un tirage au sort, comme réalisé pour les jurys d’assise ou pour les conventions citoyennes, pourrait apparaître comme une piste intéressante. Mais avant d’en arriver là, il faudrait impérativement changer de constitution.

– Simon Verdière


Photo de couverture : Les Sages du Conseil, avril 2019. Source : Conseil constitutionnel

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