Homo Sapiens a durement sous-estimé le mouton domestique des siècles durant, lui attribuant douce stupidité et vide intérieur. Et pourtant, de nombreuses études prouvent ses excellentes capacités cognitives.

Ovis Aries, ou le mouton domestique, a bénéficié d’un regain d’intérêt depuis quelques décennies. Bonne mémoire, capacité à reconnaître leurs pairs (et même des visages humains !), vie sociale riche et complexité émotionnelle, cette espèce n’a rien à envier à ses congénères chevaux, chiens ou primates. De quoi revoir l’imaginaire de notre espèce sur celle que nous côtoyons depuis plusieurs millénaires.

Source : Pexels Adrian Dorobantu

Histoire de croyances

Ovis Aries souffre d’une piètre réputation. On lui attribue, entre autres qualités, la bêtise, le mimétisme outrancier, la gentillesse exploitable et la dépendance. Alors que de nombreux rapports scientifiques[i] démentent progressivement ces théories, la question de savoir d’où nous viennent ces stéréotypes se pose.

Profondément enraciné dans la culture populaire, le jugement des animaux comme êtres inférieurs aux humains a été théorisé par Aristote, dans sa scala naturae (« échelle de la nature »), qui hiérarchise les êtres vivants à l’aune de critères humains. En haut, dieu et les anges, puis les humains. Plus bas, les animaux « nobles » comme les lions et les éléphants. Puis, les « utiles », tels que vaches et moutons, et, en bas de l’échelle, les poissons, les mollusques, le végétal, le minéral.

Trois exemples d’illustrations de la scala naturae à travers les siècles

Cette théorie est largement adoptée en Europe jusqu’aux révolutions scientifiques du XIXème siècle, dont la figure la plus connue est Charles Darwin. Elle a perduré des siècles durant dans l’imaginaire humain. La valeur du mouton lui vient de son utilité, puisqu’il produit lait, laine et viande ; il n’en a pas d’autre. Dans un épisode du Quart Livre de François Rabelais, Panurge jette un mouton par-dessus la balustrade d’un bateau… immédiatement suivi, volontairement, par tout le troupeau. Jones, en 1821, décrit le mouton comme « le plus utile des petits quadrupèdes ».

L’imaginaire contemporain ne s’est pas défait de ces pensées. L’espèce est moquée au travers d’expressions fréquemment utilisées pour faire référence à un humain suiveur, obéissant, stupide et sans volonté propre. Malgré la diffusion d’études ou de vidéos et l’intérêt de certains, sa réputation a la vie dure.

Une cognition mésestimée

Recherches menées et études publiées, les moutons sont, finalement, des animaux très complexes. Non contents de posséder des fonctions exécutives performantes [ii] (attention, capacité à planifier, flexibilité cognitive, …), ils font preuve d’une excellente mémoire et d’une redoutable capacité d’apprentissage.

Source : PEXELS Ekrulila

Ces facultés ont été notamment été prouvées lors d’expériences au cours desquelles les individus testés sont parvenus à mémoriser et maîtriser un labyrinthe [iii] relativement complexe, ou lorsque, confrontés au choix entre deux seaux couverts, ils sont parvenus à se souvenir dans lequel l’expérimentateur avait placé la récompense nutritive.

« ILS SONT, EN FAIT, TRÈS INTELLIGENTS, BEAUCOUP PLUS QUE CE QUE L’ON POUVAIT CROIRE. DANS DES TÂCHES COMPARABLES, LEURS PERFORMANCES SONT AUSSI BONNES QUE CELLES DES SINGES ». Jennifer Morton, neurologue, université de Glasgow

Une autre de leurs compétences a enflammé le net, lorsque révélée. Ces ovidés sont capables de reconnaître les visages de leurs pairs… et des visages humains. En 2001, une étude relatant les expériences dirigées par Keith Kendricks révèle la capacité des moutons à, non seulement différencier 25 paires de visages de leur espèce, mais à s’en souvenir pendant 2 ans et, ce faisant, activer les mêmes régions du cerveau et les mêmes circuits neuronaux que les humains. De fait, lorsqu’une photographie d’un compagnon dont ils se souvenaient leur était présentée, les moutons bêlaient vers la photo comme s’il était là.

Lorsque Jennifer Morton et son équipe ont travaillé sur une expérience similaire, elle leur a fait différencier des visages humains. L’entraînement consistait à discriminer un écran noir, puis un objet, puis un visage inconnu, du visage d’Emma Watson (ou Barack Obama) en photo. Photographies que les chercheurs ont modifiées, changeant coiffure ou angle de la photo. Les moutons se sont montrés très performants lors de cette expérience.

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L’expérience de J. Morton a fait d’autant plus de bruit que l’information était documentée par une vidéo sans équivoque, qu’elle avait un caractère inattendu, et que les photographies de personnalités utilisées pour l’expérience prêtaient à des titres de presse racoleurs. Le 11 novembre 2017, le Parisien titrait  «Pas si bêtes, les moutons : ils sont capables de reconnaître Obama sur une photo ». Titre qui cristallise, encore et toujours, la croyance populaire et héritée selon laquelle ces ovidés sont « bêtes ».

Nous noterons au passage, que, pour la plupart des humains, les visages de moutons se ressemblent tous. Un apprentissage nous permettrait-il de les distinguer entre eux de façon aussi performante ?

Une complexité intérieure avérée

Outre les émotions qualifiées de basiques, caractérisées par un état d’esprit négatif ou positif (peur, tranquillité, …), et déterminées par la posture des oreilles, les battements du cœur ou bien la température du corps, Ovis Aries a prouvé qu’il faisait preuve de comportements émotionnels plus complexes.

Source : PEXELS Maria Orlova

Ces comportements complexes impliquent l’interaction entre les émotions et d’autres domaines mentaux (cognition, mémoire, …). Une étude [iv] nous rapporte que les moutons forment des attentes et réagissent émotionnellement lorsque déçus, ressentent des émotions en apprenant (l’« effet eurêka »), transmettent contagieusement leurs émotions (le bâillement contagieux, par exemple, prouve l’empathie), sont moins stressés en présence de leurs congénères (lors d’une isolation sociale, même une photographie d’un congénère apaisait les symptômes du stress de l’individu testé).

Les relations brebis-agneaux sont également très parlantes, puisque très fortes. La mère reste près de son petit, l’encourage à suivre le troupeau, et communique avec des bêlements doux et graves. Outre la préférence claire que les agneaux montrent à leurs mères au cours de leurs premiers mois de vie, ils ont tendance à rester près d’elle même sevrés (dans des conditions naturelles, à environ 6 mois), et en grandissant.

Brebis et agneau ont une relation très forte. Source : Pixabay Anja

En régime intensif, les agneaux ne sont pas sevrés à 6 mois mais entre 2 et 4, instaurant, pour la brebis et son agneau, un climat de désespoir, au cours duquel l’agneau appelle, tente de rejoindre sa mère, mastique. Les brebis appellent, mastiquent, se déplacent. Ces comportements anxieux en réaction à la séparation ne sont pas sans nous rappeler que les relations mère-rejeton est forte dans nombre d’espèces -dont l’espèce humaine. Les répercussions sur le développement de l’agneau ne sont pas neutres après un tel évènement, nous apprend une étude [v] en 2008.

Enfin, l’existence d’une personnalité chez les moutons a été mise en exergue par la découverte d’une dualité témérité/timidité, différents degrés de grégarisme, de réactivité, de niveaux d’anxiété. Un mouton téméraire et moins grégaire prendra plus d’initiatives, sera plus haut dans la hiérarchie, craindra moins de quitter le groupe pour aller brouter un coin plus appétissant. Il convient d’admettre que ces éléments n’excluent pas la possibilité que des traits de personnalité encore inconnus existent.

Une vie sociale riche

Au cours de la première semaine de leur vie, les agneaux forment des groupes de jeux. Curieux et explorateurs, ils se rassemblent pour galoper, ruer, tourner et sauter. Les mâles ont tendance à jouer de façon plus agressive, se cognent et se montent. Pour les femelles, il s’agit plutôt de gambader.

La vie sociale, partagée par de nombreuses espèces mieux considérées, comme les singes, les dauphins, les orques ou les chevaux, est amorcée par les moutons dès le plus jeune âge. Son existence implique une connaissance de l’autre.

Des hiérarchies se forment surtout chez les mâles et moins voire pas chez les brebis. Les groupes se constituent par affinité, comme ce que l’on peut observer chez les chevaux (ou, oserais-je, chez les humains). Les liens sociaux sont si forts qu’ils préfèrent souvent rester avec leur groupe plutôt qu’aller à distance chercher de la meilleure nourriture. Lorsque des expériences ont été réalisées pour observer et mesurer les réactions d’un mouton en isolation, il en est ressorti un comportement anxieux, comme la mastication ou les cent pas.

Avec une vie sociale aussi cruciale et une reconnaissance faciale de leurs pairs, les pratiques parfois exercées, comme la séparation ou le mélange des troupeaux cause probablement plus de stress que nous l’avions imaginé.

Les moutons se regroupent par affinité. Source : Pixabay Andina Voicu

Penser que la force de l’imaginaire d’une espèce, Homo Sapiens, facilite l’exploitation à grande échelle d’une autre espèce, Ovis Aries, est vertigineux. Les études qui lui sont consacrées prouvent, puisque c’était nécessaire, son caractère sensible et ses capacités cognitive.

Pour autant, sans intelligence au sens humain du terme (car l’hypothèse selon laquelle une espèce « stupide » existe peut être discutée), une espèce mériterait-elle que nombre de ses individus subissent mauvais traitements et mort précoce ?

– Claire d’Abzac


Photo de couverture de Johen Redman sur Unsplash

Sources : 

[i] Intelligence, complexity and individuality in sheep, Marino & Merskin, 2019

[ii] Executive decision-making in the domestic sheep, A.Jennifer Morton, Laura Avanzo, 2011

[iii] Development of a maze test and its application to assess spatial learning and memory in Merino sheep, Lee et.al, 2006

[iv] Intelligence, complexity and individuality in sheep, Marino & Merskin, 2019

[v] Welfare implications of artificial rearing and early weaning in sheep, 2008

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