On estime à 250 000 personnes le nombre de SDF en France. Alors que les images de sans-abris verbalisés par la police, à Lyon notamment, font scandale jusqu’à l’étranger, qu’en est-il de la situation sur le terrain ? Nous avons enquêté auprès d’un centre du 115 en région parisienne pour en savoir plus. Sans surprise, en dépit des mesures prises par le gouvernement et des promesses électorales d’en finir avec la misère, la situation est aujourd’hui humainement inacceptable. Sans doute l’a-t-elle toujours été.
En ce temps de quarantaine, les inégalités sociales se font visibles plus que jamais : alors que certains ont le luxe de quitter Paris pour une maison secondaire malgré les risques de propagation du virus, nombreux n’ont d’autres choix que de continuer à se surexposer dans la rue car « SDF » (sans domicile fixe). Qu’elles dorment à la rue, dans des camps, des abris de fortune ou structures d’hébergement d’urgence, ces personnes déjà en difficulté risquent d’être massivement victimes de la pandémie et de ses conséquences. Que peut faire la société pour ces êtres humains en détresse ? Personnes aidantes, travailleurs du secteur social, associations et collectifs tirent la sonnette d’alarme pour alerter sur une situation qui pourrait tourner rapidement au carnage.
« Avant c’était déjà dur pour nous : beaucoup de personnes viennent d’autres pays et ont subi l’esclavagisme, la torture et nous racontent des expériences horribles. Mais maintenant je reçois des appels encore plus durs : les gens ont peur, sont à bout de force, me parlent de suicide… ».
Nuage travaille dans un des centres du 115 en région parisienne et décrit cet hiver comme particulièrement difficile avant même l’apparition du coronavirus : « Chaque année plus de personnes sont à la rue et le nombre de places en hébergement d’urgence ne suit pas proportionnellement. Mais cet hiver, c’est la première fois où je vois autant de femmes avec des nourrissons parfois âgés de quelques jours à peine, remises à la rue. Les hôpitaux ne pouvant les garder plus longtemps faute de places disponibles ou d’autres solutions à leurs proposer. Alors quand la pandémie est arrivée, on savait que ça allait être encore plus difficile pour nous et surtout pour ces personnes. »
Comme Nuage, depuis plusieurs années, les travailleurs et travailleuses du secteur social alertent sur le manque d’effectifs, de moyens financiers, sur la surpopulation des lieux d’accueil et la paupérisation des bénéficiaires. Et alors que nous traversons une situation d’urgence sociale massive, nous ne pouvons qu’en constater les conséquences sur le terrain. Bien que la mobilisation de secteur ait permis l’obtention de mesures telles que l’ouverture de gymnases pour permettre aux personnes de s’extraire le temps du confinement de la rue, beaucoup de problèmes menacent encore la vie des plus précaires.
« Ils pensent incarner le coronavirus : ils ont une image d’eux-même de déchets et s’imaginent être porteurs. »
Nicolas se rend régulièrement sur le camp d’Aubervilliers où 500 personnes, majoritairement sans-papiers mais aussi des femmes dépendantes au crack, vivent dans des conditions inhumaines. Exposées aux éléments, à l’humidité et à la vermine, ces personnes déjà affaiblies physiquement sont dans une situation de promiscuité propice à la propagation du virus : « Beaucoup pensent qu’ils ont le coronavirus parce qu’ils sont sales. Parce qu’on évite les gens malades et eux, les gens les évitent ». Il y constate un manque évident d’informations et de sensibilisation sur la maladie. Et aucune autre mesure n’a été prise par la municipalité que la mise à disposition pour se laver les mains et parer à une éventuelle contagion qu’ « un court tuyau d’arrosage sans même un savon, installé maladroitement au-dessus d’une tente » constate-t-il. Si certains, selon Christina, psychologue-clinicienne intervenant auprès des personnes les plus précaires, ne sont pas en état d’intégrer et appliquer des mesures d’hygiène élémentaires en raison de leur condition psychologique, d’autres quant à eux appréhendent beaucoup plus les conséquences du confinement que le virus lui-même.
En cause notamment la fameuse attestation de déplacement : « Ils rencontrent des patrouilles de police qui leur demandent leurs papiers d’identité, leur adresse et eux n’en ont pas. Donc ils n’ont pas de justificatif et beaucoup ne savent pas écrire ou même parler français : ils ont peur d’être arrêtés ou expulsés » selon Alioune porte-parole de la CISPM. Certains membres des forces de l’ordre s’appliquant déjà à verbaliser à Saint-Denis et dans plusieurs villes de France les personnes à la rue ainsi que les personnes participant aux distributions de nourriture et aux maraudes. Sachant que la plupart des accueils de jour étant fermés actuellement, beaucoup font face à de grandes difficultés pour se nourrir.
Ainsi, Nuage reçoit chaque jour de nombreux appels de personnes en grande détresse. Sans aucune ressource (rappelons que presque 30% des personnes éligibles au RSA Socle n’en font pas la demande) ou coupées de leur revenue par la situation actuelle (comme les travailleurs et travailleuses du sexe souvent sans-domicile et spécialement affectés dans leurs activités) certaines personnes se retrouvent affamées par manque de distributions ou parce qu’elles n’osent pas sortir de la cave, le garage ou autre lieu dans lequel elles résident, et risquer de faire face à la police : « Si on ne meurt pas du virus, on mourra de faim ! ».
Pas étonnant donc que certains d’entre eux, parmi les travailleurs pauvres hébergés par le 115, décident malgré les risques que cela représente pour eux et leurs proches, de continuer à exercer leur activité professionnelle à l’extérieur. Car autre critère d’inégalité sociale en cette période de pandémie : les plus précaires occupent souvent les métiers les plus exposés car impossible en télétravail. Ils sont livreurs, caissiers, employés des BTP…
Ces travailleurs précaires et sans domicile deviennent donc potentiellement porteurs du virus et risquant de le transmettre à toute personne partageant l’hébergement d’urgence dans lequel ils résident.
« Il n’y a ni masque, ni gel dans des structures avec des personnes contaminées et aucun suivi médical. Avec la propagation, ça risque de devenir des mouroirs ! ».
Lieux surpeuplés, absence de mesures d’hygiène, absence de suivi médical…selon Nuage la situation serait dramatique dans de nombreuses structures d’accueil en France par manque de moyens et de personnels. À l’instar d’un gymnase Porte de Clichy réquisitionné dans le cadre du plan grand froid dont Christina a vu le nombre de résidents évoluer sans cesse « C’est un troisième sous-sol mal aéré où entre 80 et 90 personnes en plus du personnels, sont entassées : c’est une vraie cocotte-minute ! ». Même situation dans les hôtels souvent insalubres du 115 (punaises, cafards…) à qui des directives de procédures d’hygiène à mettre en place ont été envoyées mais dont on peut douter de l’application adéquate…
Si la pression du secteur du travail social et des milieux associatifs exercée dès le début de la crise aura donc permis d’obtenir quelques concessions de la part du gouvernement pour la mise en sécurité des personnes SDF, on voit bien qu’aujourd’hui nous sommes loin du minimum nécessaire pour garantir à tous la sécurité sanitaire et alimentaire en pleine pandémie. À titre d’exemple, le ministre du Logement a annoncé la réquisition d’hôtels pour loger des sans-abris pendant la crise. À la fin de cette semaine, plus de 170 chambres étaient proposées dans la capitale selon le gouvernement. Soucis, au moins 250 000 personnes vivent dans la rue en France. 80 sites ont été sélectionnés sur l’ensemble de la France pour accueillir des personnes dans ce cas de figure. On est malheureusement très loin du compte. On peut ainsi craindre que les conséquences soient mortelles pour certaines personnes fragilisées, déjà malmenées par la société. À croire que toutes les vies n’auraient pas la même valeur.
Une idée toujours jugée folle : et si en ces temps exceptionnels on réquisitionnait temporairement les résidences secondaires pour y loger ceux et celles qui n’en ont pas, de maison ?
– Tiphaine Blot / Mr Mondialisation